La neige tombait de plus en plus intensément et le froid se faisait de plus en plus glacial. Dans les quartiers généraux de l’association de l’Union Commerciale, les gardes n’étaient pas vraiment sur le qui-vive.
Le mercure approchait moins vingt degrés, mais ça ne représentait pas grand-chose pour un artiste martial à la Condensation de l’Impulsion, qui pouvait aisément résister aux assauts glacials en faisant circuler sa véritable énergie à travers son corps. En revanche, les domestiques en souffraient grandement. Sans cultivation martiale, quelques minutes à peine d’exposition à de telles températures suffisaient à les frigorifier.
Pourtant, malgré la rudesse de l’hiver, l’Union Commerciale conservait des règles particulièrement strictes. Les domestiques ne pouvaient même pas se frotter les mains ou piétiner des pieds pour se réchauffer.
Un groupe de servants approchait du pavillon, des assiettes chargées de grappes de raisins et d’autres fruits à la main. Ils avançaient en grelotant, le visage recouvert de neige et transi par le froid.
Un garde vérifia les vivres qu’ils transportaient avant de hocher la tête et de leur indiquer en se retournant vers où ils devaient les apporter. Mais il se figea alors brusquement. Il regardait, incrédule, en direction du pavillon au bord de l’eau.
Celui-ci était vide !
« Mon… mon Seigneur ? »
« Mm ? » deux autres gardes se retournèrent à leur tour, stupéfaits.
« Que se passe-t-il ? » s’interrogèrent-ils tous.
Dans un élan de panique, les quatre gardes du corps d’Ouyang Dihua utilisèrent leurs techniques de déplacement et se précipitèrent dans le pavillon. Leur maître s’était tout bonnement volatilisé, tandis que Zhang Fengxian reposait étendu sur le sol, dans une sorte d’état végétatif.
Un frisson d’inquiétude gagna le cœur des quatre artistes martiaux. Ils n’avaient pas cessé un seul instant de monter la garde, alors comment était-ce arrivé ?
« Qu’est-il arrivé à Monsieur Ouyang ? interrogea l’un d’eux. On l’aurait kidnappé ? Ou pire… »
Le garde qui parlait n’osa pas en dire davantage et laissa sa phrase en suspens. Ils étaient tous anxieux, avec le cœur au fond de l’estomac. La secte les punirait lourdement pour la mort d’Ouyang Dihua.
L’un des gardes se pencha au-dessus de Zhang Fengxian pour voir s’il respirait encore, et sentit l’air chaud sortir de ses poumons. Il lui souleva alors les paupières et poussa un cri de surprise. Ses pupilles avaient disparu, ne laissant plus que le blanc de ses yeux.
« Vite… dépêchez-vous d’informer la Maison Martiale de ce qui s’est passé ici et activez la matrice de transmission longue distance pour prévenir la secte, il semblerait que Monsieur Ouyang ait de sacrés ennuis. »
En réalité, l’information de sa mort était déjà parvenue jusqu’aux Sept Profondes Vallées. Comme tous les personnages importants, Ouyang Dihua possédait une plaque de destinée en jade.
Si sa vie venait à s’éteindre, cette dernière se briserait immédiatement, et ce peu importe la distance qui les sépare.
Le diacre qui gardait la chambre des plaques de destinée entendit tout à coup le bruit d’un craquement. Il regarda immédiatement le signe inscrit sur la plaque et alluma dans la foulée un talisman de transmission sonore.
Au même moment, dans une alcôve souterraine creusée au cœur d’une montagne des Sept Profondes Vallées, un homme tout de noir vêtu méditait assis en tailleur. Ses longs cheveux poivre et sel descendaient jusqu’à sa taille et son visage était aussi apathique que celui d’une sculpture en pierre. Des sons de fantômes larmoyants s’échappaient de son corps tandis qu’il faisait circuler sa véritable énergie pour améliorer sa cultivation martiale. Un froid glacial emplissait la pièce à chacune de ses respirations, à tel point qu’une couche de glace s’était formée sur le sol autour de lui.
Cet homme était l’oncle d’Ouyang Dihua, Ouyang Boyan. C’était un aîné de la Faction Acacia des Sept Profondes Vallées à l’ouverture du Xiantian.
Une flamme brûlante apparut face à lui et la voix du diacre responsable de la chambre des plaques de destinée résonna dans son esprit.
« Comment !? » Ouyang Boyan ouvrit brusquement les yeux, une lueur glaciale brillait à l’intérieur.
« Qui a tué mon neveu ? » s’emporta-t-il en bondissant sur ses pieds. Il se précipita en dehors de la montagne tel un fantôme et arriva presque aussitôt dans la salle des plaques de destinée.
Le diacre l’y attendait déjà, un plateau dans les mains sur lequel reposait la plaque d’Ouyang Dihua. Le jade présentait une fissure importante, signe de la mort de celui auquel la plaque était liée.
« Peu importe qui a osé tuer mon neveu, je le trouverai et je le tuerai. Sa famille toute entière paiera pour la vie d’Ouyang Dihua ! »
Les yeux d’Ouyang Boyan débordaient d’intention meurtrière. Il y a vingt ans de cela, il n’avait pas encore atteint le Xiantian. À cette époque, lors d’une mission avec le père d’Ouyang Dihua, ils tombèrent en embuscade et furent traqués pendant des jours. Ils combattirent tous deux avec ardeur et, alors que tout espoir semblait perdu, le père d’Ouyang Dihua se sacrifia pour éliminer une bonne partie des adversaires, permettant ainsi à Ouyang Boyan de s’enfuir. Depuis ce jour, Ouyang Boyan considérait Ouyang Dihua comme son propre fils et essayait toujours de s’occuper de lui du mieux qu’il pouvait. Il n’était pas rare qu’Ouyang Dihua s’attire des ennuis et provoque l’ire d’un puissant individu. Lorsque cela arrivait, Ouyang Boyan aidait toujours aveuglément son neveu.
La secte des Sept Profondes Vallées n’était pas une organisation monolithique. Les sept factions géraient chacune leurs affaires dans leur coin. Elles utilisaient toutes des méthodes de cultivation distinctes et, par conséquent, fonctionnaient différemment et présentaient des personnalités radicalement inégales. Comme le veut l’adage, à chemins séparés méthodes opposées ! Les sept Grands Aînés ne s’entendaient donc pas plus que cela, et le Maître de la secte lui-même ne pouvait pas y faire pas grand-chose.
La Faction Acacia avait beau être subordonnée aux Sept Profondes Vallées, elle n’était pas soumise à des restrictions pour autant. Ouyang Boyan disposait d’un pouvoir et d’une influence considérable en tant qu’aîné, si bien qu’il pouvait couvrir l’ensemble des bêtises et des écarts d’Ouyang Dihua.
Ainsi, il avait toujours volé à son secours, comme pour rembourser la dette qu’il avait à l’égard de son père. Mais ce jeune homme qu’il s’était fixé le devoir de protéger venait de mourir ! Cette nouvelle ne pouvait que susciter chez lui une rage irrépressible. Comment pourrait-il faire face à son grand frère une fois dans l’au-delà ?
« Préparez mon Aigle Vent Céleste, je pars pour le Royaume du Grand Avenir ! » commanda-t-il froidement, le cœur empli d’une détermination sans faille. Il trouverait le meurtrier de son neveu, peu importe qu’il doive mettre le pays sens dessus dessous pour y parvenir !
…
Ville du Grand Avenir, Famille Bai –
Les Bai étaient administrateurs de la cour depuis des générations. Un membre de la famille réussissait l’examen d’administrateur royal à chaque génération. C’était une éminente famille d’érudits à l’héritage pluriséculaire.
Les Bai étaient en grande majorité des copistes, chargés de conserver les recueils historiques et littéraires du royaume, de rédiger les documents officiels, tels que les ordonnances et les décrets du roi et de ses ministres, ainsi que gérer les affaires de l’État.
C’est Bai Yuanpei qui se trouvait actuellement à la tête de la famille, dans une période particulièrement prospère pour les Bai. C’était probablement le plus grand érudit de sa génération, pour avoir réussi l’examen d’administrateur royal à seulement quarante-cinq ans. Il détenait actuellement la charge d’un ministère d’importance.
Toutefois, dans un monde dirigé par la force où les arts martiaux représentaient la voix la plus glorieuse, obtenir le titre d’administrateur royal — une seule session d’examen tous les trois ans — était moins prestigieux que celui de premier candidat à l’examen d’entrée de la Maison Martiale des Sept Véritables — qui se déroulait pourtant tous les six mois. Dans un autre registre, la position de Premier ministre du roi était considérée comme inférieure à celle des dix Grands Généraux.
Le statut de la Famille Bai n’avait par conséquent rien d’exceptionnel à travers le royaume, tout en étant plus que respectable.
Une anomalie était cependant apparue dans la génération des petits-enfants de Bai Yuanpei, en la personne de Bai Jingyun, sa petite-fille. Celle-ci était née avec un talent martial supérieur de grade quatre.
Son père, un mortel ordinaire, ne possédait pas la moindre aptitude à la pratique des arts martiaux. Quant à sa mère, elle possédait simplement un talent martial de grade trois. La naissance de Bai Jingyun pouvait être considérée comme un miracle !
Ce rêve éveillé fut toutefois brusquement interrompu à l’aube de son quinzième anniversaire.
Un certain Ouyang Dihua des Sept Profondes Vallées, alors en voyage à travers le pays, fut charmé par sa beauté et son talent incomparables et décida de la choisir comme concubine.
La Famille Bai refusa, mais Ouyang Dihua n’en démordit pas et s’adressa directement au roi, qui édicta un décret en ce sens. Comment Bai Yuanpei aurait-il pu s’opposer à la volonté de son suzerain ? Un ministre ne pouvait pas raisonnablement s’opposer à la volonté de son roi, et Ouyang Dihua était, d’une certaine manière, encore plus influent. Il était particulièrement proche de son oncle, un puissant Aîné des Sept Profondes Vallées qui pouvait, s’il le souhaitait, renverser la dynastie du Royaume du Grand Avenir et en installer une autre à sa place.
Bai Yuanpei n’eut donc pas d’autre choix que se résigner, mais le père de Bai Jingyun continua de s’opposer fermement à cette union. Qui sait combien les concubines d’Ouyang Dihua étaient nombreuses ? Aucun père n’aurait pu accepter de voir sa fille mariée à un tel personnage, c’était comme accepter de la jeter dans un brasier ardent.
Malgré cette fervente opposition, comment Bai Yuanpei aurait-il pu revenir sur sa décision ? Les choses restèrent donc telles qu’elles étaient, Bai Jingyun épouserait Ouyang Dihua.
Aussi intelligent qu’il soit, son père ne possédait pas le moindre talent martial. Il était frêle et en mauvaise santé et ne tarda pas à tomber gravement malade à la suite de ces évènements. Il mourut seulement quelques mois plus tard.
Les traditions du Royaume du Grand Avenir voulaient qu’à la mort d’un parent, les enfants vivent cent jours reculés du monde, puis respectent un deuil strict pendant trois ans. Ouyang Dihua ne pouvait pas aller à l’encontre de ces traditions ancestrales, et le mariage fut donc repoussé.
Mais alors que la période du deuil touchait à sa fin, Ouyang Dihua avait réapparu dans le Royaume du Grand Avenir en tant qu’Émissaire des Sept Véritables. Cette nouvelle inattendue avait anéanti Bai Jingyun, qui se trouvait dans un profond état de désespoir.
Sa famille n’avait jamais pu s’opposer à la volonté d’Ouyang Dihua par le passé, et cela ne risquait pas de s’améliorer maintenant qu’il possédait un tel statut. Bai Yuanpei était seulement ministre, il ne pouvait pas s’opposer à lui, cela ne ferait que conduire l’ensemble des Bai à la ruine sans pour autant offrir la moindre échappatoire à Bai Jingyun.
Cette dernière avait donc prétexté partir à l’aventure pour quitter la Maison Martiale, et s’était absentée pendant plus d’un mois. Elle avait malgré tout fini par revenir, résignée et impuissante, pour faire face à son destin inéluctable.
Elle ne s’était plus rendue à la Maison Martiale depuis plusieurs jours. Elle passait le plus clair de son temps enfermée dans sa chambre. Ce matin-là, alors qu’elle sortait de son bain, quelqu’un frappa à sa porte.
« Puis-je entrer, Jingyun ? »
C’était la voix de Bai Yuanpei.
Bai Jingyun soupira. Son propre grand-père l’avait abandonnée pour préserver les intérêts de la famille. Elle ne lui en voulait pas particulièrement ni ne nourrissait un quelconque ressentiment à son égard, mais elle n’avait pas vraiment d’affection pour lui non plus.
En particulier depuis la mort de son père, son attitude était plus froide et distante que jamais.
« Entre, répondit-elle calmement.
— As-tu déjà pris ton petit-déjeuner ? » demanda-t-il en rentrant dans la chambre. Il essayait de sourire et de prendre soin d’elle pour cacher sa culpabilité.
« Je n’ai pas d’appétit.
— Il faut tout de même que tu manges un peu. Attends, je vais aller dire aux cuisines de te préparer quelque chose et de te le faire porter ici.
— C’est inutile. Il faut que je me repose. » Aujourd’hui, Bai Jingyun était particulièrement peu disposée à discuter avec son grand-père. Elle ne voulait pas savoir pourquoi il venait la voir.
Bai Yuanpei toussa maladroitement et dit d’une voix hésitante : « Tu sais, au sujet de ton mariage…
— N’en dis pas davantage, je comprends. » La voix de Bai Jingyun était sombre et pleine de chagrin. Parler de mariage revenait simplement à embellir la réalité. Un homme pouvait avoir autant de concubines qu’il le souhaitait. Le mariage à proprement parler était réservé à l’épouse légitime, une concubine ne possédait pas ce privilège. La première concubine du roi elle-même n’était pas mariée à ce dernier.
Bai Jingyun était parfaitement consciente de la réalité de la situation. Son grand-père, simple ministre du royaume, ne pouvait en aucun cas se rebeller contre l’Émissaire des Sept Véritables.
Les mots de Bai Yuanpei restèrent bloqués dans sa gorge.
« Très bien, n’en parlons plus si tu ne le souhaites pas, tenta-t-il pour apaiser la situation. Un banquet aura lieu au palais du Dixième Prince, son Excellence le Prince des Nuages. Mm… voilà l’invitation… »
Il soupira amèrement en sortant le carton d’invitation aux reflets dorés de sa poche de poitrine et en le tendant à sa petite-fille.
Bai Jingyun posa le regard sur l’invitation. Il était facile de deviner qu’Ouyang Dihua aussi serait invité à ce banquet. Le Dixième Prince ayant obtenu son soutien par l’intermédiaire de Zhang Guanyu. S’agissant du Prince Héritier, le départ inexpliqué de Lin Ming avait grandement amoindri sa réputation et son prestige. La plupart de ceux qui attendaient de voir la tournure des évènements se dessiner avant de prendre position s’étaient rangés derrière le Dixième Prince.
« Je n’irai pas ! dit froidement Bai Jingyun.
— Mais, Jingyun…
— J’ai déjà dit que je pleurerai mon père pendant trois ans ! Que je me nourrirai uniquement de légumes, que je ne porterai rien d’autre que du blanc et que je ne me marierai pas ! Je n’accepterai pas de voir Ouyang Dihua avant que ces trois ans ne se soient écoulés jour pour jour ! Je préfèrerais mourir plutôt que d’y être contrainte ! »
Bai Jingyun parlait sur un ton catégorique et d’une voix inébranlable. Bai Yuanpei resta silencieux. Si elle se suicidait, non seulement il perdrait sa petite fille, mais Ouyang Dihua se vengerait à coup sûr.
« Calme-toi, Jingyun, dit-il aussitôt. Tu n’es pas obligée d’y aller, d’accord ? Tu n’es pas obligée. Je vais tout de suite répondre à son Excellence le Prince des Nuages et… »
Un talisman de transmission sonore s’alluma tout à coup devant lui. Il se glaça sur place en entendant le contenu du message qui lui était destiné.
Ouyang Dihua… l’Émissaire des Sept Véritables… était mort !?
