– « Arrière, sale mendiant ! »
Quelqu’un la poussa sans ménagement, mais elle ne bougea pas d’un iota. Ce fut son assaillant qui fit deux pas en arrière.
L’expression arrogante de l’homme fit place à une surprise intense. L’instant d’après, il se détourna et s’enfuit, la queue entre les jambes.
Elle n’en fut pas affectée et poursuivit son chemin à travers la foule. En voyant cette femme épuisée, la plupart des gens s’écartèrent en fronçant les sourcils. Elle put ainsi progressivement s’approcher de la porte du centre de Graycastle.
Bien que, traditionnellement, il n’y ait pas de murs pour délimiter le centre-ville, les gens avaient érigé une porte symbolique faite de bois et ornée de guirlandes pour mieux contrôler la marée humaine.
De chaque côté se tenaient deux rangées de guerriers arborant de superbes armures qui réfléchissaient la lumière du soleil. Avec leurs ailes d’aigle déployées sur leurs épaules, on aurait dit qu’ils s’apprêtaient à s’envoler vers le ciel. Une fleur d’iris décorative ornait leur poitrine et leurs beaux visages héroïques attirèrent un groupe de riches ménagères qui criaient et se disputaient à leur sujet.
Ces guerriers portaient tous des capes rouges qui touchaient le sol. En les voyant de derrière, on aurait pu croire à un mur rouge. Tous ces beaux et puissants soldats étaient chargés d’écarter la foule afin de laisser un large passage destiné aux familles les plus influentes.
De nombreuses banderoles flottaient au vent le long de la route et des bannières dorées en forme de bandes étaient suspendues aux mâts, générant une atmosphère solennelle pleine de respect. Les bannières avaient été brodées de nombreux motifs différents, mais la plupart arboraient une tour et un brochet.
La femme connaissait ce symbole qui était celui de la famille royale du Royaume de Graycastle, organisatrice de la cérémonie.
On fêtait ce jour-là le passage à l’âge adulte de Tilly Wimbledon, la 5ème princesse.
Cependant, elle n’était pas venue pour la nourriture.
Son objectif était l’Archevêque.
Si elle parvenait à tuer un archevêque sous le regard vigilant du roi, l’Église ne pourrait étouffer l’incident et perdrait grandement la face. A la pensée de la douce saveur de sa vengeance, elle se sentait particulièrement excitée. Elle toucha sa poitrine pour s’assurer que le couteau qu’elle avait dérobé était toujours là. Ce couteau était de piètre qualité mais il suffirait à tuer un mortel.
Soudain, un flot d’acclamations montant de la foule interrompit le cours de ses réflexions. La jeune femme regarda en direction du centre-ville et constata que les Chevaliers du Royaume de Graycastle qui jusqu’ici se tenaient en rangs aux portes de la ville avaient lentement commencé à avancer. Celui qui marchait en tête portait une armure encore plus brillante, semblable à une flamme scintillante. Tandis qu’il s’avançait, son manteau rouge brodé d’or flottait derrière lui.
Les Chevaliers précédaient un carrosse tiré par quatre magnifiques chevaux qui trottaient côte à côte. L’emblème de la famille royale était sculpté sur les parois du carrosse dont les roues et les cadres étaient recouverts d’or. Sur le toit flottait une bannière écarlate et une étoffe de soie brodée d’or pendait aux quatre coins du véhicule. A première vue, ce carrosse ressemblait à un océan d’or.
La femme se mêla à la foule et suivit l’attelage. Elle parvint ainsi jusqu’au centre de la Place de L’Aurore, protégé par une rangée de gardes, seule l’aristocratie était autorisée à observer de près la cérémonie. Elle trouva préférable de rester en retrait dans l’immédiat. Mais dès que l’archevêque entrerait sur la place, elle foncerait sur lui telle une flèche. En quelques bonds, elle l’aurait rejoint, aussi n’avait-il aucune chance de lui échapper.
L’un après l’autre, cinq jeunes gens sautèrent du carrosse royal : il ne pouvait s’agir que des enfants de Wimbledon III.
Parmi ceux-ci, la jeune femme reconnut Tilly Wimbledon.
Il ne faisait aucun doute que la Princesse était l’héroïne du jour.
Ses yeux, clairs comme deux gemmes, reflétaient l’intelligence. Son maquillage léger et ses longs cheveux gris tressés lui donnaient un air simple et rafraîchissant. Debout parmi ses frères et sœurs, elle semblait exceptionnelle. Sa robe était ornée de motifs simples parfaitement adaptés à son tempérament. Mais le plus incroyable était qu’elle l’avait regardée droit dans les yeux, parmi toutes les personnes présentes, avec un sourire et un signe de tête. On aurait dit que la Princesse la saluait personnellement.
Ce n’était certainement pas une illusion. Durant ce bref instant, elle ressentit un sentiment incomparable de complicité, comme si toutes deux étaient des amies de longue date. Un sentiment doux et chaleureux qui ne provenait pas d’un quelconque lien du sang ni d’un éventuel statut social similaire mais bien de… la résonance de leurs magies respectives.
Instinctivement, elle relâcha le couteau qu’elle tenait fermement et se mit à regarder paisiblement la jeune femme qui montait sur l’estrade. La cérémonie terminée, elle fut abordée par deux gardes chargés de l’escorter au palais.
Si elle avait refusé de les suivre, les gardes n’auraient jamais pu l’arrêter. Mais la jeune femme ne posa aucune question et se contenta de les accompagner vers le centre-ville, jusqu’au magnifique palais situé tout au bout de la route.
C’est dans une salle secrète du palais qu’elle rencontra pour la première fois la 5ème princesse.
– « … Ainsi, voilà ce qui vous est arrivé…
Après cette malheureuse histoire, vous êtes tout de même revenue vivre au Royaume de Graycastle.
Ne vous inquiétez plus, votre vie d’errance est terminée. Désormais, vous resterez auprès de moi.
Je vous ferai faire un habile maquillage et veillerai à ce que personne ne puisse vous reconnaître. »
« J’ai entendu dire que le monastère avait été détruit par un incendie et que tous les enfants avaient disparu. Qu’il ne restait que ruines et cendres.
Aviez-vous un nom avant cet évènement ?
« Puisque c’est ainsi, dorénavant, je vous appellerai Cendres. »
Lorsque Cendres ouvrit les yeux, la première chose qu’elle vit fut le visage de Maggie.
La jeune femme cligna plusieurs fois des yeux puis s’approcha pour embrasser son amie :
– « Enfin, vous voilà réveillée, goo! »
La sorcière tenta de bouger ses orteils et contrairement à ses craintes, s’aperçut qu’elle ne ressentait ni faiblesse ni engourdissement. En outre, son ventre n’était absolument plus douloureux.
– « Combien de temps ai-je dormi ? »
– « Un après-midi », répondit Maggie. « Nana a dit que votre traitement médical était terminé et que vous étiez susceptible de vous réveiller à tout moment. Cependant, elle a également précisé que vous seriez très fatiguée et qu’il faudrait vous reposer un temps. Lors de votre second réveil, vous devriez vous sentir bien mieux et avoir récupéré votre énergie. »
Cendres tapota la tête de Maggie, se redressa lentement et écarta ses vêtements afin de s’examiner. Elle constata que son abdomen était complètement intact. L’impressionnante blessure avait disparu. On aurait dit qu’elle venait de faire un cauchemar et qu’à son réveil, la blessure s’était volatilisée dans le néant.
– « Elle… comment a-t-elle fait pour me guérir ? »
– « Je pense qu’il est préférable que vous ne le sachiez pas », répondit Maggie. Mais voyant la détermination dans les yeux de Cendres, elle décida finalement de poursuivre : « Ils ont remis les… Goo, les parties de votre corps en place, et reconstitué votre ventre. Puis Nana a commencé à libérer sa magie pour rendre à celui-ci son état d’origine. Plus vite ils rassemblaient vos constituants, plus vite elle pourrait vous soigner. Si quelque chose avait manqué, elle n’aurait pas eu le pouvoir de le régénérer »
Cendre sentit un frisson la parcourir :
– « Toute la saleté et l’herbe dont les parties de mon corps étaient souillée, est-elle… »
– « Lorsque Nana vous a soigné, toute impureté a été évacuée hors de votre corps. Il semble que sa capacité soit en mesure de distinguer entre ce qui est utile et ce qui est nocif. »
A ces mots, la sorcière se sentit soulagée. Elle tenta de se lever de son lit afin de se rendre compte de son état de récupération. Contrairement à ce qu’avait annoncé Nana, la jeune femme venait à peine de se réveiller et pourtant ne ressentait plus aucune faiblesse. Elle eut même l’impression d’être encore plus puissante qu’auparavant.
Cendre enfila sa robe noire, regarda le ciel par la fenêtre et se dirigea vers la porte.
– « Où allez-vous ? » Demanda Maggie, confuse.
– « Voir Son Altesse Royale », répondit Cendres sans se retourner.