La mer était semblable à une terre bleue, elle était juste un peu plus plate.
Si Maggie avait été là, elle serait constamment en train de pépier et de lui demander si elles étaient encore loin de l’île. Mais dans l’immédiat, elle n’entendait que le bruit des vagues qui s’écrasaient contre les flancs du navire. Ce bruit pouvait éprouver sur le long terme mais pour l’équipage, c’était un bon présage : cela signifiait que la journée serait propice à la navigation.
– « Oh, voilà quelqu’un » se dit Cendres.
Le vieux pont de teck grinçait en effet, indiquant qu’une personne approchait.
– « Je ne pensais pas que vous habitiez réellement l’Île Dormante », dit un vieil homme aux cheveux blancs qui, s’approchant, posa ses deux mains sur la balustrade. « Cet endroit a peut-être l’air vaste mais lorsque la marée monte, la plupart des terres sont submergées. Ce n’est pas idéal pour une installation. Pourquoi ne pas aller vivre sur la Baie du Croissant de Lune ? C’est la deuxième plus grande île des Fjords et il y a encore beaucoup d’espaces inhabités là-bas. »
Jack-le-Borgne, capitaine de ײLa Jolie Dameײ, portait, comme son nom l’indique, un bandeau sur le visage qui dissimulait totalement son œil gauche. Il était l’un des rares Capitaines à accepter de transporter des marchandises pour les sorcières. Même si les habitants des Fjords, contrairement à ceux du continent, n’avait rien contre elles, ils n’aimaient guère les étrangers.
– « Tout le monde n’est pas comme vous, la plupart des gens ne sont pas disposés à avoir affaire à des sorcières », répondit Cendres en souriant. « La mer inonde peut-être l’île Dormante, mais c’est précisément pour cette raison que la troisième plus grande île des Fjords est encore déserte. »
– « C’est peut-être la troisième plus grande île, mais cela ne signifie pas que la surface habitable soit conséquente », souligna le Capitaine Jack en haussant les épaules. « Quelle importance qu’une île soit immense si l’on ne peut l’habiter ? Prenez l’île du Feu Torride, par exemple. »
– « Les sorcières excellent dans l’art de transformer la nature », dit-elle avec sincérité. « À plus forte raison si l’île est aujourd’hui leur foyer. Nous n’aurons plus à craindre d’être pourchassées par l’Eglise et pourrons créer un monde vraiment différent… un ײNouveau Mondeײ, si vous préférez. » La sorcière marqua une pause : « À quand remonte votre dernière visite à l’Île Dormante ? »
Le capitaine enleva son chapeau et se gratta l’arrière de la tête :
– « Ça fait presque un mois maintenant. La dernière fois que je m’y suis rendu, c’était pour y déposer tout un groupe de sorcières et un plein entrepôt de riz perlé. Pour vous dire la vérité, mes marins sont devenus fous en voyant toutes ces jeunes filles gambader sur le navire. Vous savez combien il est difficile pour un jouvenceau de prendre la mer! Il est comme un volcan, capable à tout moment d’exploser. Fort heureusement, je leur ai interdit de boire, sans quoi mon navire bien aimé aurait été le théâtre d’une catastrophe. »
Instinctivement, Cendres préféra ignorer la seconde partie de son discours :
– « En un mois, tout a dû changer, Capitaine. Je parie que vous n’allez plus reconnaître l’Île Dormante. »
– « C’est vrai ? », Siffla Jack : « Je suis impatient de voir ça! Mais…. Une minute, qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Il se pencha sur le côté du navire dans l’espoir d’apercevoir ce qui l’avait intrigué : « Hey, Le Singe! Il y a quelque chose droit devant, montez vite dans le nid de pie! »
Le marin, surnommé ײle Singeײ, usant de ses mains et de ses pieds, grimpa prestement au sommet du mât et leva le miroir d’observation :
– « Je crois que c’est une île, Capitaine! »
– « Une île ? Ne dites pas de bêtises! »
Jack jeta un coup d’œil à sa boussole : « Nous ne sommes toujours pas en vue de l’Île Dormante. De quelle île pourrait-il s’agir ? »
– « Je l’ignore, Capitaine, mais je vous jure que c’est une île! »
– « Votre parole ne vaut pas un pet de lapin, je vais jeter un coup d’œil », dit Jack en enlevant son chapeau.
– « Non, non, Capitaine, ne montez pas, le vent est bien trop fort », cria le marin.
Il observa à nouveau : « Par les Trois Dieux! » s’écria-t-il : « C’est l’Île Dormante! Elle est bien plus haute! »
La ײJolie Dameײ s’approcha lentement de la jetée. Le marin n’en croyait pas ses yeux.
Imposante, l’île ressemblait à une petite montagne posée sur l’eau. Ses parois étaient abruptes et escarpées et son sommet se situait à plusieurs pieds du niveau de la mer.
Contrairement aux marins, Cendres, qui n’était encore jamais venue sur l’île, conserva son calme. Pour le Capitaine Jack, elle était l’image même de la maîtrise de soi.
– « Vous gagnez », soupira-t-il. « Je n’aurais jamais imaginé que vous puissiez élever une île! Pas étonnant que cette bande de cinglés de l’Église vous détestent, vous les sorcières : vos capacités font presque de vous des dieux. »
– « Vous vous méprenez, oncle Jack, l’île ne s’est pas élevée comme vous venez de le dire », dit en riant une jeune fille venue les accueillir sur la jetée : « nous avons simplement construit un “mur” tout autour. »
Elle se tourna vers Cendres et inclina la tête en guise de salut :
« Enfin vous voilà! Dame Tilly ne parle que de vous. »
Cendres lui tapota la tête :
– « Trêve de politesses, Molly. Je vais avoir besoin de vous pour porter mes affaires. »
– « Laissez-moi faire », répondit la jeune fille en se frappant la poitrine.
Lorsque les marins eurent terminé de sortir les sacs de graines de la cale, Molly appela son serviteur magique. C’était une sphère bleu clair munie de deux bras qui pouvaient se transformer à volonté. L’un des bras s’empara d’une douzaine de sacs et se changea en filet que le second bras saisit fermement. La sphère s’éleva dans les airs et Molly annonça fièrement :
– « Allons-y! »
– « Oh, comme cette capacité est pratique! », s’exclama le Capitaine en frappant son poing dans le creux de sa main. « Vous avez vu les gars ? Cette jeune fille vient de se charger seule d’une tâche pour laquelle vous auriez été obligés de vous mettre à plusieurs! »
Le quai qu’elles avaient construit n’était qu’à mi-hauteur du mur. Pour atteindre le sommet et pénétrer dans l’île, il fallait emprunter une volée de marches qui le contournait. Cendres comprit immédiatement ce qui se cachait derrière : « la construction d’un mur tout autour de l’île. »
Au lieu d’élever l’île, les sorcières en avaient relevé les contours. L’endroit ressemblait à présent à un bassin entouré d’une épaisse bordure. C’était là le mur dont Molly avait parlé. De l’autre côté, de nombreux escaliers descendaient vers l’île Dormante, nichée juste en dessous.
– « C’est… incroyable! » Le capitaine Jack se mordit les lèvres : « Vous avez transformé cette île en une ville! Imaginez à quoi cela ressemblerait à marée haute, mon Dieu, vous vivriez sous le niveau de la mer! »
– « En effet », répondit Molly, incapable de masquer son sourire : « C’est pourquoi nous avons deux quais : un au fond de l’océan et un autre au niveau de la mer. Ou si vous préférez, un au niveau de la mer et l’autre dans les airs. »
Arrivés au centre de l’île, ils aperçurent toutes sortes de maisons. Contrairement aux habitations traditionnelles faites de bois ou de briques, ces bâtiments, comme le mur, semblaient être sortis de terre, le corps des maisons ne faisant qu’un avec le sol.
« Ce mur et ces habitations sont un véritable chef d’œuvre! »
– « Sœur Cendres, le palais de Dame Tilly est le dernier bâtiment situé au nord. Le Capitaine va m’accompagner pour terminer la livraison, nous n’avons pas besoin de votre aide. Il serait préférable que vous alliez d’abord rendre visite à notre Dame », dit la jeune fille en lui indiquant le chemin.
Cendres les salua tous deux d’un signe de tête et prit immédiatement la route qui menait vers le nord de l’île. Chemin faisant, elle croisa de nombreux visages familiers. Toutes s’inclinèrent pour la saluer ou lui firent un signe de la main accompagné d’un grand sourire. « C’est la patrie des sorcières », se dit Cendres. Ces mots illuminaient son cœur et ravivaient ses forces.
Elles devaient tout cela à Tilly Wimbledon, la Reine des Sorcières.
À la différence du Palais Royal, sa maison, quoique spacieuse, n’était pas gardée. Il n’y avait pas non plus de serrure sur les portes. Cendres traversa le vestibule et en entrant dans la grande salle, elle aperçut de dos une silhouette familière.
La sorcière s’approcha sur la pointe des pieds et posa ses mains sur les yeux de la jeune femme aux longs cheveux argentés.
Celle-ci se mit à rire :
– « J’ai su que vous étiez là sitôt que vous avez passé la porte. N’oubliez pas comment, au départ, je vous ai reconnue dans la foule. »
Si une extraordinaire avait la capacité de sentir la magie chez les autres sorcières, ce sentiment était encore plus fort entre deux extraordinaire. Leurs magies se connectaient l’une à l’autre comme une chaine invisible. C’était la raison du lien très fort qui unissait Cendres à Tilly.
– « Je suis de retour » dit Cendres d’une voix douce.
– « Eh bien », répondit gaiement Tilly, « Bienvenue à la maison. »