Heather éclata de rire :

– « Il ne faut pas s’attendre à ce qu’un pion reste à jamais obéissant. Du moment qu’il se conforme à notre but final, tout ira bien. Peu importe où il décide de frapper, pourvu que les soldats continuent à consommer les pilules. Quoi qu’il en soit, le Royaume de Graycastle étant le dernier sur notre liste, il reste encore suffisamment de temps pour se battre. Par ailleurs, je crois savoir que Roland Wimbledon n’a pas refusé nos pilules : peut-être que lorsque Timothy exercera une certaine pression sur le territoire de l’Ouest, il sera disposé à les accepter. »

Ceci étant, le problème concernant la Reine de Clearwarter avait tout de même causé quelque déplaisir à l’Archevêque Mayne : après tout, il s’agissait d’un pion qu’il avait personnellement choisi. Si Timothy, lorsqu’il aurait triomphé du reste du Royaume de Graycastle, n’avait toujours pas lancé une bataille décisive contre Garcia et qu’ils continuent à laisser leurs troupes entre eux pour maintenir la confrontation, la bataille pour le trône n’aurait pas les résultats escomptés. De toute évidence, il était grand temps de changer de stratégie.

– « Nous sommes toujours sans nouvelles de nos émissaires à la frontière occidentale, aussi nous reprendrons cette réunion lorsqu’ils se seront manifestés », décida Mayne. « Finissons-en pour aujourd’hui. Que les deux excellences agissent conformément au plan, d’autres affaires m’attendent à Hermès. »

– « Oh mais c’est vrai! » s’écria Heather qui, visiblement, venait de se rappeler quelque chose, « n’est-ce pas aujourd’hui, le jour de la conversion ? Combien de personnes ont-elles décidé de participer à la cérémonie ? »

– « Cette information est confidentielle. »

Sur ce, Mayne se leva et quitta la pièce sans se retourner.

L’Archevêque descendit un escalier interminable suspendu dans les airs, passa devant une meule de pierre blanche à la surface, semblable à un miroir et se dirigea vers les bas-fonds, au cœur de l’Eglise.  

Habituellement silencieux, l’endroit était plutôt animé ce jour-là. Une troupe de Juges se tenait devant le temple, attendant d’être introduits. Pour la majorité d’entre eux, c’était la première fois qu’ils venaient dans ces lieux, aussi regardaient-ils autour d’eux, poussés par la curiosité. Lorsqu’ils aperçurent Mayne, tous portèrent la main sur le cœur et saluèrent :

– « Excellence! »

Ce dernier leur adressa un signe de tête en souriant. Ces Juges, soldats d’élite de l’Église, étaient entièrement dévoués à Dieu, prêts à sacrifier leur vie pour avoir la chance de prendre part à la cérémonie de conversion de l’Armée du Châtiment Divin, sans aucune garantie de succès. Ils avaient clairement été informés de ce détail avant de donner leur décision, mais persistaient dans leur volonté de renoncer à leur vie pour cet honneur.

Sous le regard plein de respect des guerriers,  Mayne franchit le troisième point de contrôle et arriva aux portes du Temple Secret. Les gardes personnels du Pape étaient déjà là à l’attendre. Ils s’inclinèrent pour le saluer, puis poussèrent la porte métallique qui se trouvait derrière eux.

Mayne leur emboîta le pas et entra dans le saint des saints d’Hermès. C’était là que s’opéraient toutes les recherches et inventions de l’Eglise.

Comme il n’y avait pas de torches dans ces lieux secrets, sa vue s’assombrit brusquement. Au bout d’un moment cependant, elle s’adapta : un étroit tunnel s’ouvrait devant lui. Le plafond et les murs étaient entièrement recouverts de fonte et des deux côtés brillaient des pierres fluorescentes. Ces pierres étranges étaient une variété de Pierres du Châtiment Divin qui, après avoir été trempées dans du sang de bête démoniaque, émettaient une fluorescence verte.

Au bout du tunnel se trouvait une cage. Ils y entrèrent, puis les gardes activèrent le mécanisme et la cage commença à descendre. La chaîne au-dessus de leurs têtes grinçait, et dans ce conduit étroit, il leur semblât que ce bruit leur perçait les tympans. Sous cette cacophonie, la cage s’enfonça lentement dans un trou percé dans le sol. C’est alors que soudain, les yeux de Mayne furent inondés de lumière.

Une salle souterraine extrêmement spacieuse apparut sous ses yeux.

Ce spectacle, qui le surprendrait toujours, lui donnait le sentiment d’être bien insignifiant.

En toute logique, cette grotte, enfouie si profondément sous terre, aurait dû être sombre, vraiment sombre. Mais celle-ci était entièrement éclairée par la lumière provenant des Pierres du Châtiment Divin. Il y en avait partout. Elles montaient du sol et formaient des stalagmites semblables à des fleurs de cristal. Les plus petites étaient si imposantes que même une chaîne de dix hommes adultes aurait eu bien du mal d’en faire le tour. La plus haute stalagmite atteignait presque le sommet de la grotte : elle était bien plus haute que la tour de la Cathédrale d’Hermès.

Chacune avaient une teinte différente : les plus denses étaient de couleur lavande, tandis que celles qui entouraient la salle allaient du bleu sombre au vert pâle. Les plus petites étaient presque blanches et les stalagmites naissantes transparentes. Les plus brillantes étaient les pierres couleur lavande, en particulier celle qui dépassait la tour de la Cathédrale. Sa luminosité se rapprochait de celle de la pleine lune. Elle permettait de voir le fond de la grotte sans l’aide d’une torche, mais également un peu le sol.

Sous l’influence d’une si grande concentration de Pierre du Châtiment Divin, le cœur des montagnes pouvait être considéré comme une zone magique. C’est de là qu’on extrayait toutes les pierres qui étaient ensuite revendues par l’Église.

L’espace à l’intérieur de la grotte aurait pu contenir cinq ou six des basiliques d’Hermès, et tout au fond, ils avaient construit une réplique exacte de la Cathédrale qu’ils avaient appelé le Panthéon. Ce temple semblait beaucoup plus vieux que celui qui se trouvait au sommet de la montagne. Depuis les airs, Mayne avait remarqué une porte de fer noir dans le mur de la montagne derrière le temple. Elle ouvrait sur un tunnel, situé au pied d’Hermès, qui reliait la Nouvelle Cité Sainte à l’ancienne. En un sens, c’était plutôt cet édifice ancien qui constituait le cœur actuel de l’Eglise : il existait bien avant la création de la Nouvelle Cité Sainte.

La cage mit un quart d’heure pour atteindre le sol. Mayne en sortit enfin, lissa sa robe et suivit l’émissaire.

La cérémonie de conversion devait avoir lieu dans l’une des salles du temple.

Lorsqu’il pénétra dans la salle, la lumière environnante passa du bleu lavande à l’orangé, du fait des milliers de bougies qui brûlaient dans ce lieu. Un lustre à trois étages surplombait la pièce et des chandeliers avaient été placés sur les murs tout autour. Lorsqu’on les regardait attentivement, ils ressemblaient à autant d’étoiles scintillantes. Toutes ces flammes semblaient disperser la froideur de la grotte.

Debout entre les deux tables de conversion se tenait le Souverain Pontife de l’Église, le pape O’Brien. Il portait une robe rouge et or très voyante et des pierres précieuses ornaient sa tête. Pour l’heure, le Pape était occupé à vérifier avec soin le matériel de conversion et achevait les derniers préparatifs avant la cérémonie.

– « Votre Sainteté », dit Mayne qui s’agenouillant devant O’Brian en signe de vénération, lui baisa la main.

– « Relevez-vous, mon fils » répondit doucement le Pape avec une voix rauque. « Seuls les gardes sont présents, nul besoin de rituels élaborés. »

– « Très bien », répondit Mayne en se relevant. Cependant, il ne put s’empêcher d’être surpris. Depuis la dernière fois qu’il l’avait vu, le Pontife semblait avoir vieilli. Son visage, profondément ridé, sa peau d’une pâleur maladive, à la fois lâche, terne et son corps recouvert de taches brunes était suffisamment denses pour attirer l’attention. En voyant le pape dans cet état, les yeux de l’Archevêque s’humidifièrent :

– « Seriez-vous… souffrant ? ».

– « C’est la vieillesse », murmura O’Brien, « personne ne peut lutter contre le temps. Ma vie s’échappe, j’ai bien peur de ne jamais voir le jour où les humains auront enfin triomphé du Diable. Mais d’un autre côté, je n’ai plus à affronter la peur de l’inconnu. Quoi qu’il en soit, il ne faudra jamais renoncer, jusqu’à ce que vous ayez vaincu l’ennemi ou que lui ait triomphé de vous. »

– « Si nous échouons à nouveau, ç’en sera fini de nous » répondit Mayne.  « Je remplirai mon devoir jusqu’à la dernière seconde. »

– « Très bien », dit le vieillard, satisfait. « Vous vous êtes très bien débrouillé ces derniers temps, vous avez même augmenté l’armée des Juges de plus de mille soldats. Aujourd’hui, nous avons soixante-deux volontaires pour la conversion. Nous n’en avons jamais eu autant depuis des années. »

– « De combien de membres de l’Armée du Châtiment Divin pensez-vous que nous aurons besoin pour renverser les Démons ? » Demanda Mayne. Il hésita un instant et poursuivit : « Tout ce que je sais à leur sujet provient du Livre Sacré. Mais le livre ne dit pas tout : il ne contient aucune information sur leur origine, leur nombre ou leur style de combat. Je sais que pour connaître ce secret, je devrai attendre de devenir Pape, mais… »

– « Vous êtes bien trop anxieux, soyez patient », répondit O’Brian, « vous n’avez plus longtemps à attendre avant d’être nommé Souverain Pontife. Vous trouverez toutes les réponses à vos questions dans une bibliothèque secrète située au sommet du Panthéon. Pour le moment, je peux seulement vous dire que plus vous en aurez, mieux cela vaudra. »

Il soupira.

– « En outre, je ne suis pas vraiment impatient de vous voir présider la cérémonie de conversion, mais puisque vous êtes là, c’est vous qui allez tenter de gérer cette session. Je resterai en retrait et observerai. Cela vous permettra de vous familiariser pour… hmm hmm… la suite. »

Mayne se précipita pour tapoter le dos du Pape et lorsque sa respiration devint un peu plus fluide, il s’inclina et dit :

– « A vos ordres, Votre Sainteté. »