Le Prince était à peine retourné dans son bureau que Scroll, qui l’avait suivi, entra dans la pièce.
– « Votre Altesse, je suis désolée… Lily, cette enfant… elle ne l’a pas fait exprès. »
– « Je n’en suis pas offusqué », sourit-il, « Ce n’est encore qu’une très jeune fille. »
– « Votre Altesse est la seule personne à être si tolérante envers nous », soupira Scroll. « Au début, elle n’était pas comme ça, mais depuis qu’elle a été trahie, elle a du mal de faire à nouveau confiance aux gens normaux. »
– « Faites-vous allusion à quelque chose qui lui serait arrivé avant qu’elle ne rejoigne l’Association ? » Demanda Roland. « Si je me souviens bien, cela fait un an qu’elle est avec vous. »
– « Vous n’êtes pas sans savoir que j’ai le pouvoir de sentir l’existence de la magie. Plus je me rapproche de la source, plus le ressenti est fort. Bien que cela n’ait rien à voir avec le sens de Rossignol, grâce auquel elle peut distinguer la forme et la couleur de la magie, cela me permet au moins de détecter d’autres sorcières. Chaque fois que nous atteignions une nouvelle ville, je me rendais dans les refuges locaux ou les orphelinats et me faisais passer pour une aristocrate venue là pour adopter un enfant. Cela me permettait de voir si je pouvais trouver une sœur éveillée ». Elle marqua une pause : « J’ai découvert Lily dans un refuge situé dans un village reculé, mais lorsque j’ai exprimé mon désir de l’adopter, le propriétaire du refuge a refusé et m’a répondu qu’il vendait uniquement les jeunes filles majeures. »
– « Pourquoi ? » demanda Roland qui avait son idée. « Parce qu’une jeune fille peut encore devenir sorcière jusqu’au jour de sa majorité ? »
– « Sur le moment, j’ai été assez surprise. J’ai demandé à Rossignol de se faufiler dans le refuge à la recherche de livres, dossiers ou de toute autre information. Heureusement, comme le refuge était loin de la ville, nous avons pu y rester un certain temps. »
– « Pourquoi n’avez-vous pas utilisé la capacité de Rossignol pour emmener Lily ? »
– « Cela n’aurait pas été difficile en effet », répondit Scroll en hochant la tête, « à l’exception de la Pierre du Châtiment Divin que le directeur portait autour du cou, il n’y en avait pas d’autre dans le refuge. Cependant, nous ne pouvions pas faire cela car il y avait déjà eu un précédent. »
– « Quel précédent ? », demanda le Prince en lui versant une tasse de thé.
– « Merci. Au départ, lorsque nous repérions une sorcière, nous l’emmenions de force. Mais après ce qui s’est passé dans la Région du Vent de la Mer, nous avons dû penser autrement. Ces gens s’imaginaient que nous étions mauvaises, aussi lorsque nous amenions des sorcières à notre campement, celles-ci refusaient d’écouter nos explications et se mettaient à nous agresser. Deux de nos sœurs sont mortes, tuées par le serpent magique de Cara appelé “Mort”. Depuis ce jour, nous avons décidé d’observer la sorcière sur une période donnée, d’essayer d’en savoir plus sur sa situation et ses croyances avant d’agir. Si jamais nous venions à être poursuivies par l’Église et nous trouvions contraintes d’agir en urgence, nous n’aurions pas eu d’autre choix que de les abandonner. »
– « Ce qui signifie que Wendy n’a pas rencontré Rossignol par hasard ? »
– « Certainement pas. » Scroll prit une autre gorgée de thé, sourit et secoua la tête : « Il s’est écoulé un mois entre le jour où nous avons découvert l’existence de Rossignol et le moment où Wendy est entrée en contact avec elle. Dans l’intervalle, nous avons recruté d’autres sœurs comme Piment Rouge et Windseeker. » Elle pâlit : « qui hélas sont désormais enterrées dans les Terres Sauvages. Si nous avions pris la décision de suivre Rossignol à Border Town, elles seraient encore en vie aujourd’hui. »
Roland se sentait très triste pour elles. « Si l’Association de Coopération des Sorcières, avec ses 40 membres, avait décidé de s’installer à Border Town, je pense que nous serions probablement déjà entrés dans la vie moderne », se dit-il.
– « Mais nous n’étions pas en train de parler d’elles », reprit Scroll en respirant profondément, « revenons à Lily. Durant la perquisition du refuge, nous avons suivi les traces de l’hôte et découvert un fait étonnant : cette petite maison de campagne n’était ni un véritable refuge, ni un établissement destiné à dépister les sorcières. »
– « Dans ce cas, à quoi servait-elle ? »
– « Son seul et unique but était de satisfaire les désirs égoïstes du propriétaire. »
La sorcière, qui avait pourtant une excellente maîtrise de ses émotions, ne put cacher son expression bouleversée en prononçant ces paroles : « Chaque semaine, le propriétaire se rendait dans les taudis de la ville de Redwater et enlevait des jeunes filles errantes. Il les trompait en leur faisant croire qu’il était noble, gentil et altruiste et qu’il avait ouvert un refuge dans la banlieue. De plus, il ne manquait pas d’ajouter que son établissement était fréquemment visité par de riches aristocrates souhaitant adopter une jeune fille. Celles qui seraient choisies n’auraient plus jamais à s’inquiéter de leur nourriture et de leurs vêtements. Bien entendu, toutes ne se laissaient pas duper par ces paroles mielleuses mais… en douze ans de ce régime, en plus des 66 qui vivaient encore dans le refuge, nous avons pu trouver des centaines de noms mentionnés dans ses registres. »
– « Tant que ça ? » Roland fronça les sourcils. « Mais vous disiez qu’il ne s’agissait que d’un petit refuge. »
– « Il ne reste plus de cette centaine de jeunes filles que des noms consignés dans les registres. La plupart d’entre elles sont… mortes », murmura-t-elle. « Durant ces douze ans, il a identifié trois sorcières qu’il a vendues à l’Eglise. Celles qui avaient un physique plaisant étaient vêtues de manière à satisfaire les besoins des gens auxquels il les vendait et pour celles qui n’intéressaient personne, il les tuait et les enterrait dans les bois derrière le refuge. »
À ce récit, le Prince ne sut que répondre. Soudain, quelqu’un dans son dos posa doucement les mains sur ses épaules.
– « Il y a très peu de chances qu’une jeune fille s’éveille à la sorcellerie. D’après ses registres de comptes, nous avons découvert que déduction faite des frais d’hébergement, il lui restait 20 Royals d’or. C’est pour ces 2O Royals d’or que plus de 300 jeunes femmes ont perdu la vie dans les bois. La fosse était remplie de cadavres. »
« Lorsque Cara l’a interrogé sur le motif de ses actes, il a répondu qu’il n’avait jamais eu l’intention de gagner plus d’argent qu’il n’en fallait pour faire fonctionner son refuge. C’est pourquoi il ne vendait les jeunes filles qu’à leur majorité. Une sorcière lui rapportait beaucoup plus qu’une jeune femme ordinaire. Son seul but était de pouvoir jouir du plaisir de disposer de leur vie, comme s’il était leur roi. »
« Folle de rage, Cara l’a tué et lorsque par la suite nous avons voulu détromper les jeunes filles, la plupart d’entre elles nous ont regardées comme si nous venions de leur ôter toute chance d’être adoptées par un noble. »
« Au début, Lily était de celles-là, mais Cara l’a emmenée dans les bosquets derrière le bâtiment et lui a montré l’endroit où était enterrée son amie. Un mois plus tôt, le propriétaire lui avait menti en prétendant que celle-ci faisait partie de celles qui avaient eu la chance d’être adoptées par un noble et que pour cette raison, elle avait quitté le refuge. Lorsqu’elle vit les nombreux cadavres entassés dans cette fosse d’où se dégageait une puanteur épouvantable, Lily se mit à vomir et, complètement affolée, s’évanouit dans les bras de Cara. »
« Lorsqu’enfin elle reprit conscience, elle avait le regard figé, sans expression et ce ne fut que grâce aux bons soins de Wendy qu’elle parvint progressivement à se remettre. Depuis ce jour, Lily est restée très méfiante et en permanence sur ses gardes vis-à-vis des personnes ordinaires, en particulier les aristocrates », expliqua Scroll, « Mais je suis persuadée qu’avec le temps, elle finira par changer d’avis. N’êtes-vous pas vous aussi un membre de la noblesse ? »
« C’était donc pour ça », soupira Roland « Après ce que cette jeune fille a vécu, il faut vraiment qu’elle soit forte pour avoir réussi à s’en remettre. »
Scroll se dirigea vers la bouilloire et remplit leurs deux tasses. Ils restèrent un long moment silencieux puis la sorcière prit la parole :
– « Votre Altesse, j’ai une question à vous poser. »
– « De quoi s’agit-il ? » demanda Roland. Puis, voyant la gravité sur le visage de Scroll, il interpela : « Rossignol, vous êtes là ? »
– « Oui », répondit Rossignol en sortant de son brouillard, « Voulez-vous que je sorte ? »
– « Non, de toute manière, vous êtes déjà au courant », répondit Scroll, « restez et soyez mon témoin. »
« Votre Altesse, vous avez dit que vous seriez disposé à épouser une sorcière, mais j’ignore si vous savez qu’une sorcière est incapable de concevoir ? » Elle marqua une pause et demanda : « Ce que je viens de vous révéler est-il susceptible de vous faire changer d’avis ? »