Le lendemain matin, lorsque Roland s’éveilla, ce ne fut pas Tyre qui vint le servir mais une autre servante.
Il sortit de la chambre : son chevalier en chef, Carter, l’attendait déjà.
– « Votre Altesse, je suis porteur de bien mauvaises nouvelles », dit-il à voix basse : « Votre femme de chambre, Tyre, est morte la nuit dernière. »
– « Quoi ? » Les paupières de Roland bondirent. Il se doutait cependant qu’elle était morte en raison des ordres qu’il avait donnés.
– « Elle est tombée du balcon de sa chambre. Nous n’avons trouvé aucune trace de lutte et les gardes n’ont pas vu d’étranger à proximité. Il semblerait que ce soit un accident : elle est tombée toute seule. »
Tout en lui faisant part des résultats de son enquête, le chevalier semblait à l’affut de fluctuations bizarres dans les yeux de Roland. Le Prince en connaissait parfaitement la raison. A Graycastle, tout le monde savait que le 4ème Prince rêvait de prendre Tyre par la force.
A cette époque, il était courant qu’un prince et sa servante aient une relation, cela n’attirait pas particulièrement l’attention. Comme de plus il n’y avait pas de vie nocturne en ces temps, les gens n’avaient guère d’autre occupation possible que de se goinfrer et de faire ce qui se fait habituellement entre un homme et une femme. Et pas seulement avec leur propre femme! Le prince et les membres de la haute noblesse échangeaient leurs partenaires et parfois même organisaient une partie. Une relation entre un prince et sa servante était une goutte d’eau dans la mer.
L’ancien 4e Prince était réputé pour être plus modéré dans ce genre de matière, et Chen Yang, qui l’avait remplacé par la suite, n’avait encore jamais eu de relation depuis qu’il était devenu Roland.
A l’exception de Tyre, les autres servantes n’étaient pas extraordinaires. De plus, après son ײvoyage dans le tempsײ, il avait dû affronter les Mois des Démons, l’esprit préoccupé par ses plans de développement. Il n’y avait guère de chance qu’il puisse mener la vie sentimentale que menait habituellement la noblesse.
– « C’est vraiment regrettable », dit Roland l’expression endeuillée,
« À l’avenir, la servante qui m’a servi ce matin remplacera Tyre. C’est la nouvelle femme de chambre. »
Carter acquiesça d’un signe de tête et s’éloigna après avoir salué.
Roland retourna dans son bureau pour trouver Rossignol, assise une nouvelle fois devant sa table en bois d’acajou.
– « Qu’a donnée votre enquête ? » demanda-t-il.
– « Rien, elle s’est tuée dès qu’elle m’a vue », répondit la sorcière d’un ton frustré.
« Cela s’est passé très vite, elle n’a même pas hésité. »
– « Ce n’est pas vous qui l’avez poussée du balcon ? »
Roland la contourna et s’assit dans le fauteuil.
– « Je l’avais ligotée », répondit Rossignol en prenant place près de lui.
« Mais qui aurait pu se douter qu’elle avait caché du poison dans ses dents ? J’ai donc dû improviser une chute accidentelle. »
– « Je pensais que vous étiez expérimentée. Alors, pensez-vous que vous méritez votre salaire ? »
– « Hé, ne parlez pas comme ça! Je n’ai rien pu obtenir directement de sa bouche mais cela ne veut pas dire que je n’ai aucune information. » En ricanant, Rossignol déposa devant lui une feuille de papier pliée :
– « J’ai trouvé cela caché dans sa chambre. »
Roland déplia le papier et vit qu’il s’agissait d’une lettre. Dans celle-ci, Tyre se référait au destinataire en tant que sa sœur, mais le contenu n’était que commérage. Cependant, il nota que l’autre personne était désignée à plusieurs reprises en référence à la mer, en des termes comme : ײle paysage était magnifique à voirײ, ײson divertissement préféré était de re regarder le coucher du soleil sur la plageײ ou autres choses du même style.
À la fin, Tyre demandait quand elle pourrait revoir sa sœur aînée car elle lui manquait beaucoup. Roland se remémora les territoires que gouvernaient ses frères et sœurs. A coup sûr, il avait identifié le conspirateur :
– « C’est Garcia, ma sœur ainée, n’est-ce pas ? »
– « Probablement, puisque vos deux frères n’ont pas vue sur la mer. Je suppose que la princesse Garcia Wimbledon a pris la sœur de Tyre en otage et l’a cachée. À en juger par le style décisif de son suicide, il est peu probable qu’il s’agisse d’un arrangement fortuit. Ce que je m’efforce de vous faire comprendre, c’est qu’avant d’entrer à votre service, elle a certainement été bien entraînée durant deux à trois ans. »
Roland soupira doucement. Comme il s’y attendait, l’accession au trône ne se terminerait pas sans effusion de sang. Même s’il ne se battait pas, cela ne signifiait pas que ses frères et sœurs ne l’y pousseraient pas. Pour obtenir le trône, ceux-ci ne reculeraient devant rien.
– « Ah, quelqu’un vient pour vous parler. Veuillez m’excuser, Votre Altesse. »
Rossignol s’exprimait d’un ton taquin. Elle souffla de l’air chaud en direction de Roland et disparut en un clin d’œil.
Ce n’était pas la première fois qu’il la voyait agir ainsi, mais pouvoir disparaître comme ça en plein jour stupéfiait le Prince. Il hésita un moment, puis tendit un doigt vers la table. À mi-chemin, il sentit quelque chose de très doux :
– « Votre Altesse, ne faites pas cela, vous allez rendre Anna très triste. »
« De toute évidence, elle a la capacité de disparaître, non de se téléporter » se dit Roland. « Sinon cela aurait demandé trop de puissance.
Presqu’aussitôt on frappa à la porte :
– « Votre Altesse, c’est moi, Barov. »
Roland retira sa main et se ressaisit :
– « Entrez. »
Le Ministre Adjoint entra dans le bureau, un gros dossier à la main. Il n’était même pas assis qu’il commençait déjà son rapport concernant la gestion de la semaine précédente. Roland chassa ses pensées et l’écouta attentivement. Depuis un mois qu’il vivait dans ce monde, le jeune homme s’était adapté au rythme de Barov. Au début, confus et désorienté, il ne se sentait pas du tout à sa place.
D’une manière générale, la situation financière de Border Town s’était nettement améliorée. Principalement en raison de la vente de minerai et de pierres brutes à Willow Town, qui leur avait rapporté près de 200 Royals d’or. Après avoir acheté de la nourriture et payé les salaires, il restait encore quatre-vingt-dix Royals d’or.
Barov était de bonne humeur : s’ils parvenaient à épargner, l’hiver ne serait pas trop pénible.
Mais Roland était résolu à ne pas le laisser partir de bonne humeur,
– « Je vais choisir un groupe parmi les habitants pour aider à lutter contre les bêtes démoniaques. A compter de ce jour, ils devront se consacrer à leur formation uniquement.
Je donnerai à mon chevalier en chef des instructions spéciales sur la façon de les former. J’attends de vous que vous me fassiez une liste des équipements et du matériel requis. Ces hommes vont avoir besoin d’armures en cuir et de piques. Il leur faudra également deux ensembles de vêtements d’hiver, afin de pouvoir se changer. »
– « Votre Altesse, la convention ne dit-elle pas que recruter temporairement est vraiment le dernier recours ? »
– « Si vous les envoyez sur le champ de bataille sans formation, ils ne seront qu’une troupe désordonnée. Pensez-vous que le nombre seul suffit à effrayer les bêtes démoniaques ? »
– « Votre Altesse, avez-vous réellement l’intention de rester à Border Town ? » Demanda Barov avec hésitation.
– « Si nous ne parvenons pas à contenir les bêtes démoniaques, il est évident que je battrai en retraite. Mais je ne pense pas que nous soyons incapables de maîtriser une poignée d’animaux qui ont simplement subi une mutation. »
– « Pour réaliser ces projets, nous aurons besoin d’une plus grande somme d’argent. »
Son interlocuteur semblait si avare que Roland se mit à rire.
– « Ces dépenses sont nécessaires, faites ce qu’il faut. »
Le Prince avait pris plus de 300 Royals d’or dans son trésor personnel pour payer la construction de murs. Il avait également payé de sa poche les matériaux et composants requis pour la machine à vapeur. La première machine lui avait coûté près de vingt Royals d’or et il lui en fallait au moins trois.
L’invention de la machine à vapeur, c’est vrai, était un élément clé de la révolution industrielle mais non la révolution à elle seule. Dans l’histoire, le Royaume-Uni avait cherché un moyen de remplacer les hommes et le bétail afin d’accroître la productivité dans les opérations minières. Lorsque Watt améliora la machine à vapeur, il reçut aussitôt une énorme quantité de commandes. En très peu de temps, cette nouvelle puissance se répandit dans de nombreux secteurs de l’industrie.
Mais à cette époque, il n’y avait encore aucun fondement de révolution industrielle dans la petite ville de Border Town. L’industrie n’existait même pas. Roland n’entendait pas à faire fortune en vendant la machine à vapeur, il avait simplement l’intention de l’installer dans la zone minière du nord pour tirer du minerai et du gravier. Et lorsque la production minière se serait développée, il élargirait l’utilisation des moteurs à vapeur. C’était là tout le principe de promotion du développement industriel.