Depuis longtemps, Roland avait corrigé le design de la balle du Revolver. Tout bien considéré, les balles de plomb circulaires et la poudre libre étaient un arrangement beaucoup trop archaïque. Compte tenu de la capacité de traitement d’Anna, elle pourrait certainement fabriquer la douille des munitions. Le problème résidait dans le fait qu’il n’existait pas d’amorçage fiable, capable de mettre le feu à la cartouche de la balle remplie de poudre noire.
La coque extérieure d’une balle était généralement constituée de fulminate de mercure, très sensible aux impacts. Lorsque le percuteur frappait la base de la cartouche, le fulminate de mercure s’enflammait ce qui mettait le feu à la poudre noire, éjectant ainsi la balle de la chambre.
Quel dommage, Roland avait beau se casser la tête sur le problème, il ne parvenait toujours pas à se souvenir des matières premières nécessaires au fulminate de mercure. D’un point de vue littéral, il aurait certainement besoin d’acide nitrique et de mercure. Cependant, si le Prince se fiait au résultat de l’équation chimique qu’il avait écrite, il devenait évident que ces deux substances mises ensemble ne produiraient que de l’acide nitrique.
De plus, le fait de savoir quelles matières premières utiliser, ne signifiait pas qu’il puisse tranquillement fabriquer des produits utilisables. Roland devrait encore découvrir la bonne concentration et la température nécessaire au processus réactif. Déterminer s’il devait ou non ajouter un autre catalyseur était également un point crucial qu’il était impératif de calculer avant de pouvoir terminer le produit.
De plus, en raison des propriétés sensibles du mercure, la fabrication était réputée pour être un processus extrêmement dangereux. En cas d’explosion, on pouvait y laisser des doigts, aussi Roland craignait-il de réaliser lui-même l’expérience.
C’est pourquoi il devrait se contenter de la seconde meilleure option : utiliser une douille de munition en métal, mais en gardant l’ancien mode d’allumage au moyen d’un silex, ce qui impliquait que l’étincelle puisse pénétrer à l’intérieur de la douille pour enflammer la poudre à canon. Par conséquent, il devrait faire un trou au fond de la douille des munitions, mais il faudrait dans ce cas trouver un moyen d’empêcher les fuites de poudre noire.
De toute évidence, ces deux points étaient contradictoires : plus l’ouverture serait importante, plus vite la poudre à canon s’échapperait. Pourtant, si l’ouverture était trop petite, l’étincelle aurait du mal d’enflammer la poudre.
Il fallait trouver quelque chose qui permette à l’étincelle d’enflammer la poudre tout en bloquant le trou afin d’éviter que la poudre à canon ne s’échappe.
Roland avait d’abord pensé à la pyroxyline, également appelée nitrocellulose.
C’était l’un des rares produits chimiques dont il se souvenait que l’on pouvait utiliser pour l’armement, dans la mesure où son mode de fabrication était plutôt simple : il suffisait de tremper du coton dans deux sortes d’acides forts. Roland utiliserait l’acide sulfurique et l’acide nitrique, qui étaient des produits assez courants et dont la fabrication n’était pas dangereuse. Le Prince aurait bien voulu attendre l’alchimiste, qui était supposé arriver bientôt, mais comme il était impératif qu’il ait terminé avant sept jours, il avait décidé de se retrousser les manches et de se mettre au travail.
Prenant la plume, Roland se mit à consigner l’idée qu’il avait en tête depuis longtemps.
Le premier ingrédient dont il avait besoin était le coton. Les meilleurs fils de coton étaient ceux qui n’étaient ni tissés, ni teints et c’était exactement ceux-là qu’il avait ramené du château du Duc et stocké dans ses entrepôts. Il faudrait procéder au débouillissage du fil de coton, faute de quoi les cires et impuretés dont il était imprégné empêcheraient la nitrification.
Il connaissait déjà le produit nécessaire à l’élimination de la cire. Il s’agissait de l’hydroxyde de sodium, également connu sous le nom de soude caustique. Dans le même temps, c’était aussi l’une des matières premières nécessaires à la fabrication du savon. Pour fabriquer du savon, il fallait ajouter de la graisse à la soude caustique puis remuer jusqu’à ce que le mélange se solidifie. On pouvait ensuite l’utiliser comme savon à laver. Mais Roland, trop occupé à développer la technologie industrielle, agricole et à défendre Border Town contre les ennemis étrangers, n’avait pas trouvé le temps d’inventer ces produits.
Quant à la façon dont il entendait produire de la soude caustique, la méthode la plus simple serait probablement l’électrolyse de l’eau salée. Le Prince réalisa que pour créer ce nouveau type de balles, il lui faudrait d’abord développer un générateur à courant continu.
Cendres marchait le long de la rivière Redwater, quelque peu déprimée.
Depuis que les sorcières apprirent qu’elle n’était venue à Border Town que pour les emmener loin de la ville, leur attitude envers elle s’était énormément refroidie. Il ne restait plus rien de l’accueil chaleureux que la jeune femme avait reçu la nuit précédente.
Elle remarqua également que la plupart des sorcières pratiquaient leur capacité dans l’arrière-cour du château. Roland avait donc trouvé un moyen d’éviter les souffrances de la Morsure Démoniaque. À l’origine, Cendres comptait utiliser cette information vitale pour montrer sa bonne volonté aux autres sorcières, mais contre toute attente, son plan avait été réduit à néant dès le départ. A part énumérer les avantages et inconvénients qu’il y avait à quitter Border Town, il ne lui restait quasiment plus aucun argument pour les persuader de partir.
Mais le plus surprenant aux yeux de Cendres était que, même si l’apparence de Roland Wimbledon avait très peu changé depuis leur dernière entrevue, chacun de ses gestes trahissait à présent un tempérament indescriptible, en décalage total avec l’image de dandy qu’il donnait autrefois.
Comment cela avait-il pu se produire ? Il fut un temps, il appartenait à la classe des incompétents. Son seul but était de trouver un moyen d’échapper aux rendez-vous d’affaires, il ne prenait jamais la défense des autres et lorsqu’il était lui-même la cause du problème, il était bien trop lâche pour assumer ses responsabilités. Le jour où il eut l’idée de la harceler, il avait suffi qu’elle lui lance un regard haineux pour que paniqué, il fasse une chute. Mais par la suite, elle avait appris par Tilly qu’il avait prétendu que sa chute était accidentelle et que sa sœur en était responsable. Quelle idée d’avoir engagé une femme aussi déplaisante comme garde personnel !!
A compter de ce jour, Cendres avait classé le 4eme Prince au rang des pires personnes qu’elle ait jamais rencontrées.
En arrivant, elle avait cru que quelqu’un comme lui serait facile à gérer, mais ce jour-là, durant les négociations, la sorcière avait été incapable de prendre le dessus. Lorsque son interlocuteur lui avait suggéré une compétition un contre un, elle s’était aperçue que son argument qui consistait à menacer l’autre d’utiliser la force militaire ne fonctionnait plus, son adversaire n’ayant même pas songé à s’y soustraire. On aurait même dit que son atout avait eu un effet totalement contraire. Si, en cet instant, elle avait personnellement menacé le Prince, Cendres n’aurait obtenu d’autre résultat que d’affecter l’impression positive qu’elle avait faite aux autres sorcières.
La jeune femme soupira. Si seulement elle avait pu être aussi intelligente que Tilly, tous problèmes qui se présentaient à elle auraient pu être résolus sans difficulté. Devant une situation comme celle-ci, elle aurait certainement trouvé une solution… Si ce n’était son désir d’aider Tilly autant que faire se peut, Cendres aurait déjà pris le prochain navire en direction de Silver City et quitté au plus vite le Royaume de Graycastle.
Sans s’en rendre compte, la sorcière s’était éloignée de la ville. Ayant perdu de vue le champ de blé vert de l’autre côté de la rivière, elle regardait à présent en direction de la forêt.
Alors que Cendres s’apprêtait à faire demi-tour, elle sentit soudain un flux de magie derrière elle. Machinalement, elle tourna la tête et eut à peine le temps d’apercevoir un couteau qui se dirigeait vers sa joue, profitant de son mouvement. Les fluctuations magiques devinrent des déferlantes et Cendres sentit soudain une douleur transpercer sa joue. Les mouvements systématiques et logiques de son assaillant n’avaient vraiment rien à voir avec ceux d’une personne ordinaire. Cendres n’hésita plus : abandonnant son attitude passive pour se concentrer sur la manière d’éviter le poignard qui arrivait droit devant elle, la sorcière concentra ses forces dans un pied et se propulsa hors du chemin.
Mais son assaillant, volatilisé dans les airs, était déjà derrière elle. Cendres était incapable de suivre les mouvements de l’adversaire.
Elle tira son épée et se mit à tourner sur elle-même. La sorcière tournait si vite que son épée émit un sifflement sourd et souleva un nuage de poussière du sol. Cette attaque, qui ne laissait aucun angle mort, pouvait généralement balayer n’importe quelle menace. Mais face à cet ennemi inconnu, cette ruse se termina par un échec complet. Lorsque son épée balayait l’endroit où était supposé se trouver son assaillant, elle ne touchait que le vide.
– « C’est mauvais », pensa-t-elle.
Elle banda tous les muscles de son corps, prête à réagir à l’attaque suivante, mais l’ombre disparut à ses yeux.
La poussière retomba lentement et la silhouette réapparut près de Cendres, jouant avec le poignard qu’elle tenait dans sa main.
Son assaillant n’était autre que Rossignol.
– « Dois-je prendre cela comme un avertissement ? » demanda Cendres en fronçant les sourcils.
– « Bien sûr que non », répondit Rossignol en rangeant son poignard à sa ceinture. « Je voulais simplement tester la force d’une extraordinaire. »
– « En êtes-vous certaine ? Cela ressemblait plutôt à… »
– « Pensez-vous que j’userais de tels moyens pour vous contraindre à quitter Border Town au plus vite, quitte à manquer de courtoisie envers vous ? » interrompit Rossignol. « Si tel était le cas, en quoi serais-je différente de Cara ? »
« Cara ? Pourquoi a-t-elle fait allusion à l’ancien leader de l’Association de Coopération des Sorcières ? » se demanda Cendres, confuse.
– « Soyez assurée que je ne vous empêcherai jamais d’approcher une de mes sœurs. Et si l’une d’entre elle souhaite partir avec vous, je ne pense pas que Son Altesse Royale s’y opposera. »
Rossignol s’interrompit. « Mais si vous menacez Son Altesse, je vous garantis que la prochaine fois, je ne me contenterai plus de jouer du poignard près de vous. Bon séjour à Border Town! » Conclut-elle en souriant, avant de se volatiliser dans l’air.
« A coup sûr, c’est encore un avertissement », se dit Cendres en secouant la tête.