Le repas avec les sorcières terminé, Roland s’apprêtait à retourner dans sa chambre pour se reposer lorsque soudain, Carter fit irruption dans la salle à manger :
– « Votre Altesse Royale, les bateaux transportant les réfugiés de l’Est en provenance de la Cité du Roi viennent d’arriver à quai ! »
– « Déjà ? » s’exclama le Prince.
« De toute évidence, Théo est plutôt efficace! », se dit-il, ravi. « Pour un homme qui a eu des relations avec les deux aspects de la société, le sombre et le clair, son temps de service au sein de la patrouille n’aura pas été vain. »
Cependant, voyant le visage en sueur de son Chevalier en Chef et ses sourcils froncés, Roland devina immédiatement que quelque chose n’allait pas. »
– « Qu’est-il arrivé ? »
– « Les passagers ont été pris d’une étrange maladie », répondit Carter qui lui décrivit en quelques mots les caractéristiques. « Au départ, il ne s’agissait que de quelques individus, mais ensuite, la maladie s’est propagée sur deux ou trois navires. Même les soldats de la Première Armée ont été infectés! »
« Une maladie qui provoque des taches noires sur tout le corps, qui se propage également au contact ? Cela ressemble fort à la peste, plus exactement à la fameuse Peste Noire. Cependant, le bacille de la peste bubonique n’a jamais changé la couleur du sang de l’infecté, ni provoqué des déchirures de la rupture de la peau. »
Roland fronça le sourcil.
Il pensa immédiatement à Lily, mais ils ne connaissaient pas encore la portée de sa nouvelle capacité, et lui faire gérer une maladie infectieuse dont on n’avait jamais entendu parler auparavant était plutôt risqué. Si elle ne parvenait pas à sauver les patients, il était plus que probable qu’elle serait elle-même infectée. Le Prince devait donc décider avec prudence. Cependant, à en croire Carter, ces gens n’en avaient plus pour longtemps.
« Quoi qu’il en soit, je dois d’abord isoler la zone. »
À cette pensée Roland ordonna à Carter :
– « Allez et envoyez la Première Armée. Dites leur d’aménager une zone restreinte à l’écart des quais. Personne ne devra y pénétrer ni en sortir. Faites-leur également savoir que Mlle Nana et moi sommes en route. »
– « À vos ordres! »
– « Pensez-vous que nous allons rencontrer de grosses difficultés ? » Demanda Rossignol.
– « À vrai dire je l’ignore. Tout dépendra de la capacité de Lily », répondit le Prince. « Réunissez tous les membres de l’Association : exceptionnellement, pas de sieste aujourd’hui. »
Tandis qu’il se rendait sur le quai, Roland réfléchissait à un moyen de tester l’efficacité de la capacité de Lily tout en la gardant isolée des patients.
Heureusement, sa capacité à protéger la fraîcheur des aliments appartenait à la catégorie de type ײinvocationײ, avec une portée de cinq mètres comme pour beaucoup de sorcières. La jeune fille pouvait ainsi utiliser et contrôler efficacement sa capacité à distance, sans avoir besoin d’entrer en contact direct avec sa cible.
Le Prince fit venir deux menuisiers et, aidés d’Anna, ils construisirent en hâte un box rectangulaire. La pièce était divisée en deux par le milieu au moyen d’une cloison, cependant on pouvait voir ce qui se passait de l’autre côté grâce à une fenêtre encastrée dans celle-ci. À mi-hauteur de la cloison, on avait découpé deux trous symétriques sur lesquels Soraya avait peint un rideau flexible, de sorte que lorsque Lily passerait ses mains dans les ouvertures, le revêtement s’enroulerait étroitement tout autour. Ce rideau à la douce teinte du ciel empêcherait du même coup l’air de passer d’une pièce à l’autre.
La jeune sorcière n’aurait alors plus qu’à désinfecter ses mains à l’alcool, éliminant ainsi toute possibilité de contamination.
Pendant ce temps, les cent soldats de la Première Armée continuaient à maintenir l’ordre sur les navires. Non pas qu’ils eussent une volonté de fer, mais la majorité d’entre eux était persuadée que l’angélique Miss Nana les guérirait en cas de besoin comme elle l’avait toujours fait.
Dès que le box fut prêt, on appela un soldat qui avait déjà des taches noires mais était encore capable de marcher.
Celui-ci entra dans la pièce et se tint immobile. Lily étendit les mains à travers la cloison et fit fermement appel à sa capacité. Roland, quant à lui, se posta près d’elle afin d’observer l’état du soldat par la fenêtre.
Ce pouvoir magique agissant silencieusement, lorsque la jeune fille inclina la tête pour indiquer qu’elle avait terminé, Roland demanda au patient :
– « Comment vous sentez-vous à présent? »
– « Votre Altesse ? »
Reconnaissant la voix de Roland, ce dernier agita la main avec enthousiasme pour le saluer et resta figé sur place : « Hey! J’ai l’impression que mes forces sont revenues! Oh mon Dieu! Je me sens déjà beaucoup mieux Votre Altesse! »
Parallèlement, Roland s’aperçut que les taches noires sur la main du soldat disparaissaient rapidement.
« Ce n’est certainement pas un symptôme de la peste. Si mes souvenirs sont exacts, les taches noires du soldat résulteraient plutôt d’une septicémie compliquée et d’un haut degré de cyanose. Lorsque l’on a éradiqué le bacille de la peste bubonique, les taches mettent un certain temps avant de disparaître. Lily n’a pas la capacité de guérir. »
Cependant, sa nouvelle capacité était efficace sur cette infection inconnue. À ce constat, Roland se sentit quelque peu soulagé.
– « Une fois que vous aurez complètement récupéré, allez chercher les autres soldats. Faites entrer les dix personnes suivantes, qu’elles présentent ou non les symptômes. Il est impératif de traiter tout le monde. »
– « Oui! Votre Altesse, s’écria le soldat. Il marqua une pause puis ajouta en saluant : « Merci, Mlle Nana. »
– « Cette fois, ce n’est pas Mlle Nana qui vous a sauvé la vie, mais Mlle Lily », rectifia Roland en riant, « Par contre, si la maladie avait été suffisamment avancée pour que votre peau présente des déchirures, Mlle Nana serait intervenue pour achever votre guérison. »
– « Eh bien… dans ce cas… » Fit le soldat en se touchant la tête : « Merci, Mlle Lily! »
Le soldat parti, Lily lança un coup d’œil au Prince :
– « Cela m’était égal qu’il s’imagine avoir à faire à Nana, je n’ai pas besoin d’être remerciée. »
« Dans ce cas, pourquoi vous tenez vous soudain si fièrement ? »
En la voyant balancer ainsi ses deux queues de cheval, Roland ne put s’empêcher de lui frictionner la tête. Contre toute attente, la jeune fille ne protesta pas. Elle étouffa simplement un petit grondement.
« Mais enfin, puisque ce n’est pas la peste, qu’est-ce que cela peut-bien être ? » se demandait le Prince.
Il quittait le box lorsque Rossignol apparut à ses côtés et s’inclina :
– « Votre Altesse, je viens de constater un phénomène étrange : le sang qui coule de leurs blessures… il contient des signes de magie. »
– « Quoi ? » s’écria Roland, stupéfait.
– « Depuis mon brouillard, j’avais l’impression de regarder des étoiles dans la nuit, » expliqua la sorcière. « C’est la première fois que je vois une lueur magique aussi petite. »
« Je ne m’attendais pas à cela. Mais à partir du moment où un phénomène est lié à la magie, il doit être suivi de près. Non pas à cause des sorcières, mais parce que cela signifie que l’Église pourrait bien être impliquée. À présent, je suis au moins sûr d’une chose : cette maladie n’a pas été causée par une bactérie ou un virus naturel », se dit-il.
– « Compris! » Le Prince réfléchit un instant et ajouta : « Puisque c’est ainsi, je vais devoir prélever quelques gouttes de sang et les analyser. »
– « Non, vous pourriez être infecté! » Interrompit fébrilement Rossignol.
– « Rassurez-vous », répondit Roland en souriant, « la nouvelle capacité de Lily a complètement limité la maladie. »
Les échantillons de sang furent prélevés sur un patient dans le coma. Le Prince déposa quelques gouttes sur une lame de verre qu’il plaça sous le microscope avant de procéder aux ajustements. À travers la lentille, la scène se fit progressivement plus nette.
Roland se disait que si la chose qui avait causé ces symptômes avait la taille d’une bactérie, peut-être ne verrait-il rien. Mais la mise au point terminée, il ne put en croire ses yeux.
Dans l’étroite ligne de mire, le Prince aperçut comme de gros insectes munis de tentacules qui évoluaient lentement dans le sang. De temps à autres, ils projetaient une sorte de mucus qui ressemblait à de minces fils. Leur taille était presque similaire à celle des algues unicellulaires, mais tout comme les ײmèresײ de Lily, leur corps n’était pas transparent. Il n’était donc pas évident de savoir s’il s’agissait ou non d’un organisme unicellulaire.
Heureusement, la luminescence magique de ces insectes n’avait pas affecté la capacité de la jeune fille. Les ײmèresײ jouaient leur rôle. Lorsque l’on en introduisait une dans le sang, celle-ci attaquait en priorité ces étranges insectes et les transformait afin qu’ils deviennent semblables à elle.
Lorsque tous les soldats de la Première Armée furent guéris et afin d’éviter tout accident, Roland leur ordonna de couvrir la tête de tous les fugitifs avec une cagoule et de les introduire eux-mêmes dans le box. Parallèlement, on en installa un second afin qu’Anna puisse traiter les patients gravement malades qui présentaient des plaies ouvertes.
On poursuivit ainsi les soins jusqu’au soir et lorsqu’enfin les plus de cinq cents passagers des dix navires furent rétablis, la foule éclata en vivats.
Bon nombre d’entre eux tombèrent à genoux sur le sol et des vagues consécutives de ײLongue vie à Son Altesseײ retentirent durant un bon moment.
– « Ça n’a pas l’air de vous faire plaisir », fit remarquer Rossignol avec un clin d’œil.
– « Ce n’est pas moi qui ait guéri ces gens mais nos sorcières Lily et Nana », répondit Roland en secouant la tête : « C’est elles que l’on devrait célébrer. »
Cela dit, il savait pertinemment qu’il n’aurait pas été sage de le souligner alors que bon nombre de personnes n’avaient pas encore pleinement accepté les sorcières, aussi se contenta-t-il de soupirer doucement, espérant qu’un jour viendrait où les sorcières elles aussi pourraient monter sur scène.
Comme si Rossignol devinait ses pensées, elle lui tapota gentiment l’épaule et dit :
– « Il est peu probable que quelqu’un s’en soucie, vous en avez suffisamment fait. D’ailleurs, ce jour viendra tôt ou tard, n’est-ce pas ? » Elle marqua une pause : « Au fait, j’allais oublier : j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. »
– « Laquelle ? »
– « L’Association de Coopération des Sorcières pourrait bien accueillir prochainement un nouveau membre », répondit-elle avec un sourire.