Le ballon à air chaud resta en l’air durant près d’une demi-heure, après quoi il descendit lentement dans la cour du château.

Son atterrissage attira l’attention de toutes les sorcières. L’une après l’autre, celles-ci rejoignirent Rossignol qui attendait et bientôt, toute l’Association fut réunie sur place. Scroll qui revenait de l’Hôtel de Ville, avait même couru tout a long du chemin. En arrivant, elle avait jeté un regard inquiet vers le ciel comme si elle craignait que cet énorme ballon ne vienne à tomber. Elle demanda immédiatement à être informée de la situation.

Lorsque le Prince descendit de la nacelle, Scroll et Wendy se précipitèrent pour le sermonner, lui conseillant de ne plus mettre ainsi sa vie en danger. Roland, cependant,  se défendit en prenant pour excuse la nouveauté de ce jouet et retourna la question à son avantage. Rossignol, qui trouvait la situation plutôt amusante et s’approchait pour les retrouver, sentit soudain son cœur se figer.

Elle venait d’apercevoir les yeux d’Anna débordants de joie tandis que Roland l’aidait à sortir de la nacelle, légèrement rougissante. Ses mèches couleur de lin étaient retenues d’un côté à l’aide d’une petite épingle qui lançait des reflets argentés sous le soleil.

Rossignol se souvint qu’elle avait vu le Prince polir une pièce d’argent tandis qu’il se trouvait à l’usine pour enseigner aux forgerons l’utilisation de ces grosses machines.

« Son Altesse a-t-il réalisé personnellement pour elle cette épingle à cheveux ? »

Bientôt, toutes les sorcières se mirent à réclamer une promenade en ballon.

Celui-ci s’éleva à nouveau, emportant Anna et Nana.

Restée à l’écart, Rossignol vit le ballon devenir de plus en plus petit.

Le visage rayonnant d’Anna l’obsédait.

La jeune femme était généralement très calme et fort peu expressive. Au cours de son voyage vers l’Association de Coopération des Sorcières, en traversant les grandes villes, Rossignol avait souvent vu des visages animés d’un sourire similaire.

Elle savait ce que cela signifiait. De toute évidence, Son Altesse Royale et Anna ne s’étaient pas contentés de profiter du paysage. Maggie et Foudre, qui leur tournaient autour, les avaient sans doute empêchés d’aller plus loin. Cependant, pour peu que l’idée leur ait traversé l’esprit, cette pensée risquait de ne plus les quitter. La sorcière eut soudain l’impression qu’une partie de son cœur était vide.

Elle pensait s’être faite à cette idée depuis longtemps, mais en la voyant devenir réalité, Rossignol réalisa qu’elle n’était pas aussi prête qu’elle l’aurait cru.

La jeune femme éprouva le désir de s’isoler. Elle s’éloigna, s’assit, s’adossa contre un mur et fixa le groupe, le regard dans le vague et la tête vide. Le ballon à air chaud redescendit enfin, Nana quitta la nacelle et Leaves se précipita pour prendre sa place.

Lorsque Rossignol reprit ses esprits, elle s’aperçut que Roland n’était plus dans la cour. Il était certainement rentré au château pour se remettre au travail, ou peut-être étudier l’un de ses livres. Elle devait impérativement le rejoindre dans son bureau, son devoir était de rester auprès du Prince, comme elle l’avait toujours fait. Rossignol se releva et s’aperçut qu’elle était incapable de faire un pas de plus. Elle se demandait comment elle pourrait affronter Roland dans l’immédiat. Même si elle entrait dans son univers et qu’il ne puisse pas la voir, elle savait. Le seul fait de voir son visage rayonnant de bonheur la mettrait vraiment mal à l’aise.

Après que le ballon ait fait plusieurs ascensions, Wendy s’approcha :

– « Pourquoi n’essayez-vous pas ? C’est une merveilleuse expérience que de voir la ville depuis le ciel. »

S’il y avait une personne que Rossignol ne se sentait pas le courage d’affronter dans l’immédiat, pire encore que Son Altesse, c’était bien Anna. Devant cette suggestion, la jeune femme eut un sursaut de panique et s’exclama :

– « Non merci, il faut impérativement que je retourne au bureau. »

La sorcière n’avait pas fini de parler qu’elle disparut dans son brouillard. Elle fit deux pas et se demanda soudain : « mais pourquoi donc utiliser ma capacité alors que je suis dans la cour ? » Elle se retourna juste à temps pour voir wendy regarder autour d’elle, étonnée. Rossignol serra les dents et poursuivit son chemin.

Après le dîner, elle se réfugia aussitôt dans sa chambre, leva les yeux au ciel et se laissa tomber en arrière sur le lit.

Ce jour-là, à aucun moment Rossignol ne s’était montrée tandis qu’elle se trouvait dans le bureau. Lorsque Son Altesse Royale l’avait appelée, elle s’était contentée de lui donner deux tapes dans le dos pour lui faire savoir qu’elle était là. Et lorsque Roland avait placé sur la table les poissons salés qu’elle aimait tant d’habitude, n’étant pas d’humeur aux compromis, la jeune femme n’en avait pas pris.

– « Que se passe-t-il ? Que vous est-il arrivé ? » demanda Wendy en refermant la porte derrière elle. « Tout le monde est monté en ballon. Vous seule êtes restée assise à l’écart. »

– « Ce n’est rien », répondit Rossignol en se détournant.

– « Il est évident que quelque chose ne va pas. »

Wendy s’assit au chevet du lit et contraignit Rossignol à se retourner. Elle la fixa un moment et poursuivi : « Je pensais que vous aviez compris que vous pouvez tout me dire. »

Cette dernière ferma les yeux. Après un long moment, elle murmura enfin :

– « c’est à cause d’Anna. »

– « Anna ? »

Rossignol n’avait aucune envie d’aborder ce sujet dérangeant. Cela paraîtrait dérisoire dans la mesure où Anna était la première sorcière que Son Altesse avait rencontrée, et non elle. Mais d’un autre côté, si elle gardait tout cela pour elle, son chagrin ne ferait qu’augmenter et serait de plus en plus pénible à supporter.

En outre, Wendy lui avait toujours été d’un grand secours lorsque la nécessité s’en était fait sentir. A chaque fois qu’elle se trouvait en proie à la confusion, la première personne à laquelle elle pensait pour trouver un  soutien était Wendy.  Jamais celle-ci ne l’avait laissée tomber. A ce souvenir, Rossignol prit doucement la main de son amie et entreprit de lui confier ses soucis.

Après avoir écouté son récit, Wendy soupira :

– « Je savais qu’Anna ne saisissait pas l’importance de ce problème, mais vous-même, ne l’aviez-vous pas compris ? Il y a quelque temps, je vous avais bien rappelé que jamais le  Prince ne pourrait être en couple avec une sorcière. Lorsqu’il sera Roi, Roland Wimbledon devra faire des enfants pour hériter son royaume. C’est pourquoi  jamais il ne pourra choisir  une sorcière pour femme. »

– « Il  le fera. »

– « Pardon ? »  s’écria Wendy stupéfaite.

– « Lord Roland épousera une sorcière », dit Rossignol en ouvrant les yeux l’un après l’autre, « C’est lui-même qui l’a dit! »

Elle aurait préféré garder cette information profondément enfouie au fond de son cœur, cependant, la sorcière ne pouvait supporter plus longtemps de ne pas être prise au sérieux.

La nouvelle parut effrayer Wendy qui, au bout d’un moment, demanda en fronçant les sourcils :

– « En êtes-vous bien certaine ? »

– « Absolument », confirma Rossignol en précisant que ce jour-là, le Prince répondait à une question de Scroll. « A la question « Êtes-vous susceptibles d’épouser une sorcière ? » Il a répondu simplement : « Pourquoi pas ? ». Vous connaissez ma capacité, vous savez donc que je suis en mesure de savoir si une personne dit ou non la vérité. Il était sincère en répondant ainsi. »

Wendy agrippa fortement le bras de Rossignol.

– « Gardez cela pour vous, n’en parlez à personne, pas même à l’une de nos sœurs. »

– « Pourquoi ? »

– « Parce qu’il est destiné à devenir Roi de Graycastle. Qu’est-ce qu’un roi sans descendants ? Même sans l’Église, il serait déjà difficile d’amener l’aristocratie locale à soutenir un tel roi! C’est pourquoi cette information doit rester strictement confidentielle. Vous ne devrez jamais en parler à personne. Pour le moment, votre devoir est de veiller à sa sécurité. N’oubliez pas que notre sort, comme celui de nos sœurs, est lié au fait qu’il devienne Roi ou non! »

Rossignol approuva d’un signe de tête.

– « Quant à la question qui vous préoccupe… »

Wendy réfléchit un moment. « Est-ce le trône de la Reine qui vous intéresse ou voulez-vous simplement vivre à ses côtés ? »

– « Je veux vivre près de lui, c’est évident », répondit sans hésiter Rossignol.

– « N’êtes-vous pas déjà à ses côtés ? »

Wendy sourit : « Il ne peut y avoir qu’une seule Reine, mais même s’il accède au trône, il aura toujours besoin de vous pour assurer sa protection. Comprenez-vous ce que je veux dire par là ? »

Rossignol se contenta de cligner des yeux, mais elle ne répondit rien.

– « Rester avec lui n’est pas difficile. Ce qui, en revanche, vous pose problème, c’est d’accepter le fait que vous devrez faire un choix », reprit Wendy. « Si vous en êtes incapable, vous devrez soit renoncer à votre poste, soit passer à l‘étape suivante. Quant au choix le plus judicieux, vous seule pouvez répondre à cette question. »

Le lendemain matin, lorsque Roland entra dans son bureau et ouvrit le tiroir, il découvrit que les poissons avaient disparu sans laisser de traces.