L’état de Bella était stabilisé.
Comme lorsqu’ils étaient montés pour la première fois à bord du navire, un étrange dispositif se mit en place. Ces mercenaires armés de lances de bois avaient divisé les gens en petits groupes. Ceux dont la vie était menacée furent les premiers à être transportés dans l’étrange bâtiment. Ce fut ensuite le tour des jeunes enfants, puis des familles et enfin des personnes restantes.
Lucia et Bella furent placées au premier rang et le processus de soins s’enchaîna très rapidement. On banda les yeux de sa sœur, puis deux mercenaires la saisirent sous les bras et la portèrent dans la cabine. Peu de temps après, quelqu’un déposa une pilule dans la main de Lucia. Celle-ci était très petite et avait un goût légèrement sucré. Les mercenaires prirent l’initiative de la rassurer en l’informant que sa sœur avait également reçu le médicament, ceci afin qu’elle ne s’inquiète pas.
Une fois sortie de la pièce, elle put enlever sa cagoule et fut agréablement surprise de constater que Bella reprenait des couleurs à vue d’œil. Elle n’était pas encore sortie de son coma cependant son front n’était plus brûlant, la rougeur de son visage avait disparu et les taches noires s’évanouissaient sans laisser de trace.
Une fois délivrés de la peur engendrée par la perspective de leur mort imminente, tous ces patients qui avaient le sentiment de renaître furent tellement excités qu’ils ne pouvaient contenir leur joie. Apercevant au loin cet homme aux cheveux gris, ils s’agenouillèrent et applaudirent pour lui rendre le plus profond des hommages. Ils avaient entendu dire par les mercenaires qu’il s’agissait du Seigneur de cette terre qui gouvernait également tout le Territoire de l’Ouest : Son Altesse Royale Roland Wimbledon.
Par la suite, le Seigneur fit exactement ce qui leur avait été annoncé lorsqu’ils se trouvaient encore à la Cité du Roi : allumer des feux de joie sur les rives près du quai et distribuer à tous du porridge à la viande. Il leur promit également que s’ils étaient prêts à travailler pour la ville, tous recevraient de la nourriture et un toit.
Tandis qu’ils savouraient leur porridge à la viande bien parfumé, les réfugiés évoquèrent la chance qu’ils avaient eue de pouvoir embarquer sur ces navires et s’enfuir vers cette région de l’Ouest.
Une nouvelle fois, ils saluèrent la bonté de Son Altesse.
Cependant, Lucia était un peu inquiète.
« Comment faire pour entrer en contact avec L’Association ? Le message secret disait seulement qu’un groupe de sorcières vivait à Border Town. Il ne mentionnait pas comment les trouver. »
Cet important détail c’était certainement perdu lors du bouche à oreille. Elle avait vaguement entendu dire que l’information avait circulé dans toutes les grandes villes de la région centrale du royaume.
Lorsque les voyageurs furent rassasiés, les soldats les conduisirent vers les cabanes de bois situées près de la rivière.
C’est alors qu’une voix de femme retentit derrière Lucia.
– « C’est nous que vous cherchez ? »
Effrayée, la jeune fille tourna la tête, prête à s’enfuir mais en apercevant celle qui avait parlé, Lucia resta figée sur place.
« Mon Dieu, quelle jolie dame! » se dit-elle.
Dans ses longs cheveux bouclés se reflétait la chaude lueur des flammes vacillantes, ses yeux scintillaient comme des étoiles et son sourire était incroyablement doux. Mais surtout, elle avait cette aura de noblesse, comme s’il s’agissait d’une personne importante.
– « Mon nom est Rossignol. Je suis une sorcière. Bienvenue à Border Town. »
En proie à l’émotion, Lucia ne put s’empêcher d’incliner la tête :
– « Je… je m’appelle Lucia White, je voudrais me joindre à vous. »
– « Dans ce cas, suivez-moi », dit Rossignol avec un sourire, « je vous emmène à la maison. »
Le soleil s’était presque éclipsé derrière les montagnes, seule une faible lueur subsistait. Lucia prit dans ses bras Bella qui s’était endormie et lui emboîta lentement le pas.
– « À quel moment a eu lieu votre éveil ? » Demanda Rossignol.
– « Mon éveil ? » dit Lucia, surprise.
– « L’éveil est le moment où vous êtes devenue sorcière. Dès cet instant, votre corps se mettra à concentrer la magie, c’est pourquoi nous l’appelons ainsi. »
– « Il me semble… il y a peut-être deux ans », répondit Lucia, s’efforçant de se souvenir. « La magie est-elle vraiment un pouvoir diabolique ? »
– « C’est ce que voudrait faire croire l’Église. » Elle secoua la tête : « La magie est un don de Dieu, en soi, elle n’a strictement rien à voir avec une quelconque notion de bien et de mal. La morsure dite ײdémoniaqueײ n’est qu’une douleur causée par le fait que la magie contenue dans votre corps est devenue trop abondante. Il est très facile de l’éviter, il suffit de pratiquer. »
Lucia écarquilla les yeux :
– « Vous voulez dire que je ne suis pas obligée de subir cette douleur ? »
– « Tout à fait. Du moment que l’Église ne nous oppresse pas, nous autres sorcières n’aurons pas à supporter la douleur de la morsure », répondit Rossignol. « Mais ici, chez nous, nous avons la liberté de faire usage de nos pouvoirs magiques. Dans notre maison, nous pouvons utiliser notre magie librement. » Elle désigna Bella : « Votre adorable petite compagne est-elle votre petite sœur ? Qu’en est-il de votre famille ? »
– « Ils sont tous morts, seuls Bella et moi sommes parvenues à nous échapper. »
Durant un instant, Lucia garda le silence et reprit : « Des gens ont attaqué Valencia, brûlant, pillant et tuant partout où ils passaient. Père a tenté de leur résister… Sa poitrine a été transpercée par plusieurs épées et mère nous a poussées à fuir au plus vite. Elle aussi est… »
Elle ne put poursuivre. Le chagrin trop longtemps contenu, la souffrance, la faim, la soif, la peur et la révolte devant tant d’injustice subies tout au long de son parcours se déversèrent brusquement.
Pour sa sœur, elle avait serré les dents et tenu bon, mais à présent, on aurait dit que les lignes de défense qu’elle avait érigées tout autour de son cœur ne parvenaient plus à la protéger du tumulte de ses pensées.
Lucia éclata en sanglots, inconsolables. Elle pensait bien que le moment était mal choisi et que durant leur première rencontre, elle aurait dû rester courtoise, cependant ses larmes étaient comme un flot intarissable!
« Elle va me détester », se dit la jeune fille tandis que son nez coulait et que ses larmes dans sa bouche avaient un gout de sel. Mais à sa grande surprise, deux bras l’entourèrent dans une étreinte chaleureuse, elle sentit qu’on lui caressait doucement la tête.
Nullement rebutée par la saleté et les larmes qui se mêlaient sur son visage, Rossignol lui dit doucement :
– « Pleurez, pleurez, c’est bon de tout évacuer. »
Lorsqu’enfin la tempête en elle se calma, Lucia releva la tête et s’aperçut que les épaules de Rossignol étaient totalement trempées de ses larmes.
– « Je suis désolé… » dit-elle en rougissant.
– « Aucune importance. Vous vous sentez mieux à présent ? »
Rossignol sortit de sa poche un mouchoir et lui essuya le visage. Puis, prenant Bella dans son bras, elle lui donna l’autre main et dit : « Allons-y, les sœurs sont impatientes de vous accueillir. »
Lucia s’imaginait que les sorcières vivaient quelque part dans un petit entrepôt abandonné ou bien encore dans un sous-sol. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle s’aperçut que son aînée la conduisait au château! N’était-ce pas là le domaine privé du Seigneur ?
Sa stupéfaction redoubla lorsque les gardes non seulement la laissèrent entrer mais de surcroît la saluèrent.
« Se pourrait-il que toute la ville soit sous le contrôle de l’Association de Coopération des Sorcières ? », se demanda-t-elle.
Parvenues au troisième étage, elles entrèrent dans une pièce brillamment éclairée. Lucia découvrit avec surprise que l’homme assis en face d’elle n’était autre que le Seigneur qui, quelques heures auparavant, avait été tant acclamé par la foule.
– « Voici le chef de l’Association de Coopération des Sorcières, Son Altesse Lord Roland Wimbledon. Il a daigné accueillir les survivantes de l’Association. C’est également lui qui est à l’origine de l’information qui a circulé dans les villes : il espérait ainsi attirer ici d’autres sœurs sans abris », expliqua Rossignol tandis qu’elle lui présentait Roland. « Il a fait de Border Town le foyer des sorcières. N’ayez aucun doute là-dessus. Ce sont des sorcières qui ont soigné votre sœur ainsi que tous les autres malades. »
Lucia se sentit l’esprit vide : elle n’aurait jamais imaginé qu’un noble puisse souhaiter offrir un foyer aux sorcières au lieu de les considérer comme des instruments ou des esclaves. Reprenant ses esprits, elle se mit à paniquer, et s’inclina à la manière de quelqu’un qui a perdu tous ses moyens. Sa posture étrange était si peu formelle que Rossignol ne put s’empêcher de rire :
– « Ne vous inquiétez pas, Son Altesse Royale n’a que faire de l’étiquette. »
– « Ainsi, vous arrivez du Territoire de l’Est ? »
La voix du Seigneur, calme et détendue, ne lui donnait pas l’impression d’un interrogatoire mais plutôt d’une conversation amicale.
Lucia lui lança un coup d’œil furtif : tranquillement assis sur son siège, il la regardait avec une expression pleine d’intérêt.
– « Oui… »
Au fur et à mesure que la conversation devenait plus profonde et tandis que Rossignol apportait quelques explications complémentaires, la jeune fille se détendit peu à peu.
Son interlocuteur était peut-être un noble, cependant, loin de faire montre d’une attitude agressive, il avait plutôt l’attention d’un aîné.
– « Si votre éveil a eu lieu il y a deux ans, vous n’êtes certainement pas encore adulte… » dit-il plein d’intérêt, « Quelle est votre capacité ? »
– « Rendre aux choses leur forme originale », répondit Lucia, hésitante « mais ça ne fonctionne pas sur tout. »
« Leur forme originale ? »
Tout à ses réflexions, Son Altesse Royale se palpa le menton, puis, poussant sur la table une belle coupe, demanda :
– « Pourriez-vous me faire une démonstration ? »
– « Mais cela va la détruire. »
– « Ce n’est pas grave. »
Lucia acquiesça, s’avança vers la table et posa sa main sur la coupe.
Peu de temps après, celle-ci commença à se rétrécir, se déforma et se décomposa pour finir sous la forme de trois substances distinctes : à gauche ce qui ressemblait à une mare d’huile sombre et visqueuse, en centre un petit tas de fine poudre noire. Et tout à fait à droite, de l’eau claire semblait s’écouler lentement du bord de la table.