Après le départ de Barov, Roland rangea les statistiques dans son tiroir. Il se retourna ensuite vers Rossignol avec l’intention de lui demander ce qui n’allait pas, mais après un moment d’hésitation, le Prince renonça.
Au fond de lui, il en avait une vague idée, mais il aurait été trop embarrassant d’aborder le sujet. Et si jamais il se trompait, cela serait encore pire.
Finalement, Roland ravala sa question et dit :
– « Maintenant que c’est réglé, allons à la mine du Versant Nord.
Voulez-vous aller voir les changements apportés par la nouvelle capacité de Soraya ? »
Même si Rossignol se comportait de façon quelque peu étrange, son attitude restait la même. Avec un sourire, elle retira sa capuche et répondit :
– « Allons-y. »
« Peut-être que je pense trop », se dit Roland en regardant la sorcière le rejoindre.
La ballade en ballon à air chaud avait eu des répercussions sur plus de l’un d’entre eux.
Il n’aurait jamais imaginé que Soraya serait la seconde sorcière qui opérerait un changement fondamental de sa capacité.
En réalité, elle ne s’était même pas aperçue des modifications.
C’est par hasard que Roland était présent lorsque ses talents s’étaient manifestés.
Le ballon étant un cadeau destiné à Anna, il avait été placé dans la cour du château. Chaque fois que quelqu’un voulait voir le paysage de haut, il faisait appel à Anna et à Foudre. Mais la veille, il avait commencé à pleuvoir et Roland s’était soudain souvenu que la nacelle, en rotin tressée, allait se ramollir sous l’effet de l’eau. Même mise à sécher, elle aurait perdu de sa rigidité, aussi voulut-il le rentrer à l’intérieur du château.
Il avait l’intention de laisser les serviteurs le faire, mais une seconde pensée le préoccupait : Quoi qu’il en soit, le ballon à air chaud était un cadeau qu’il avait fait à Anna, les cordes et l’enveloppe gonflable étaient des pièces fragiles, aussi décida-t-il de s’en occuper personnellement. Après avoir convoqué Colibri, le Prince arriva dans le vestibule et ce qu’il vit le surprit.
La nacelle entière avait été peinte d’un motif représentant une vue panoramique sur le paysage de Border Town. Mais contrairement aux précédents tableaux de Soraya qui ressemblaient à des photographies, celles-ci donnaient l’impression d’être vivantes. Mais les gouttes de pluies représentées ici ne risquaient pas de tomber sur Roland. Il regarda de plus près et s’aperçut que ces peintures avaient comme une ײépaisseurײ.
Ce phénomène n’avait rien d’étrange. Théoriquement, toute vraie peinture devait avoir une épaisseur, du fait que les pigments eux-mêmes en avaient une. En peinture, on pouvait même en jouer. En utilisant des pinceaux, des touches ou des grattoirs, il était possible de créer des textures rugueuses et en variant l’épaisseur des couches, on augmentait le réalisme et le pouvoir expressif du tableau.
Cependant, les œuvres de Soraya avaient ceci de différent qu’elles n’étaient pas réalisées à l’aide de pinceaux et de peinture mais avec son seul pouvoir magique.
Qu’elle ait pu créer cette épaisseur simplement en affinant sa magie était vraiment surprenant.
Il se souvint que, lorsqu’il avait effleuré les branches en relief, il avait vraiment eu l’impression de toucher de véritables branches et des feuilles vertes. Non pas qu’elles soient dures et solides, mais bien plutôt douces comme de la gomme. Lorsqu’il touchait le sol peint, il avait une sensation tactile de dureté, comme s’il avait réellement touché une pierre.
C’était tout simplement extraordinaire.
De plus, ces gouttes de pluie qui tombaient sur le paysage peint ne risquaient pas de détremper le rotin.
De retour au château, il convoqua immédiatement Soraya. Rossignol confirma ses doutes. En observant Soraya depuis son brouillard, elle s’aperçut que la magie présente dans son corps n’était plus la même. D’un tourbillon d’or elle s’étaient condensée en un ruban qui tournait en spirale.
Lorsqu’ils pénétrèrent au sein du complexe de l’usine militaire, Anna s’approcha, les accueillit en riant et serra Roland très fort dans ses bras.
Comme ils avaient approfondi leur relation, elle lui témoignait davantage d’intimité. De bonne humeur, Roland lui frotta la tête et la barrette d’argent qu’elle portait dans les cheveux rayonna sous la lumière du soleil.
Soraya, qui l’observait du coin de l’œil avec l’intention de venir le saluer, resta sur place, ne sachant quelle attitude adopter. Elle rougit et se détourna avec un air de ײJe n’ai rien vuײ.
Rossignol toussa, prit la main de Soraya et la tira vers la table. Intentionnellement, elle demanda :
– « Est-ce vous qui avez dessiné cela ? »
Roland sourit et secoua la tête. Lâchant Anna, il la rejoignit.
Le Prince vit que toute la table était recouverte des images qu’il avait demandées. Les peintures étaient exactement comme celles qu’il avait vues dans la cour, la seule différence étant l’épaisseur. Certaines d’entre elles ne dépassaient le papier que d’un millimètre tandis que d’autres avoisinaient les trois centimètres – c’était exactement le concept de formation que Roland avait prévu pour elle ce matin : tester jusqu’où il était possible d’épaissir sa ײpeintureײ magique.
– « Est-ce là la plus épaisse ? »
Roland effleurait un tableau de près de trois centimètres d’épaisseur. Le ciel, d’un bleu enchanteur, était doux, comme s’il n’avait pas globalement de texture, mais en passant son doigt sur le mur de la cour, il sentit aussitôt un frottement qui rappelait le sable.
Apparemment, c’était exactement ce à quoi il s’attendait. Sa plume magique ayant évolué, les images qu’elle peignait ne se contentaient plus de représenter fidèlement la forme et la couleur de l’original, elles en avaient maintenant la sensation tactile.
– « Je pourrais lui donner davantage d’épaisseur, mais cela me demanderait une grande consommation de magie », répondit Soraya en désignant une saillie brune : « je voulais dessiner le tronc de l’arbre qui se trouve de l’autre côté du mur mais j’avais à peine dessiné les bases, que la moitié de mon pouvoir magique était utilisé. »
– « Vous avez peint cela ? » Roland tendit la main vers une toile de dix centimètres d’épaisseur: « J’ai cru que c’était une véritable écorce. »
Cela dit, le Prince se colla à la table, tendit la main pour attraper l’écorce et tenta de la décrocher. Ses deux pieds ne touchaient plus terre mais malgré tout, il ne put séparer l’écorce de l’arbre.
En voyant cela, Rossignol sortit son couteau, mais même en insistant, elle ne parvint qu’à faire un petit trou au bas de la toile.
– « On dirait que cet objet est littéralement incrusté dans la table. »
Seule Anna réussit à le découper. Elle créa un mince fil à partir de sa flamme noire et en balaya la table. Les pigments émirent une fumée blanche puis se détachèrent. La coupe était lisse mais pas brillante. Elle était noircie en plusieurs endroits. Roland s’empara de la masse de pigments et lorsqu’il l’eût en main, s’aperçut qu’elle était beaucoup plus légère qu’il ne l’aurait cru.
– « Pourquoi avez-vous eu soudain envie de changer votre style… Je veux dire : comment avez-vous décidé d’ajouter de l’épaisseur à votre peinture ? » Demanda Roland.
Soraya fit appel à ses souvenirs :
– « C’est probablement le jour où j’ai vu ce genre de paysage pour la première fois. Lorsque j’étais en plein air, regardant la terre, je me disais que les peintures que j’avais faites jusqu’ici, celles que vous appeliez ײphotoײ et dont vous disiez qu’elles étaient presque semblables à la réalité, manquaient de précision. Lorsque j’ai utilisé la nacelle pour décrire le paysage et que je suis redescendue, je n’en étais que plus convaincue. »
Elle marqua une pause, puis poursuivit doucement : « Le sommet des arbres est pointu et le vent, insouciant, souffle dans leurs branches. Les montagnes, tantôt hautes tantôt basses, me font penser à une poitrine humaine. Le fleuve est incrusté dans la terre et les navires se déplacent. C’est cela que je voyais et non une peinture extrêmement plate.
J’ai voulu que mes images ressemblent davantage à la réalité. Je voulais que ce soit en relief, comme ces magnifiques paysages. Mais après plusieurs essais, je n’y parvenais toujours pas. Frustrée, je me suis soudain souvenue de ce que vous aviez dit au sujet de ces boules. »
– « Les boules ? »
Roland fronça les sourcils, interrogatif.
– « Eh bien », dit-elle timidement en acquiesçant d’un signe de tête, « c’est du moins ce que vous nous avez appris. Je me suis dit que si tout était fait à partir de ces petites boules, alors pourquoi pas ma peinture ? J’ai refait quelques tentatives en imaginant que le motif illustré par ma plume magique était constitué de boules colorées, agglutinées les unes aux autres pour constituer un seul bloc de couleurs. Soudain, la toile s’est mise à bouger, les vertes forêts se sont dressées, la rivière d’un bleu sombre s’est creusée pour devenir semblable au modèle. Ces changements nous ont choquées, Anna et moi. Si vous ne me l’aviez pas fait remarquer, il ne me serait jamais venu à l’idée que mon pouvoir magique avait pu évoluer. »
– « Alors, c’était ça. »
– « Comparé à la flamme noire d’Anna, mes peintures, depuis cette évolution, semblent peut-être plus vives, cependant je n’y vois pas d’autre utilité », lâcha Soraya.
– « Ah bon ? Pourquoi ? » demanda Roland en hochant la tête. « À mes yeux, ce ne sont pas de simples peintures. »
Ce serait vraiment dommage qu’elle n’utilise sa capacité que pour peindre. Le Prince se rappela la scène peinte sur la nacelle où la pluie ruisselait à la surface sans pour autant parvenir à s’intégrer au paysage. Plus que de la peinture, c’était une sorte d’ײhabillageײ magique.