Petrov, qui sirotait son thé noir, s’appuya contre le dossier de son fauteuil et laissa échapper un long soupir de soulagement.

Deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait pris le contrôle de la Forteresse de Longsong et il appréciait chaque jour davantage cette pièce. Construite à plusieurs niveaux graduellement ascendants, elle lui permettait de surveiller les fonctionnaires et préposées depuis le siège réservé au Seigneur, ce qui lui donnait un agréable sentiment de puissance.

Au cours du premier mois, certains parmi les petits aristocrates se mettaient en avant pour le provoquer ouvertement ou planifiaient des émeutes et autres choses de ce genre. Comme on pouvait s’y attendre, ceux qui tiraient les ficelles étaient des membres des familles Elk, Wolf et de plusieurs familles importantes. Suivant les conseils de son père, Petrov envoyait à la potence les fauteurs de troubles pris parmi les roturiers et clandestins, quant aux petits nobles, ils étaient emprisonnés jusqu’à ce que leur famille ait payé leur rançon et ensuite  expulsés du Territoire de l’Ouest.

Cette méthode, semblable au tonnerre s’abattant sur leurs tête, avait rapidement mis fin à cette situation. A l’exception de la famille Chèvrefeuille, les chevalier provenant d’autres familles avaient été arrêtés et envoyés à Border Town. Ils ne pouvaient donc plus s’opposer à la politique de Petrov. Ce dernier avait par la suite promis que la Forteresse indemniserait les grandes familles pour les pertes subies au cours de la saisie, s’assurant ainsi le soutien d’un groupe de nobles partageant tous un intérêt commun.

Les revenus restant à disposition de la Forteresse après déduction des trente pourcents revenant à Border Town, avaient été divisés en trois budgets : 30% pour le fonctionnement de la ville, 20% destinés à apaiser les familles nobles et les 20% restants étaient investis sur les terres de Hull.

Pour le moment, le vieux portrait du duc Ryan accroché derrière le siège du seigneur avait été remplacé par une image de Roland Wimbledon, cependant Petrov Hull attendait avec impatience le jour où son propre portrait viendrait supplanter ce dernier.

S’il venait un jour à prendre pleinement possession de la Forteresse de Longsong, il pourrait réunir l’impôt utilisé pour faire fonctionner la ville et celui investi dans leur propre territoire, ainsi que le ferait un véritable duché. Il économiserait également la somme destinée à préserver la paix parmi les nobles et la réinvestirait dans le commerce afin d’augmenter leurs propres revenus.

À la condition bien sûr que Roland Wimbledon gagne le trône et devienne Roi de Graycastle.

– « Monseigneur, » dit un garde en entrant dans la pièce, une lettre à la main : « Voici des nouvelles de Border Town. »

En entendant cela, Petrov se redressa sur son siège.

Il s’empara de l’enveloppe et en tira une fragile feuille de papyrus. À en croire la mauvaise qualité de la lettre, il devina immédiatement qu’elle lui était adressée par l’un de ses espions infiltrés parmi les serfs.

L’issue de la bataille deux mois auparavant était un véritable scandale. Bien que Petrov n’y ait pas personnellement participé, il avait toujours entendu son père raconter cette incroyable histoire. Afin de découvrir les raisons de l’échec du duc, il avait envoyé quelques hommes de confiance à Border Town. Sous l’identité de faux artisans, bergers ou serfs, ceux-ci étaient chargés de collecter le plus d’informations possibles et de les envoyer à la Forteresse.

Petrov était persuadé que les autres familles en avaient fait autant.

Mais jusqu’à présent, seuls deux de ses hommes déguisés en serfs lui transmettaient chaque mois des renseignements, les autres ne donnaient plus signe de vie. C’était comme s’ils s’étaient volatilisés.

L’avaient-ils trahi de leur plein gré où avaient-ils été découverts par le prince et enlevés ?

Il secoua la tête et reporta son attention sur la lettre.

Rédigée avec un morceau de charbon, celle-ci était écrite toute de travers et portait même, en certains endroits, des traces d’eau indiquant que l’auteur l’avait rédigée furtivement alors qu’il était au travail.

Le premier paragraphe expliquait qu’ils avaient construit des tours au bord de la rivière Redwater, dans un but encore inconnu. Pour l’heure, ils avaient déjà érigé trois de ces tour dont la hauteur avoisinait celle des remparts de la Forteresse et placé une sorte d’immense pot de fer sur chacune d’entre elles. Ces pièces avaient visiblement été fabriquées par des forgerons qui les avaient ensuite transportées jusqu’à la rivière.  La Première Armée venait se placer tout autour, dos au pot de fer et le lendemain, comme par miracle, la tour était érigée.

« Construire… toujours construire! » se dit Petrov. « Il en était déjà question dans la précédente lettre secrète. À en croire cette information, le Prince est sans cesse en train de construire quelque chose de nouveau. La dernière fois, il aménageait les routes et construisait un pont, et voilà maintenant qu’il érige des tours de fer. Son Altesse a-t-elle l’intention de dépenser d’un coup tous les Royals d’or qu’il a pillés à la Forteresse ? En outre, la fonction de ces tours est encore inconnue… Cependant, mes éclaireurs ne sont pas de vrais serfs mais des chevaliers bien informés. Dans le cas où ces tours seraient des tours de guet, ils s’en apercevraient immédiatement.

Leur construction n’étant pas encore terminée, il est certainement difficile de juger de leur fonctionnalité »

Petrov secoua la tête : « Je ferais mieux d’attendre le mois prochain afin d’en apprendre davantage à ce sujet. »

Il reporta son regard sur le paragraphe suivant.

Il était question cette fois d’une flotte marchande à grande échelle dont le propriétaire était inconnu, qui était restée une semaine sur les quais de la ville pour repartir ensuite vers l’est après avoir déchargé une importante quantité de minerai et de salpêtre.

« L’achat de salpêtre est facile à comprendre. Durant le second mois d’été, il fait généralement très chaud et le château devra faire usage d’une importante quantité de salpêtre pour le rafraîchissement. En outre, on l’utilise également pour refroidir les boissons et les jus de fruits. Le Prince, qui est un aristocrate et qui plus est un membre de la famille royale, n’a certainement pas envie de transpirer tous les jours comme les paysans dans les champs. »

Mais l’achat de lingots surprit Petrov.

« Border Town était à elle seule une source de minerai. Je me souviens qu’avant les Mois des Démons, lorsque j’ai été envoyé là-bas en tant qu’ambassadeur, le Prince Roland a dit en exagérant qu’ils pourraient même doubler la quantité de minerai destinée à la vente. Pourtant, non seulement ils n’exportent plus de minerai, mais voilà maintenant qu’ils importent des lingots ? »

Ceci ajouté aux murs de la ville et aux tours de fer… Petrov comprenait de moins en moins les dessins de Son Altesse le Prince.

Lorsqu’il arriva au dernier paragraphe de la lettre secrète, le contenu de celui-ci le laissa totalement abasourdi.

« Au cours des deux dernières semaines, Border Town a tenu plusieurs représentations théâtrales en plein air sur la place de la ville! »

Ils ne vendaient pas de billets et jouaient une pièce dont le nom était parfaitement inconnu. Ils encourageaient même les serfs à y assister ! Plus surprenant encore, Miss May, La Star de l’Ouest qui avait récemment disparu faisait partie des artistes!

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? », se demanda Petrov

La disparition de Miss May faisait les gorges chaudes du moment. Plusieurs pièces dans lesquels elle aurait dû jouer le rôle principal étaient à présent jouées par d’autres et les nobles protestaient vivement. Comme ils exigeaient une réponse, le théâtre avait prétendu que May était partie sans donner d’explications et qu’on ignorait où elle se trouvait. Lorsque la nouvelle s’était répandue, elle avait provoqué un tumulte parmi les nobles amateurs de théâtre du Territoire de l’Ouest.

« Ainsi, elle s’est rendue à Border Town ? Ils n’ont pas de théâtre! De surcroît elle joue devant des gens du peuple et des serfs! »

Petrov avait bien du mal à le concevoir, dans la mesure où Miss May lui avait donné l’impression d’être une actrice peu affable et d’abord difficile.

Après mûre réflexion, il décida d’écrire une lettre à Son Altesse Royale Roland Wimbledon pour s’informer officiellement au sujet de cette affaire. Lui-même passionné de théâtre, il était depuis des mois privé des fantastiques performances de la Star de l’Ouest  et n’avait même plus l’opportunité de lui adresser une invitation personnelle.

Comme à Border Town les représentations publiques avaient lieu sur la place, il ne paraîtrait pas étrange qu’un colporteur en provenance de la Forteresse ait pu y assister, ce qui expliquerait que la nouvelle lui soit venue aux oreilles. Ainsi, il n’exposait pas ses chevaliers dissimulés sous l’identité de serfs.

Alors que Petrov s’apprêtait à dicter sa lettre à l’un de ses préposés, un chevalier entra en trombe et dit à la hâte :

– « Mon  Seigneur, nous  venons  de  recevoir  un  message  des  gardes  chargés  de  la  porte Est : une troupe de chevaliers approche! »

– « Des chevaliers ? Ont-ils pu vous dire qui les envoyait ? », Répondit Petrov en se levant d’un bond.

– « Ils arborent un drapeau avec une tour et deux piques, Monsieur », répondit le chevalier, « À moins que ce ne soient des imposteurs, ce sont des chevaliers attachés au nouveau Roi. »