Avant d’accepter l’entrevue, Roland avait tout entendu de la conversation entre Wendy et Cendres.

Il ne s’attendait pas à ce que Tilly Wimbledon, depuis longtemps disparue, devienne soudain le chef d’une nouvelle organisation de sorcières. De plus, elle avait ouvertement rassemblé la plupart des sorcières du royaume. Et le plus intolérable, elle  voulait maintenant poser ses griffes sur son propre territoire.

Selon les informations recueillies par Rossignol, la sorcière qui se tenait devant lui était une extraordinaire, dont la capacité appartenait probablement au type ײ combat ײ.

Toute sorcière appartenant au genre ײ extraordinaire ײ devait être traitée avec la plus grande prudence. Par conséquent, lorsque Roland rencontra Cendres dans son bureau, non seulement Rossignol était là, cachée dans son brouillard, mais Anna était également présente debout à ses côtés. Elle avait placé de minuscules feux noirs tout autour de sa table de travail, invisibles à l’œil nu. Ceux-ci séparaient en deux la zone située entre les deux murs latéraux. Si jamais Cendres se risquait à se précipiter vers lui, elle finirait découpée en lamelles.

Même si Cendres était une sorcière dite extraordinaire, elle ne portait pas toujours la Pierre du Châtiment Divin. Mais si elle venait à porter une de ces pierres, son pouvoir destructeur serait sans limites. Heureusement, la majorité des sorcières détestait cet objet, ce qu’elle avait parfaitement compris. Aussi Cendres n’en aurait jamais porté sur elle alors qu’elle s’efforçait de gagner les sorcières de Border Town.

– « Vos sorcières ? Ne soyez pas si arrogant! Ce sont des êtres vivants, elles ne vous appartiennent pas! » Dit Cendres d’un ton glacial.

Ces paroles inattendues choquèrent Roland. C’était la première fois qu’il se sentait en position de défaite au cours d’une jouxte verbale. Il avait pris l’habitude de dire ײ mon peuple ײ, ײ mes sujets ײ et autres expressions de ce genre, mais devant cette critique d’ordre démocratique, le Prince se sentit terriblement embarrassé. Ses paroles étaient pourtant conformes aux us et coutumes de l’époque : tout ce qui se trouvait sur les terres du seigneur, y compris les personnes, lui appartenaient après tout. Il n’y avait aucun mal à s’exprimer ainsi. Mais s’il lui fallait à présent mettre l’accent sur ce point de détail devant Rossignol et Anna, non seulement celles-ci penseraient que son QI était relativement peu élevé, mais de plus, il sauterait à pieds joints dans le piège prévu à cet effet.

Le Prince s’éclaircit la voix et tenta de tourner la conversation dans un sens positif :

– « Je ne les ai jamais considérées comme telles. Si elles restent, c’est uniquement parce qu’elles l’ont choisi. Je dois cependant souligner qu’à mon avis, Border Town est encore le meilleur endroit pour vivre libre. Quant à partir habiter dans les Fjords comme vous l’avez proposé, ceci sans compter le voyage lui-même, qui est déjà très dangereux, à travers tout le royaume… Non, le climat des Fjords est trop imprévisible : les habitants passent leur temps à redouter les tsunamis ou les assauts des tempêtes. Ce n’est pas un endroit approprié. »

– « Peut-être, mais là-bas au moins, le pouvoir de l’Église est minime. En outre, les sorcières peuvent compter sur leurs pouvoirs pour renforcer leurs maisons et les rendre résistantes aux catastrophes naturelles. Vous, par contre, n’avez aucun moyen de les protéger contre la puissance de la Pierre ou de l’Armée du Châtiment Divin » lui opposa Cendres, impitoyable : « Avez-vous seulement idée de la stupidité de ce que vous avez fait ? Diffuser ainsi des informations au sujet de vos sorcières ne vous attirera rien d’autre que la visite de l’Église.

Avec tout le respect que je vous dois, vous n’êtes pas de taille face à  l’Armée du Châtiment Divin. C’est pourquoi la meilleure solution pour vous serait de laisser les sorcières quitter votre territoire, afin que vous évitiez tous la tragédie qui ne manquera pas de résulter de vos actes. »

Roland, qui l’avait déjà entendue parler à Wendy de l’Armée du Châtiment Divin, savait qu’il serait beaucoup plus efficace d’utiliser la force pour la persuader plutôt que des mots. Bien sûr, il aurait pu se contenter d’ignorer Cendres, mais ce serait renoncer à combattre pour les sorcières qui étaient sous l’influence de Tilly. C’est pourquoi son dernier espoir d’atteindre son objectif était de lui donner un petit choc.

– « Êtes-vous en mesure de lutter simultanément contre plusieurs soldats de l’Armée du Châtiment Divin ? », demanda le Prince.

Durant un instant, le visage de Cendres exprima la perplexité, mais finalement, elle étendit trois doigts :

– « Trois soldats. Je suis capable de vaincre trois soldats. »

– « Dans ce cas, battons nous », dit Roland qui, se redressant sur son siège, prit un air sérieux. « Cette épreuve vous dira si je suis en mesure de vaincre l’Armée du Châtiment Divin ou non. »

– « Que voulez-vous dire par là ? »

Cendres resta un moment surprise. Son visage, habituellement froid, changea d’expression.

– « Je vous propose une épreuve équitable, un combat un contre un », répondit Roland en appuyant chaque mot : « Si je parviens à vous battre, il vous faudra accepter le fait que je suis en mesure de résister à l’Église. »

– « Vous et moi ? Ou… ou souhaitez-vous qu’une de vos sorcières prenne votre place ? »

– « Votre adversaire ne sera ni moi, vous vous en doutez, ni une sorcière. Les soldats de l’Armée du Châtiment Divin portent tous une Pierre », répondit Roland avec un sourire. « Vous affronterez un chevalier ordinaire. »

Bien qu’il regrettât un peu de ne pas combattre personnellement, l’adversaire était une sorcière nantie d’une force militaire hors classement. À en croire le récit de Wendy, elle avait été assez puissante pour se frayer toute seule un chemin à travers un monastère entier et cette jeune femme était même parvenue à échapper à la poursuite de l’Armée du Châtiment Divin.

Même dans le cadre d’un combat à mains nues ou armée seulement d’une épée de bois, elle restait terriblement dangereuse. L’efficacité réelle d’un revolver était encore inconnue. Pour des raisons de sécurité, le Prince avait décidé de confier cette importante mission à Carter. S’il avait pu mettre la main sur un AK47, Roland aurait volontiers tenté de l’affronter lui-même.

– « Un Chevalier ordinaire… » le visage de Cendre avait retrouvé une expression indifférente. « Si je gagne, vous laisserez les sorcières me suivre ? »

– « Bien sûr que non! Vous n’êtes pas en mesure de proposer la même chose. Si je venais à gagner, vous n’accepteriez certainement pas de retourner chez Tilly, de prendre avec vous toutes ses sorcières et de les ramener à Border Town, n’est-ce pas ? »

– « Dans ce cas, pourquoi cette proposition de duel ? »

– « Je vous l’ai déjà dit : ce n’est pas un duel, c’est un test », corrigea Roland. « L’important est que vous sachiez que, face à la puissance de l’Église, je ne suis pas démuni. En outre, lorsque plus tard vous retournerez dans les Fjords, vous vous souviendrez que les Territoires de l’Ouest, et plus précisément Border Town, sont eux aussi un endroit où les sorcières pourraient vivre. Bien sûr, si vous gagnez, il se pourrait que Wendy entreprenne de persuader les autres. Ce serait beaucoup plus efficace que si vous le faisiez vous-même. »

– « Jamais je ne perdrai », déclara Cendres. « A présent, faites venir votre chevalier. »

– « Pas tout de suite », répondit Roland en agitant la main, « Cette épreuve aura lieu dans une semaine. Je dois d’abord régler les préparatifs requis, jusque-là, vous  pourrez vivre librement au château. Vous ferez l’expérience de la vie à Border Town en compagnie de vos sœurs. Et comme vous êtes une sorcière qui a de la sympathie pour la vie citadine, peut-être même changerez-vous d’avis sans que nous ayons à nous battre. »

Cendres regarda froidement le Prince durant un long moment, puis hocha la tête :

– « Vous avez raison, je n’aurai peut-être pas à attendre sept jours. Elles changeront d’avis bien avant et quitteront librement Border Town avec moi. »

Pour toute réponse, Roland haussa les épaules.

La sorcière était déjà à la porte lorsque soudain, il la rappela :

– « Un instant… Ne vous ais-je pas déjà vue quelque part ? »

Bien qu’il soit certain de ne jamais avoir vu son visage auparavant, alors qu’il la regardait de dos, le Prince eut un étrange sentiment de familiarité. Il se rappelait vaguement quelque chose, un sentiment de déjà-vu qui semblait remonter… au temps où il vivait au Palais Royal.

– « Votre garde ne vous a-t-il rien dit ? » répondit Cendres sans même lui lancer un regard « Si Tilly ne m’avait pas arrêtée en cet instant, vous n’auriez plus qu’une main. »

La porte refermée, Rossignol apparut devant lui et demanda d’une voix glaciale :

– « Vous lui avez mis la main aux fesses ? »

– « Pardon ? » s’écria Roland, soudain effrayé « Je ne me souviens pas avoir jamais vu cette personne au palais. Qu’entendez-vous par là ? »

Rossignol lui lança un regard fâché. Elle pensait : « Bien sûr, il y avait “Tyre”.  Au diable, même si j’ai réellement touché le postérieur de cette femme de chambre, si je réponds à cette question, je montrerais quelques-uns de mes défauts. De plus qu’y a-t-il de mal à tâter quelque chose avec ses mains! Après tout, je ne me soucie pas non plus de vos manies d’épier les gens! »

– « Keke », dit Anna, interrompant leur conversation, « êtes-vous certain que Carter sera capable de la battre ? S’il échoue, cela pourrait affecter la confiance que les autres sorcières vous portent »

Roland s’aperçut avec soulagement qu’Anna semblait avoir gardé son calme, fort heureusement.

– « Bien qu’une sorcière améliorée ne soit pas affectée par la Pierre du Châtiment Divin, elle doit cependant se battre avec son corps. En comparaison avec la rapidité de tir des armes à feu, le corps humain sera toujours très limité, je pense que nos chances de gagner sont d’au moins 70%. »

« Mais pour cela, il faudra que j’aie terminé le développement des munitions d’ici la semaine prochaine », pensa Roland.