Durant les deux jours qui suivirent, Théo fit d’incessantes allées et venues entre la Chambre de commerce de Margaret et les banlieues de la Cité du Roi.
La femme d’affaires était supposée fournir la flotte pour le transport des réfugiés tandis que la Première Armée, déguisée en mercenaires, arriverait à l’embarcadère du canal à l’heure prévue pour organiser le contrôle et l’embarquement.
Quant à la diffusion de l’information, Théo n’avait aucune inquiétude : devant un appât aussi attrayant, Black Hammer avait mordu à l’hameçon : c’est en toute quiétude qu’il allait remplir sa mission.
Confier une tâche comme celle-ci aux ײratsײ des rues était bien plus pratique que de faire appel à des étrangers. Même si leur champ d’activité se limitait aux quartiers Nord, à coup sûr, les réfugiés ne manqueraient pas de faire passer le message à leurs semblables.
De plus, il ne pouvait pas les gérer tous en même temps. Son Altesse Royale lui avait clairement expliqué que c’était un travail à réaliser sur la durée : il enverrait les navires un par un.
Le jour prévu pour l’arrivée de la flotte, près d’un millier de démunis et de sans-abri étaient là sur le quai. Théo n’en attendait pas autant.
S’il avait compté sur la Première Armée pour promouvoir ce voyage, une centaine de personnes auraient déjà représenté un bon résultat.
Selon les critères de filtrage requis par Son Altesse Royale, les enfants furent les premiers à être autorisés à embarquer, suivis de leurs familles et seulement alors, d’autres adultes. Théo réalisa qu’il n’y avait quasiment pas de personnes âgées parmi eux : sans doute n’avaient-ils pas voulu prendre le risque de se rendre dans un endroit inconnu et aussi éloigné. Si c’était le cas, ils n’auraient pas choisi au départ de quitter la région de l’Est pour la Cité du Roi.
Après que la première flotte de dix navires à mât unique eut quitté le quai, emmenant cinq cent personnes, les autres réfugiés qui attendaient également furent raccompagnés au campement après avoir été informés que les bateaux allaient revenir.
Théo, qui s’était imaginé que la première mission que lui avait confiée Son Altesse serait plutôt simple à remplir, ne s’attendait pas au grave problème auquel il allait être confronté peu de temps après que la flotte marchande eut emporté la seconde vague de réfugiés.
Une étrange maladie se déclara soudain à la Cité du Roi.
La première victime fut découverte gisant au bord de la route, le corps couvert de taches noires. Ses dents étaient tombées. Sa peau était déchirée en de nombreux endroits et le sang qui s’écoulait de ces plaies béantes était devenu noir, à l’image de celui des sorcières en proie à la terreur de la Morsure Démoniaque.
À la différence près que cette fois, le défunt n’était pas une femme mais un habitant des quartiers Nord.
Peu de temps après, plusieurs cadavres présentant les mêmes symptômes furent découverts les uns après les autres. En outre, les personnes qui avaient été en contact avec eux se mirent elles-aussi à développer des taches noires.
On tenta des traitements à base de plantes et des compresses froide, mais rien n’y fit. Des saignées révélèrent que leur sang était aussi noir que s’il avait été mélangé à une importante quantité d’encre.
Bientôt, la terreur gagna la population qui se précipita dans les églises pour prier, mais en vain. Chaque jour, de plus en plus de personnes présentant ces symptômes furent identifiées, y compris parmi les réfugiées concentrés à la périphérie de la Cité.
Enfin, le Grand Prêtre de l’Église se montra devant les foules en prière et déclara que tout cela était un complot des sorcières destiné à répandre le pouvoir du Diable, infectant du même coup des personnes innocentes. Le dignitaire ne manqua pas de préciser qu’en l’état actuel des choses, il n’existait aucun remède capable de s’opposer à la puissance du démon et que les personnes atteintes étaient toutes condamnées à mourir dans des douleurs extrêmes.
Cependant, l’Église, qui ne restait jamais les bras croisés, avait déjà développé le Saint Elixir, un remède suffisamment puissant pour renvoyer le Diable en Enfer.
Devant cette déclaration, les personnes infectées entrevirent une lueur d’espoir. Chaque jour, elles venaient s’asseoir devant la porte de l’église, espérant être délivrées par le Saint Elixir.
Bien que Théo eût de sérieux doutes sur les prétentions de l’Église, il interrompit temporairement l’expédition des réfugiés afin de prévenir toute éventualité.
– « Pourquoi cette décision ? » Demanda Black Hammer, extrêmement perplexe, « Ne devrions-nous pas au contraire nous empresser d’envoyer ces gens vers l’Ouest avant qu’ils ne soient dévorés par l’esprit diabolique ? Tenez-vous vraiment à ce qu’ils restent en ville et deviennent des semences à la disposition des sorcières ? »
– « C’est le souhait de mes commanditaires », répondit Théo agacé. « Ce ne sont que de simples réfugiés et si l’Occident venait à son tour à être infecté par cette force diabolique, à quoi ressemblerait alors le royaume ? »
– « Euh… »
Black Hammer n’était pas convaincu : « Ce qu’il adviendra de l’Ouest ne nous importe en rien. Sir Théo, que diriez-vous de faire fi de ce que peuvent penser vos employeurs et d’envoyer ces gens loin d’ici. Réfléchissez : cette maladie est diabolique. Un seul contact et vous serez infecté. Je refuse de rester ici à attendre le Diable, même si un mur les sépare de nous. »
– « Vous me suggérez d’ignorer leurs ordres ? » Demanda froidement Théo. « Vous comme moi n’avons qu’une tête! »
Il quitta le pub, se rendit à la première boutique qu’il trouva portant l’enseigne de la caravane de Margaret, et montra l’emblème qu’elle lui avait remis :
– « Il faut absolument que je voie votre patronne. Le plus tôt sera le mieux. »
En un rien de temps, il fut introduit dans une pièce secrète de l’échoppe où il put rencontrer la commerçante.
Celle-ci prit la parole :
– « Cette maladie n’a absolument rien à voir avec les sorcières. Si elles avaient le pouvoir de libérer une telle puissance démoniaque, la Pierre du Châtiment Divin aurait depuis longtemps perdu toute efficacité et Hermès ne serait plus qu’une ville fantôme. »
– « Je suis bien de votre avis, cependant, nous devons de toute urgence en avertir Son Altesse. Même si, parmi les deux groupes de réfugiés qui ont déjà embarqué, personne ne présentait ces taches noires, il semblerait que cette maladie ne se manifeste pas immédiatement. Border Town doit impérativement se préparer à l’éventualité que l’un d’entre eux puisse avoir été contaminé », expliqua Théo.
Il tira de sa poche une lettre :
« J’ai besoin de votre aide pour faire parvenir au plus vite ce message à Son Altesse. »
– « Naturellement », acquiesça-t-elle. « Pour transmettre une information, le réseau des commerçants est réputé pour être ce qu’il y a de plus rapide. »
Après plusieurs jours de navigation, Lucia fut prise de nausées.
Au cours du dernier mois, elle n’avait cessé de devoir fuir.
De l’Est à la Cité du Roi parce qu’on l’avait chassée de chez elle, et à présent vers l’Ouest parce qu’elle entrevoyait à nouveau une lueur d’espoir.
Avec un gémissement douloureux, Bella tendit la main et agrippa le bras de Lucia :
– « Grande sœur… de l’eau… j’ai soif… »
– « Entendu, je vais vous en chercher. »
Lucia attrapa un petit sac posé non loin de là et sortit en titubant de la cabine.
Arrivée au point le plus bas du navire, elle se mit à plat ventre et tendit le bras pour pouvoir plonger le sac dans l’eau de la rivière.
À nouveau, son estomac se révulsa : elle ne put s’empêcher de vomir, évacuant non seulement par la bouche mais également par les narines.
Elle réprima de toutes ses forces son envie de fondre en larmes, serra les dents, s’essuya le visage du revers de la main et continua à remplir son sac. Cela fait, elle le retira avec précaution et retourna en direction de la cabine.
– « Voici de l’eau, ouvre la bouche. »
À voir le visage de Bella, son état avait visiblement empiré. Ses joues avaient perdu toute couleur et son front était brûlant. Elle serrait fortement les lèvres et de temps à autres, laissait échapper un gémissement.
Lucia n’avait pas d’autre option : elle ouvrit de force la bouche de sa sœur et tordit la poche d’eau afin d’en faire tomber quelques gouttes.
– « Ne vous approchez pas trop près. Les taches sombres ont déjà atteint son cou, elle ne tiendra plus longtemps », dit faiblement un homme d’âge moyen qui se trouvait lui aussi dans la cabine : « Nous allons mourir ici, il faut penser à vous. »
Peu de temps après que le navire ait quitté la Cité du Roi, certains passagers avaient déclaré une terrifiante maladie. Cela commençait par une forte fièvre, rapidement suivie par l’apparition de taches sombres sur la peau. En trois ou quatre jours, la maladie s’aggravait. Les personnes infectées tombaient dans le coma et toutes celles qui avaient été en contact avec elles attrapaient la maladie. C’est pourquoi dès le cinquième jour, la flotte avait été contrainte d’affecter un voilier réservé spécifiquement au transport des patients.
Lucia savait pertinemment que si ces gens ne s’étaient pas encore débarrassés des réfugiés infectés en les jetant à la rivière, c’était parce qu’eux aussi avaient des malades de leur côté.
Lorsqu’elle avait découvert les premières taches sombres sur le corps de Bella, faisant fi des tentatives de découragements de la part des autres passagers, Lucia avait pris la décision d’accompagner sa sœur sur le bateau sanitaire.
Elle n’avait cessé de prendre soin de la jeune Bella et n’avait presque pas dormi depuis plus de quarante-huit heures.
Cependant, la jeune fille ne renonça pas, persuadée que si elles parvenaient à atteindre les territoires de l’Ouest, tout allait enfin changer pour le mieux.
Si les rumeurs s’avéraient fondées… l’Association de Coopération des Sorcières était son dernier espoir.