Dans son monde de brouillard, Rossignol observait les changements dans les pouvoirs magiques des sorcières.
Depuis cet univers en noir et blanc, jamais elle n’avait vu autant de couleurs vives. À l’époque où elles recherchaient la Montagne Sacrée, la pratique quotidienne de leurs capacités leur avait non seulement permis d’acquérir un meilleur contrôle de celle-ci mais avait énormément augmenté leur réservoir magique.
Cependant, ce qui touchait particulièrement Rossignol était l’expression qu’elle pouvait lire sur leurs visages.
Du temps de l’Association de Coopération des Sorcières, Wendy les encourageant toujours avec douceur tandis que Cara restait intransigeante, les jours où elles étaient contraintes de se cacher, nulle ne pouvait connaître un sommeil réparateur.
Le moindre souffle de vent dans l’herbe était suffisant pour tirer les sœurs de leurs rêves. Entre la poursuite constante de l’Église et la méfiance des gens, jamais elles n’avaient vraiment pu respirer. Lorsqu’elles eurent enfin atteint la Chaîne des Montagnes Infranchissables, cette tension ne s’atténua guère. Nulle ne savait si elles parviendraient un jour à la Montagne Sacrée, ce lieu tant désiré qu’elles pourraient enfin appeler leur foyer.
À l’époque, l’ambiance qui régnait au sein du camp était souvent très sombre et la plupart des sœurs avaient une expression vide et apathique.
Maintenant qu’elles n’étaient plus confrontées à la peur de mourir de faim et n’avaient plus à se soucier de la chasse aux sorcières orchestrée par l’Église, toutes offraient des visages sereins et pleins de vie. Rossignol ne les avait jamais vues ainsi. En les voyant détendues et souriantes, elle se réjouit de leur bien-être. Finalement, ce n’était pas dans le désert qu’il fallait chercher la Montagne Sacrée mais bien dans cette petite ville de Border Town.
Soudain, elle sentit trembler un fil de magie.
Un nuage de brume pourpre se mit à tourbillonner, comme attiré vers une source magique à l’image d’une tempête miniature. Seule Rossignol pouvait percevoir cet étonnant spectacle. Le moment de surprise passé, elle écarquilla les yeux et retint sa respiration. La jeune femme ne voulait rien manquer de l’évènement, comme pour Anna et Soraya. Ce jour-là, elle allait enfin voir pour la première fois la magie se condenser.
Lily se tenait debout au cœur de cet ouragan.
Totalement immergée dans le monde qu’elle observait sous le microscope, la jeune fille ne s’était pas aperçue que la magie dans son corps venait de subir un changement radical.
Le nuage de brume se renforça et sa vitesse de rotation s’accéléra. On aurait dit qu’il devenait une entité à part entière. Dans le même temps, cette forme se mit à fluctuer, s’éloignant de son apparence originale de vortex. Finalement, la magie, comme attirée vers l’intérieur, se condensa en une boule et s’immobilisa.
Son pouvoir magique naissant était très différent du cube solide et lisse d’Anna et de la douce soie de Soraya. Il n’était pas plus grand que le poing, rond en son centre et entouré de huit paires de tentacules mobiles : quatre paires en bas, quatre en haut. À première vue, il ressemblait à… un insecte.
Roland ne s’attendait pas à obtenir des résultats dès la première leçon de biologie fondamentale et encore moins à ce que la sorcière à faire évoluer sa magie soit Lily.
Comme sa capacité consistait à préserver la fraîcheur des aliments, le Prince ne lui avait pas donné de tâches supplémentaires en plus de la pratique quotidienne. Elle n’avait pas non plus une grande compréhension de son pouvoir.
Ayant écouté attentivement le rapport complet que lui fit Rossignol, Roland demeura calme et concentré. Il se contenta d’approuver d’un signe de tête. À la fin de la leçon, il demanda à Lily de rester un moment.
– « Pardon ? Vous dites que ma capacité à évolué ? », Demanda Lily stupéfaite. « Pourtant, je n’ai pas vu ces boules dont vous nous avez parlé. »
– « C’est tout à fait normal », répondit Roland en riant. « Ces boules sont des milliers de fois plus petites que les microbes ! Même si l’on poussait le microscope optique à sa limite, vous ne verriez toujours pas les petites boules qui constituent toute matière. »
– « C’est vrai ? Je pensais que le fait de comprendre la théorie des petites boules nous permettrait de faire évoluer notre capacité », marmonna Lily. « Je ne peux pas croire que tout ce qui existe dans le monde soit formé de petites boules. Si l’acier ou la pierre, qui sont très durs, n’étaient que le résultat de petites billes empilées, ils s’effondreraient en une flaque de sable. »
« Ainsi », pensa-t-il « il semblerait que la compréhension de la théorie des microparticules ne soit pas le seul moyen de provoquer l’évolution de leur capacité. »
– « Dans ce cas, qu’avez-vous vu ? »
Lily réfléchit un moment :
– « Je pense que je n’ai fait que convoquer quelques insectes violets grâce à ma magie et que ceux-ci ont transformé tous les organismes dont vous avez parlé en quelque chose de semblable à eux. »
– « Des insectes ? »
Le prince resta un instant légèrement abasourdi : « Aussi gros que les micro-organismes ? »
– « Presque », répondit-elle en hochant la tête. « Quoi qu’il en soit, j’ai à nouveau regardé la goutte d’eau, mais cette fois uniquement avec mon œil : elle était redevenue comme avant, transparente et incolore. »
– « Dans ce cas, nous allons devoir procéder à un véritable test. »
La capacité de Lily n’étant pas directement observable à l’œil nu contrairement à celle d’Anna et de Soraya, il était de ce fait bien plus difficile de la tester.
Roland regarda dans le microscope et, voyant pour la première fois les microbes soigneusement rangés, il sursauta. On aurait dit qu’il existait entre tous ces organismes une conscience collective, tant ils exprimaient la synergie et la cohérence.
Vinrent ensuite les expériences secondaires, incluant son influence sur la durée de la magie et les effets que la Pierre du Châtiment Divin pouvait avoir sur son pouvoir.
Les tests durèrent trois jours. La jeune fille, habituellement prompte à se chamailler, suivit méticuleusement les instructions de Roland.
Ayant comparé bon nombre d’échantillons et discuté des résultats avec Anna, le Prince comprit à peu près comment la nouvelle capacité de Lili fonctionnait.
Ses organismes pourpres étaient divisés en deux catégories principales : les mères et les répliques.
Lorsqu’elle libérait sa magie, les micro-organismes qui mutaient d’eux-mêmes étaient les mères.
Ces organismes mère étaient semblables à la flamme noire d’Anna : ils n’existaient que tant que la magie les alimentait. La source du pouvoir ne pouvait s’éloigner de plus de cinq mètres, faute de quoi les cellules disparaissaient automatiquement. Comme tout autre phénomène résultant d’une invocation, ces organismes étaient affectés par la Pierre du Châtiment Divin : lorsqu’elles se trouvaient dans la zone d’influence de la pierre, les cellules mères se désintégraient instantanément.
Tant que la cellule mère existait, les micro-organismes environnants étaient rapidement assimilés et devenaient des répliques. Mais ce que Roland trouvait incroyable, c’était que les répliques, ײrésultatsײ de la capacité de Lily, étaient comme l’enduit de Soraya : elles n’étaient pas sensibles à la Pierre du Châtiment Divin. En un mot, les mères magiques créées par Lili transformaient les micro-organismes environnants en une toute nouvelle forme de vie qui avait son existence propre.
L’organisme répliqué assimilé par les mères, prendrait l’initiative d’en transformer d’autres par leurs propres moyens. Cependant, certains des résultats déconcertèrent Roland : visiblement, le processus d’assimilation n’était pas constant. Pour certains échantillons, le nombre de répliques était le même : tous les micro-organismes se transformaient, alors que dans d’autres, il pouvait voir les répliques et les micro-organismes qui n’avaient pas muté coexister pacifiquement.
En raison d’un manque d’instruments d’observation plus sophistiqués, cette étrangeté ne pouvait que faire l’objet de spéculations.
Après en avoir discuté avec Anna, Roland tira la conclusion provisoire que le nombre d’assimilations qu’une réplique pouvait réaliser était proportionnel à sa taille.
De toute évidence, la capacité de Lily ne faisait aucune distinction entre les différents types de micro-organismes. Ainsi, un grand nombre de répliques produites par les mères avaient certainement pour objet des virus et des bactéries, trop petits pour être observés, et des protistes et algues unicellulaires visibles au microscope. La taille initiale des organismes mutants déterminait sa capacité d’assimilation. Plus l’organisme était grand à l’origine, plus la réplique pouvait assimiler de micro-organismes.
Cependant, la réplique d’une réplique était incapable de survivre en en assimilant d’autres. Lorsque le nombre maximal d’assimilations était atteint, le dernier lot de répliques ne survivait qu’un jour ou deux.
Si l’on faisait bouillir l’eau, la majeure partie de ces répliques mourait. À cet égard, celles-ci ne différaient pas des autres micro-organismes.
Mais, chose intéressante : à chaque fois qu’un organisme mère se trouvait dans les parages, ces répliques se rassemblaient comme une nuée d’insectes autour de leur reine et s’organisaient, comme des soldats attendant les ordres.
Les moyens d’observation étant limités, de nombreux aspects de la capacité de Lily restaient inconnus. Par exemple, on ignorait si les mères et les répliques ressemblaient aux bactéries et aux virus, en ce sens qu’elles auraient divers effets sur d’autres formes de vie ou si elles pouvaient remplacer les champignons, auquel cas elles pourraient être utilisées dans le cadre de l’industrie chimique et de la production alimentaire. Malheureusement, pour l’heure, la jeune fille était incapable de donner un sens à tout ceci. Elle ne pourrait donc se conformer à ses consignes.
Cependant, ces clones laissaient présager un immense potentiel de développement dans le domaine de la médecine. Quand bien même leur fonction se limiterait à cela, s’ils avaient la capacité d’assimiler les bactéries ou les virus mortels, ils pourraient jouer un rôle important dans l’accélération du processus anti-inflammatoire et la désinfection. Ce ײremèdeײ pourrait ouvrir la voie à une ère nouvelle dans le domaine du progrès médical.