La grand-mère récupéra son poignard et le laissa tomber à terre. Elle prit ensuite le flacon de remède, se frictionna le corps avec le liquide pour le nettoyer et le rendit au prêtre.

– « Bien joué », dit Ferry en hochant la tête, « À présent, traînez-le hors d’ici et arrangez son cadavre. »

– « Très bien», répondit-elle d’une voix rauque.

Contre toute attente, la vieille femme tira le cadavre avec une facilité déconcertante.

– « Mon Révérend, pensez-vous qu’il ait dit la vérité ? » demanda le prêtre Shattrath après le départ de la gardienne, « Au sujet du fait que la caravane et les sorcières travailleraient ensemble… si mes souvenirs sont exacts, n’était-ce pas le quatrième prince, Roland Wimbledon, qui a été affecté à Border Town ? »

– « Nous ne le saurons que lorsque nous aurons envoyé quelqu’un pour nous en assurer », répondit gravement Ferry. « Mais à mon avis, il est peu probable qu’il nous ait menti. Si nous envoyons des ײyeuxײ sur les murs de la ville, nous devrions être en mesure de jauger de la situation des réfugiés. S’il avait voulu fabriquer un mensonge pour obtenir l’Élixir Sacré, il aurait tout de même choisi quelque chose qui soit plus difficile à vérifier. »

– « Je vais immédiatement envoyer quelqu’un pour se rendre compte de la situation » dit le prêtre en s’inclinant.

– « Allez-y, vérifiez cette information et revenez au plus vite me faire votre rapport. »

Ferry se dirigea à pas lents vers la table, s’assit et se mit à jouer avec le flacon d’Élixir qu’il tenait à la main. Ces réfugiés étaient déjà dans le sac. Pour contrôler leurs mouvements et les empêcher de fuir eux-mêmes la peste démoniaque, il avait envoyé les rats des rues de l’organisation Dreamland afin qu’ils se mêlent à eux. Ces ײratsײ étaient censés répandre la rumeur au sujet du fait que l’Église viendrait bientôt les sauver. S’ils pouvaient encore attendre quelques jours, non seulement les réfugiés recevraient la rédemption de Dieu mais ils pourraient également être reçus par l’Église et devenir citoyens de la Cité du Roi. Les ײratsײ étant pour la plupart eux-mêmes infectés, ils n’épargneraient aucun effort pour obtenir l’Élixir Sacré.

Si l’information que cet homme lui avait donnée était exacte, cela signifiait que ces gens évacuaient les réfugiés depuis la veille. En outre, d’après leur position, ils ne semblaient pas avoir l’intention de renoncer, ce qui entravait sérieusement ses propres plans. Plus grave encore, ils travaillaient de toute évidence avec une sorcière, Ferry étant convaincu que seule une sorcière avait le pouvoir de guérir la peste démoniaque.

– « Mon Révérend, le corps a été pris en charge. »

La vieille femme revint dans la chambre secrète et par prudence, referma silencieusement la porte. « Ainsi, quelques déchues se seraient exposées ? »

– « Très probablement », répondit Ferry en baissant la voix, « et elles sont peut-être plusieurs. » Il s’interrompit un instant. « Mais vous n’avez pas besoin de singer la laideur. Il n’y a pas d’étranger ici et vous voir ainsi est détestable. »

– « Comme vous voudrez. »

Elle se pencha et prit la posture d’un crabe. Aussitôt, tout son corps émit des craquements et des bruits de cliquetis comme si tous ses os s’entrechoquaient. Puis elle se mit à grandir, en un clin d’œil ses cheveux gris devinrent noirs et sa peau relâchée et striée de rides se resserra. Son corps redevint ferme et flexible, comme si le temps s’écoulait à reculons. Lorsqu’enfin elle se redressa, elle était devenue une belle charmante jeune femme.

– « Voilà qui est beaucoup mieux », dit Ferry avec un sourire de satisfaction, « Si je me souviens bien, cette personne… avait été pendue, non ? »

– « Oui, mon Seigneur », acquiesça-t-elle, « parmi les quatre, c’est avec elle que vous avez passé le plus de temps. »

– « Vous savez me prendre par les sentiments », dit le prêtre en claquant des lèvres, « Mais Shattrath ne devrait plus tarder, nous n’avons pas le temps. » Il réprima son désir : « De plus, il vous faut encore vous occuper des déchues. »

– « Donnez-les-moi, mon Seigneur, aucune d’entre elles ne partira d’ici », promit-elle en s’inclinant.

Un quart d’heure plus tard, Shattrath était de retour dans la chambre secrète. Il regarda la sorcière puis se tourna vers Ferry pour lui faire son rapport :

– « Mon Révérend, de nombreuses silhouettes semblent manquer à l’extérieur de la ville du côté Ouest. Comme je ne voyais pas très bien dans le noir, j’ai envoyé quelques subalternes faire le tour de la zone avec des torches. Ils se sont aperçus que bon nombre de tentes étaient désertes. Comme je n’ai vu aucun feu dans le secteur du quai, je ne saurai dire si la caravane est toujours là. Quant à la sorcière… »

– « Inutile de pousser plus loin vos recherches », l’interrompit Ferry, « Puisqu’ils se permettent d’évacuer les fugitifs, les renseignements fournis par le rat étaient certainement vrais. Nous savons que ces gens ont au moins deux sorcières avec eux : l’une d’entre elles a le pouvoir de voler et l’autre d’éradiquer l’épidémie. Cette dernière surtout est une grande menace pour mon plan, il faut absolument les arrêter. Pour le moment, ils ne soignent que les gens qui se trouvent en dehors de la ville, mais si cette sorcière parvenait à soigner ouvertement les personnes infectées, notre propagande comme quoi l’Elixir Sacré est le seul remède possible ne serait plus qu’une plaisanterie! »

– « Qu’allons-nous faire ? » Demanda l’autre prêtre, « Envoyer l’armée des Juges pour arrêter cette sorcière ? »

Ferry secoua la tête :

– « Nous sommes à la Cité du Roi, pas à la Cité Sainte d’Hermès. Nous n’avons ici qu’une vingtaine de Juges et si nous les envoyons, qui préservera l’ordre demain, pendant la cérémonie de distribution du remède ? En outre, ils sont trop peu nombreux. À part les punir en exemple pour avertir les autres, que pourrions-nous faire d’autre ?

Même s’ils parvenaient à vaincre ces mercenaires,  il est très probable que les sorcières auraient déjà fui. »

« À la Cité du Roi, nous n’avons qu’une douzaine de soldats de l’Armée des Juges pour maintenir l’ordre. Si nous avions des centaines d’hommes, le Roi ne dormirait sans doute pas de la nuit qu’il ne nous ait assujettis», pensait-il.

– « Dans ce cas… devrions-nous en informer la Cité Sainte et demander à l’évêque d’envoyer des renforts ? »

– « Le temps que les Juges arrivent, les fugitifs seront certainement déjà partis », ricana Ferry. « De plus, nous n’avons pas besoin de l’armée d’élite de l’Église pour une simple troupe de mercenaires. Je vais confier cette affaire à Dreamland. »

– « Aux rats ? », s’écria Shattrath , surpris.

– « Au moins ils sont nombreux. Ils pourront encercler les quais à l’avance pour ensuite attaquer comme un essaim. Combien pensez-vous qu’ils puissent affronter de rats, sans armure et avec pour tout armement des lances en bois ? », demanda-t-il.

– « Environ deux ou trois personnes. »

– « Par conséquent, ils ne pourront s’occuper que de deux cent personnes au maximum, alors que Dreamland peut facilement en rassembler mille ou plus. Il va de soi que, tous courageux et agressifs qu’ils soient, ces rebuts ne pourront jamais attaquer en formation comme l’Armée des Juges, mais pour éliminer un simple groupe de mercenaires, ils devraient largement suffire. »

Ferry se leva : « Faites savoir à Tanis dit ײla-dent-féroceײ qu’il a vingt-quatre heures pour rassembler ses hommes et les meilleurs. Demain soir, nous attaquerons. Ne lui dites pas qu’il existe d’autres moyens de guérir la maladie ni qu’ils devront s’occuper de sorcières, ordonnez-lui simplement de s’assurer que personne ne s’échappe. En échange de ses services, il lui sera remis un coffret de Saint Elixir. Dites-lui que s’il refuse de nous aider ou qu’il tente de se dérober, je ne lui donnerai plus de coquelicot ni de fougère du sommeil. »

– « Mais les sorcières… Que pouvons-nous faire contre elles ? Surtout celle qui a le pouvoir de voler… »

– « Elle ne vole pas en permanence et les rats mettront du temps à combattre ces gens. En d’autres termes, leur rôle est de faire diversion » déclara Ferry en s’approchant de la sorcière. Il étendit la main et caressa doucement son visage : « Lorsque Caméléon en aura l’opportunité, elle se faufilera  dans le camp à l’insu de tous. 

Il lui suffit de toucher quelqu’un pour se changer en cette personne ou transformer quelqu’un d’autre. Elle n’imite pas seulement leur physique mais aussi leur stature et leur voix. Comme la Pierre du Châtiment Divin ne peut rien contre sa capacité, elle fera un excellent assassin. C’est pour cette raison qu’elle est une des rares sorcières qui ait été préservées et spécialement entraînées par l’Église. 

« Lorsque nos adversaires se rendront compte qu’ils sont perdus, il y a de grandes chances pour que leur camp se transforme en chaos. C’est alors que Caméléon entrera en jeu, faisant en sorte qu’aucune de leurs sorcières n’en sorte vivante. »

Le prêtre se mit à rire.