Dans la grande salle de l’Église, le prêtre officiant dominait le fermier agenouillé à ses pieds.

Cet agriculteur, à l’origine de grande taille et de stature robuste, était devenu une masse informe. Ses mains tremblaient et sa peau avait viré au violet, ce qui était anormal.  

« Encore un peu de temps et ces traces vont se condenser en taches sombres qui se répandront sur tout son corps. Comme il vient à peine d’être infecté aujourd’hui, il est encore suffisamment  fort. »

– « Je me souviens de vous : vous êtes Rocky Hill et vous habitez le quartier Est. Vous venez souvent à l’église pour nous apporter du blé frais », déclara le prêtre.

– « Vous me reconnaissez! C’est merveilleux, Mon Révérend », répondit l’homme en multipliant les prosternations. « La peste démoniaque a infecté ma famille et j’ai besoin du Saint Elixir, par pitié! »

– « D’abord, qu’avez-vous apporté à l’Église aujourd’hui? Je ne peux donner le Saint Elixir arbitrairement », répondit sans tergiverser Ferry qui ne voulait pas perdre son temps. « Vous devez donner de tout votre cœur pour l’obtenir. »

– « Je… j’ai voulu me procurer ce remède et j’ai été trompé par ces rats qui m’ont pris tout mon argent », dit Rocky Hill d’une voix tremblante. « Pardonnez-moi, car mon cœur n’était pas sincère. Jamais je n’aurais dû chercher un raccourci en passant par le marché noir. Pour le moment, il ne me reste plus qu’un œuf, je vous en prie, acceptez-le. »

Il sortit de dessous sa poitrine un gros œuf qu’il tendit en offrande en élevant les mains au-dessus de sa tête.

– « Puisque vous avez fondé votre espérance sur les gens trompeurs et méchants du marché noir, vous serez bien sûr puni, mais Dieu tendra toujours la main pour aider un agneau égaré à revenir sur la bonne voie. Seuls ceux qui reconnaissent leurs fautes peuvent avancer dans leur pèlerinage. » Ferry prit l’œuf et sourit : « Relevez-vous, Dieu vous pardonne. »

– « Vrai…vraiment ? »

Rocky Hill n’osait pas en croire ses oreilles.

– « Les envoyés de Dieu ne tromperont jamais personne. »

Ferry fit un signe de la main, et un autre disciple s’approcha aussitôt, tenant une boîte qui contenait le remède. Ferry prit quatre fioles et les remit à Rocky Hill :

– « Si je me souviens bien, votre famille compte au total quatre personnes, n’est-ce pas ? »

– « Oui, Mon Révérend. »

Il ravala ses larmes, prit le Saint Élixir des mains du prêtre et se pencha pour lui baiser les pieds : « Merci, merci, je consacrerai le reste de ma vie à Dieu et à l’Église! »

Cette scène toucha le cœur de tous les croyants présents dans la salle. Immédiatement, ils se mirent à applaudir, heureux d’accueillir un nouveau membre au sein de la famille des croyants.

Ferry attendit que les acclamations se calment un peu puis leva la main pour réclamer le silence.

–  Au suivant! » Annonça –t-il d’une voix claire.

La distribution du Saint Elixir se poursuivit ainsi jusqu’au crépuscule.

Lorsque la cloche de la Cité du Roi retentit, le prêtre Ferry annonça la clôture de la cérémonie du jour et sa reprise pour le lendemain matin. Puis il quitta la salle, laissant là la foule suppliante.

Bien qu’il fût physiquement fatigué, son esprit était encore brûlant. À se trouver debout dans la grande salle, écoutant les supplications et les prières des gens qui ne savaient plus que faire pour lui être agréable, il ne pouvait que se sentir semblable à Dieu.

« Ce que l’on appelle communément Dieu n’est en fait que l’Église elle-même », pensa Ferry. « En créant la maladie démoniaque et en développant l’antidote correspondant, nous nous sommes octroyé le pouvoir de décider de la vie et de la mort des gens. En quoi sommes-nous différents de Dieu ? »

Ferry eut un soupir d’émotion : une fois de plus, il se dit qu’en abandonnant  l’héritage de son entreprise familiale pour rejoindre l’Église, il avait pris la bonne décision.

« Face à un tel pouvoir, personne ne pourra nous arrêter. De riches hommes d’affaires ? Des nobles de haut rang ? Face à la mort, ils abandonneraient tout pour avoir une chance de survivre. »

À peine était-il de retour à l’aire de repos dans l’arrière-salle qu’un ecclésiastique s’approcha précipitamment et lui murmura à l’oreille :

– « Mon Révérend, un rat des rues vient d’arriver. Il dit qu’il a découvert quelque chose d’important. »

– « À quel sujet? »

– « Il s’agit des réfugiés de la région de l’Est. Il aurait des informations très concrètes mais ne veut les révéler qu’à vous », répondit précipitamment l’ecclésiastique.

Selon les instructions qu’il avait précédemment reçues de l’Église, Ferry devait se servir pleinement de la peste démoniaque et de son antidote pour gagner le plus possible de nouveaux disciples pour Hermès. Les réfugiés faisaient également partie de son plan, mais leur importance était moindre que celle des citoyens de la Cité du Roi. Il avait l’intention d’attendre encore deux ou trois jours afin que la moitié de ces sans abris périsse, ce qui leur donnerait l’impression que leur Roi les abandonnait. Ensuite, il irait soigner les survivants. Ainsi, 90% de la population globale de la Cité deviendrait les disciples de l’Église. Grâce aux mérites acquis par cette action ajoutés à l’ordre précédemment donné pour la Bataille du Trône, il ferait peut-être un pas de plus vers le rang d’Évêque.

Au moins pour ce qui est de récompenser les gens pour leurs mérites, l’Église s’était toujours montrée très juste. Elle ne regardait jamais la lignée de la personne ni ce qu’elle était auparavant. Il suffisait que quelqu’un réalise des actions exceptionnelles pour qu’il soit promu.

« Que peut-il bien se passer de si grave chez les réfugiés ? », se demanda-t-il.

Réprimant ses doutes, le prêtre répondit calmement :

– « Conduisez-le dans la chambre secrète, je le rejoins dans quelques minutes. »

– « Très bien, Mon Révérend. »

Ferry retira sa robe de cérémonie, prit dans l’armoire une armure de poitrine flexible qu’il revêtit et enfila par-dessus un ample manteau. Ensuite, il passa devant un miroir d’argent afin de s’arranger un peu et se dirigea vers la chambre secrète.

En entrant, le prêtre évalua la situation et constata que l’ « informateur » était un homme aux cheveux hirsutes et au teint jaunâtre. Sa maigreur était telle que Ferry pouvait apercevoir les os de ses bras mais le plus étrange est qu’il ne présentait aucune tache noire ni autre symptômes de la maladie.  

En voyant entrer le prêtre, ce dernier s’agenouilla aussitôt et dit :

– « Mon Révérend, on m’appelle ײl’Epingleײ et j’ai des informations importantes à vous communiquer. »

– « Vous pouvez parler. »

– « Mais… » Il leva les yeux et désigna du regard les deux autres personnes présentes dans la pièce, signifiant par- là  qu’il hésitait à parler devant des étrangers.

– « Ne vous inquiétez pas pour eux », dit Ferry. « L’un est le prêtre Shattrath, mon bras droit, et l’autre Grand-mère Hera, gardienne et chargée de l’entretien de cette pièce. Elle ne la quitte presque jamais. »

– « Très bien, je vais parler mais en ce qui concerne la promesse… »

– « Le Saint Élixir est là », répondit Ferry, impatient, en exhibant la fiole bleue. « Si vos informations sont précieuses, il est évident que je vous guérirai des mauvais esprits. »

– « Mon Révérend, je vous assure que cette information est tout à fait surprenante », s’exclama « l’Epingle ».

« J’ai vu là-bas des gens qui évacuent les fugitifs en continu. Il y a des bateaux vides partout sur le canal. Je l’ai vu de mes propres yeux. D’ici quelques jours, ils pourraient bien avoir emmené  tous les réfugiés. »

– « Ils emmèneraient les patients infectés ? » Ferry fronça les sourcils : « Êtes-vous certain de n’avoir pas mal interprété la situation ? »

Auparavant, il avait déjà été prévenu qu’une flotte transportait des réfugiés, mais c’était quelque chose de tout à fait normal. 

« Les nobles sont toujours contents lorsqu’une catastrophe naturelle frappe les terres d’un autre. Cette fois, ils vont pouvoir s’accaparer des ouvriers à bas prix. Quoi qu’il en soit, avec cette maladie démoniaque qui se répand comme une furie, ces idiots seront naturellement punis par Dieu. Mais… comment peuvent-ils héberger les réfugiés, sachant qu’ils sont infestés par la peste ? »

– « Non, ils sont en possession d’un remède contre la maladie démoniaque! Les mercenaires ont remis aux patients des gourdes contenant une eau étrange et après qu’ils l’aient bue, les taches sombres sur leur corps ont rapidement disparu. De plus, ils ont prétendu qu’ils venaient de la région de l’Ouest et que si les réfugiés accepteraient d’embarquer avec eux, ils auraient de la nourriture, un abri et seraient rémunérés pour leur travail. »

Les yeux de « l’Épingle » s’arrêtèrent sur Ferry : « Mais le plus étonnant est que ces gens travaillent avec une sorcière! »

– « Qu’avez-vous dit ? »

– « J’ai dit la vérité, Mon Révérend!” » S’écria « l’Épingle » « Je me suis mêlé aux fugitifs et me suis embarqué sur un bateau. Au départ, je n’avais rien vu, mais quelqu’un a sauté du navire et les mercenaires qui étaient restés à terre l’ont pris en chasse. Peu de temps après, j’ai remarqué une ombre qui tournait dans le ciel. Ce n’était pas un oiseau mais une sorcière qui volait dans les airs. J’avais tellement peur que je n’osais pas bouger. J’ai attendu que le bateau s’éloigne de quelques kilomètres sans parvenir à retrouver la trace de la sorcière. À la première occasion, j’ai plongé et me suis échappé. J’ai mis presqu’une journée pour rentrer. » « L’Epingle » se frotta les mains : « Mon Révérend, pensez-vous à présent que cette information mérite une fiole de Saint Elixir ? »

– « Attendez une minute! Vous avez dit qu’ils ont le moyen de guérir la peste démoniaque et que vous l’avez bu. En d’autres termes, cela signifie-t-il que vous étiez malade vous-aussi ? » Demanda Ferry.

– « Euh… C’est exact, mais ne m’avez-vous pas promis que si j’avais de précieuses informations à vous apporter, je pourrais… »

L’homme sourit maladroitement, révélant des dents jaunes et irrégulières.

« C’était donc pour ça. Il ne voulait pas cette fiole de Saint Elixir pour son usage personnel mais pour la revendre au marché noir! »

Ferry réfléchit un instant et demanda :

– « Combien sont ces gens ? Êtes-vous certains que ces mercenaires étaient des gardes de caravane ? »

– « Assurément! Ils n’ont pas d’armure, pas de chevaux et leurs armes consistent en des sortes de lances de bois.  Quant à leur nombre… » « L’Épingle » se passa la main dans les cheveux : « Une centaine de personnes, tout au plus! »

– « Et les navires ? Savez-vous à qui ils appartiennent ? » 

– « Ceci… Je ne saurais le dire. La plupart des navires n’avaient pas de drapeau et même s’ils en avaient eu, je n’aurais pas su les reconnaître. Cependant, les mercenaires ont dit que la flotte partait pour la Région de l’Ouest… ah… oui, il a également mentionné qu’il recrutait du personnel pour le Seigneur de Border Town. »

ײL’Épingleײ se creusa la tête pour tenter de se rappeler les paroles exactes : « Il paraît qu’il a pu récupérer des terres, C’est pourquoi le Seigneur a besoin d’une main d’œuvre importante. C’est tout ce dont je me souviens. »

– « En effet, la nouvelle que vous m’apportez est cruciale. » Le prêtre prit une profonde inspiration, sortit de sa poche un flacon de liquide bleu et le lança à l’informateur : « Tenez, cela vous revient. »

– « Mer… merci, Mon Révérend! »

Il saisit la fiole mais soudain tout son corps se mit à trembler. Les yeux exorbités, il n’eut que le temps d’apercevoir la fine lame d’un poignard qui transperçait son cou tandis que la vieille et sénile gardienne de la salle avait surgi derrière lui.