Plus tard dans la soirée, Roland s’assit à son bureau et se mit à réfléchir aux nouveaux équipements.
Le fait que les pilules de l’Église soient également apparues au Port de Clearwater lui causait un fort sentiment de malaise. Il sentait des picotements permanents sur son cuir chevelu, sans savoir si c’était dû au fait que l’Église les soutenait tous deux dans leur combat pour le trône, ou à la pensée des milliers d’hommes supplémentaires que Garcia s’était acquis grâce à son alliance.
Le Prince s’imagina des milliers de soldats revêtus d’une armure de fer et capable de courir à des vitesses équivalentes à celle d’une pleine charge de cavalerie. Difficile de ne pas se laisser submerger par une telle image. Il aurait du mal de bloquer un assaut aussi massif avec ses pauvres rangées d’artilleurs. Si quelqu’un venait à atteindre ses rangs, sa Première Armée subirait de lourdes pertes.
Heureusement, cette pilule n’immunisait pas contre les blessures. Même avec ce remède, le corps du consommateur n’en restait pas moins composé de chair et de sang.
Il allait falloir créer des armes ayant un taux de tir et une précision plus élevés, capables également de tirer sur une plus longue distance.
Mais sans fulminate de mercure pour l’amorce, Roland devrait trouver une manière de contourner cet obstacle et, jusque-là, produire des équipements de transition afin de faire face à toute éventualité de crise.
Grâce à la nouvelle capacité d’Anna, le Prince avait confiance en ce projet. Du moment qu’il pouvait dessiner les plans, Anna était en mesure de réaliser l’objet voulu avec précision. Et surtout, son efficacité avait atteint un niveau extraordinaire comparé à tous les travaux réalisés auparavant, pour lesquels un forgeron devait réaliser précautionneusement chaque pièce d’un fusil à silex. Elle était à présent capable d’empiler plusieurs pièces, de leur donner la forme voulue et de les découper simultanément.
Avec un système éducatif universel et un système de mesure unifié, Roland avait prévu toutes les bases dont il aurait besoin pour lancer un travail de production industrielle à grande échelle. Mais cela ne signifiait pas qu’il pourrait prendre un raccourci à chaque étape. La nouvelle capacité d’Anna était purement et simplement un trésor, porteuse d’un potentiel illimité qu’il allait pouvoir exploiter.
Dorénavant, tous les après-midi, Roland se rendait à la zone d’essai de la montagne du Versant Nord, étudiant et explorant avec Anna les possibles utilisations de sa nouvelle capacité. Et lorsqu’il n’avait pas le temps, il lui faisait exercer son contrôle en taillant quelques objets tels que de petites figurines de sorcières.
Pour le moment, les compétences d’Anna en matière de sculpture manquaient encore de maturité, cependant le Prince était fermement persuadé qu’un jour, toute sa bibliothèque serait remplie de poupées de sorcières colorées… enfin, probablement.
Alors que le Prince s’emparait d’une règle d’acier et la positionnait sur le parchemin pour tracer deux lignes droites, on frappa à sa porte.
Lorsqu’aucun des gardes ne l’informait préalablement d’une visite, neuf fois sur dix, c’était une sorcière qui venait le voir. En cet instant, la plupart d’entre elles se trouvaient au salon, au premier étage, assistant aux leçons de rédaction et de lecture de Scroll. La personne qui se tenait derrière la porte ne pouvait être que quelqu’un qui n’avait pas à participer à l’enseignement primaire, et Roland ne voyait qu’une seule personne concernée.
– « Entrez. »
Bien entendu, c’était Anna.
Elle ferma doucement la porte, puis se dirigea vers la table où travaillait Roland, un livre fantôme dans les bras.
Depuis le début des leçons, il la voyait quotidiennement avec une copie de son livre, et il devait reconnaître que même si Anna n’était pas très bavarde, il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit si favorablement populaire au sein du groupe des sorcières. Par le passé, il en allait de même pour Nana, qui était attachée à elle comme un prolongement de son être. Peut-être était-elle dotée de ce charme inné capable d’attirer les autres sorcières ?
– « Puis-je vous aider ? »
-« Eh bien… ». Elle hocha la tête et salua Roland, puis déposa le livre qu’elle tenait devant lui. « Ici… vous avez écrit que toute chose dans le monde était constituée de petites boules, toutes différentes les unes des autres, mais un peu plus loin, vous écrivez qu’elles peuvent devenir des… ondes.
Qu’est-ce qu’une onde ? » Demanda Anna.
– « Lorsque vous jetez une pierre dans l’eau, les ondulations croissantes que vous observez sont des ondes ». Le prince toussa à deux reprises : « Ce n’est qu’un concept, mais ce qu’il y a de bien, c’est que vous n’avez pas besoin de le creuser jusqu’au bout. »
– « Pourquoi ? »
« Parce que je ne le sais pas moi-même, s’écria intérieurement Roland. La mécanique quantique est un sujet mystérieux et encore inexploré, et tant que je n’en saurai pas plus, je n’écrirai rien à ce sujet. Même si cela s’avérait être vrai, je ne peux pas en parler ouvertement. »
– « Parce que ces boules possèdent les caractéristiques des ondes, mais également celles de la matière. Nous sommes semblables à ces petites boules, simplement, notre masse est trop importante, ce qui fait qu’il nous est difficile d’observer les fluctuations à mesure qu’elles se produisent. Il faudra encore plusieurs générations de recherches avant de vraiment comprendre tout cela. »
Il réfléchit un instant et ajouta : « Ce phénomène est contraire à notre bon sens, aussi est-il difficile pour nous de le comprendre. Il ne nous est pas facile d’imaginer un espace à quatre dimensions dans un monde tridimensionnel. Aussi, ne le prenez pas trop à cœur. »
Anna fit la moue. Visiblement, elle n’était pas satisfaite de l’explication de Roland, mais elle demanda immédiatement :
– « Qu’est-ce qu’un espace à quatre dimensions ? »
Lorsqu’elle cessa enfin de poser des questions, le Prince avait la gorge sèche à force d’avoir tant parlé. Il avait vraiment sous-estimé la soif de connaissance d’Anna. Si cela continuait ainsi, il n’aurait bientôt plus rien à lui enseigner.
Lorsque Roland lui avait posé des questions sur ses progrès en mathématiques, elle avait répondu :
– « Jusque-là, c’était assez simple. A présent, j’en suis aux équations et matrices, cela m’a l’air fascinant. »
Simple… fascinant…
Roland s’aperçut soudain qu’il y avait un énorme fossé entre elle et lui. Combien de temps cela lui avait-il pris ? Une semaine seulement et Anna était passée de l’apprentissage des mathématiques élémentaires aux équations et aux matrices. Ensuite viendraient la différenciation et l’intégration. À son école, Anna aurait certainement été une étudiante très douée, intimidante.
Et pour ne rien gâcher… un joli rat de bibliothèque.
Roland observa la jeune femme en train de lire, subjugué par ce qu’il voyait. Elle avait soigneusement tiré ses cheveux derrière son front mais quelques mèches retombaient sur sa joue. Le Prince ne put s’empêcher de tendre son index pour effleurer doucement ses cheveux, derrière son oreille.
Anna tourna la tête et regarda Roland, un sourire éclaira son visage. Les lacs dans ses yeux avaient perdu leur paisible expression. Ils étaient à présent remplis de vagues. Ils restèrent là, si près l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’Anna ouvre la bouche pour tenter de parler sans qu’aucun son ne sorte. Roland, cependant, parvint à lire sur ses lèvres.
« Pour le moment, Rossignol n’est pas là. »
Le sens de cette phrase était très clair et Roland se dit qu’il était stupide de prétendre qu’il ne la comprenait pas. Dans la pièce silencieuse, on entendait plus que son souffle et les battements accélérés de son cœur.
Le Prince ne put se refreiner, les lèvres de la jeune femme l’attiraient comme un aimant. Anna avait fermé les yeux et ses joues se teintaient d’une nuance rosée. Roland était si proche qu’il pouvait sentir le parfum de son corps.
Enfin, leurs lèvres se joignirent doucement.
Perdu dans cette douce étreinte, le temps semblait s’être arrêté, aussi Roland n’aurait pu dire combien de temps s’était écoulé lorsqu’ils se séparèrent.
Sans lui laisser l’occasion de dire quoi que ce soit, Anna se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa à nouveau.
– « Hey, hey! »
Lune Mystérieuse était assise en position du lotus, en profonde méditation, les yeux fermés, les mains levées, formant un cercle entre son pouce et son index.
– « Etes-vous devenue folle ? », demanda Lily en fronçant le sourcil, une serviette enroulée autour de ses cheveux mouillés.
– « J’imagine que je suis une particule », dit-elle en ouvrant les yeux. « Je suis une particule et vous êtes une particule! », ajouta-t-elle en pointant du doigt vers Lily.
Cette dernière lui lança un regard dédaigneux et entra dans son lit douillet.
– « Oh, encore loupé », soupira Lune Mystérieuse. « Je regarde toute chose comme une particule, alors pourquoi ne puis-je évoluer comme Anna ? »
– « Parce que vous n’y croyez pas », expliqua Lily.
– « Bien sûr que j’y crois! »
– « Vous n’y croyez pas. »
Elle secoua la tête : « Vous pouvez peut-être tromper les autres, mais vous ne pourrez pas vous mentir à vous-même… Même si ce n’est pas une excellente raison, je pense que, quoi que dise le prince, Anna croit tout sans même poser de questions. Bien entendu, il est également d’avis qu’elle est beaucoup plus intelligente que vous. C’est principalement la raison pour laquelle elle est parvenue à faire évoluer sa magie et à avoir accès à de nouvelles capacités. En d’autres termes, n’y pensez plus, et donnez à votre esprit un peu de paix et de tranquillité. » Dit Lily en tapotant la place à côté d’elle dans le lit.
– « Ne voudriez-vous pas obtenir des pouvoirs plus importants ? » demanda Lune Mystérieuse incrédule. « En outre, je voudrais moi aussi faire quelque chose pour le Prince. »
– « Je devrais faire évoluer ma magie simplement pour faire durer plus longtemps la conservation des aliments ? » Elle bâilla, « Non, merci. D’ailleurs, pourquoi souhaitez-vous travailler davantage pour lui ? Les hommes sont changeants et sans pitié. Il suffit de voir l’exemple d’Echo. »
– « Même si vous prétendez que vous n’êtes pas intéressée, Leaves mise à part, vous êtes la plus attentive et la plus sérieuse en classe », rétorqua Lune Mystérieuse.
Lily saisit son oreiller et le jeta au visage de la jeune femme :
– « Laissez-moi dormir! »