La leçon terminée, Anna revint dans sa chambre. La sorcière jeta un paquet de flammes vertes dans un gros baquet rempli d’eau, qu’elle réchauffa jusqu’à ce que la température soit agréable.
Lorsque l’eau fut suffisamment chaude, la jeune femme se dévêtit et entra dans le baquet.
Lorsque les sorcières voulaient se laver, elles venaient d’abord demander à Anna de réchauffer l’eau. Transporter l’eau chaude de la cuisine à leur chambre aurait été trop pénible. Lorsque Son Altesse Royale avait eu vent de cette organisation, il s’était montré plutôt surpris. Visiblement, il avait du mal d’accepter le fait qu’elles réutilisent plusieurs fois la même eau.
Au souvenir de son expression, Anna ne put s’empêcher de rire. Même la population civile, qui avait déjà du mal de se laver ne serait-ce qu’une fois par mois, avait coutume d’utiliser plusieurs fois la même eau.
« Il semble qu’il n’ait pas remarqué combien nos vies étaient déjà plus agréables depuis qu’il nous a acceptées, nous autres sorcières, et nous a offert un nouveau foyer. »
Anna secoua la tête. Son Altesse Royale, Roland Wimbledon, semblait bien renseigné dans de nombreux domaines, par contre dans d’autres, il était… maladroit. D’après les récits qu’elle avait lus dans ses livres, un prince ne devait-il pas participer à toutes sortes de banquets, d’activités sociales, et ne traversait-il pas une mer de fleurs depuis son enfance ? En tant que tel, il aurait eu le droit d’être peu instruit, peu compétent, lâche et timoré avant un combat, mais néanmoins, il était tenu d’être efficace en matière de communication.
Étrangement, ces pensées la rassurèrent.
« Apparemment, le Prince possède de nombreuses et merveilleuses connaissances, lui permettant par exemple de créer et utiliser des machines alimentées par la vapeur, ou encore calculer les bonnes dimensions afin qu’une pierre puisse flotter sur l’eau. Ajouté à cela le cours qu’il nous a donné ce soir, au cours duquel Son Altesse nous a enseigné que le monde était en fait composé de nombreuses petites boules, si petites qu’il faudrait les grossir plusieurs fois avant de pouvoir les voir à l’œil nu. Comme elles sont minuscules, elle sont partout, qu’il s’agisse d’un matériau solide, d’un gaz, d’un liquide, d’un être humain, d’une fleur ou d’une pierre. Si l’on pouvait les décomposer et les réduire à leur plus petite structure, on s’apercevrait qu’ils sont tous conçus à partir du même matériau.
C’est tout simplement incroyable », pensa Anna, « comment Son Altesse Royale peut-elle savoir autant de choses ? »
Au lieu de s’éponger, la sorcière fit appel à sa flamme pour vaporiser les gouttelettes d’eau qui ruisselaient sur son corps. Puis elle enfila ses vêtements et prit place à son bureau.
Au milieu de la table reposait un manuel que Roland avait lui-même écrit.
Profitant de la capacité de Scroll à créer des reproductions magiques de livres pour une période de temps donnée, Anna empruntait chaque soir une copie de son livre afin de pouvoir lire un peu avant de se coucher.
Ce manuscrit contenait toutes sortes d’informations. Il commençait par traiter des phénomènes de la vie courante, décrivant étape par étape la façon de peler un oignon. Le texte était accompagné, à certains endroits, d’images intéressantes et hautes en couleur, et se terminait par l’enseignement inédit de nouveautés. Aussi, dès qu’Anna l’eut ouvert et en lu la première page, il lui fut presque impossible de s’interrompre…
Mais autant le contenu, au début, était évident, autant, au fur et à mesure qu’elle progressait dans sa lecture, avait-elle du mal de comprendre.
Par exemple, un chapitre disait que la température des objets, autrement dit le fait que ceux-ci soient chauds ou froids, était déterminée par l’activité des petites boules dont il avait parlé en cours. Plus leur énergie était élevée, plus l’activité des boules augmentait pour libérer davantage de chaleur.
« Si ce que Son Altesse Royale a écrit est exact, cela signifie-t-il que ma flamme verte est amplifiée par le mouvement de ces petites boules ? »
Le temps passant, les bougies, qui brûlaient depuis un bon moment, avaient entièrement fondu. La flamme tressauta deux fois puis s’éteignit. Au même moment, le livre magique atteignit lui aussi sa limite de durée. Les pages et l’écriture devinrent progressivement transparentes et disparurent sans laisser de traces.
La pièce se retrouva soudain plongée dans l’obscurité, puis une flamme verte jaillit du bout des doigts d’Anna, dispersant la nuit environnante.
La sorcière regarda à regret sa table de travail, désormais déserte.
Elle leva la main droite, et observa sa flamme magique, immobile au bout de ses doigts.
Soudain, La jeune femme ressentit l’envie de vérifier si tout était effectivement composé de ces petites boules : si c’était le cas, se pourrait-il que son feu ait les mêmes caractéristiques que celles-ci ?
Elle ferma les yeux et s’efforça de visualiser une image décomposée de sa flamme créée par l’accumulation d’innombrables petites particules.
Lentement, celle-ci se mit à changer.
D’une goutte d’eau, elle prit l’apparence d’un fil qui s’allongea en s’amincissant jusqu’à ce qu’il ressemble à un long cheveu.
Anna perçut ces modifications, mais de son avis, c’était encore loin d’être suffisant. Elle pensait :
« Comparé à ces petites boules, ce cheveu est encore trop épais : Je peux le rendre plus fin. »
Malgré toute sa volonté, il était visiblement très difficile de modifier la flamme verte. Sa luminosité décroissait, et celle-ci ressemblait à présent à un mince rayon lumineux, long et tremblotant.
Cela ne ressemblait pas vraiment à un cluster, mais plutôt à une suite de connexions…
« Son Altesse Royale a expliqué qu’il existait une distance fixe entre les petites balles. Je devrais peut-être remodeler sa forme. »
La flamme qu’Anna visualisait se mit à palpiter et la sorcière entendit le bruit qu’elle fit en se disloquant : les particules composant le feu, qui jusqu’ici étaient étroitement liées, se dispersaient à présent, semblables à des étoiles. Le mince fil vert au bout de ses doigts avait également disparu, mais son image mentale subsistait. Cependant, elle avait perdu son apparence initiale. La plupart des étoiles avaient péri, les autres se regroupaient lentement, formant une rangée de fines bandes pour devenir finalement un filament d’étoiles.
« La température est égale à l’activité », pensa-t-elle.
Au même instant, la ligne se mit à osciller, comme si quelqu’un en avait pincé l’extrémité, et à scintiller doucement. A partit de ce moment, les ondulations se firent régulières.
La jeune femme se retrouva plongée dans un univers vibrant. Les contours délimitant les objets étaient devenus flous, tout était vibration et il lui sembla qu’il s’agissait d’un mouvement perpétuel. Il en allait certainement de même pour la magie, elle le pressentait. Anna tendit le doigt et toucha l’une de ces ondulations : elle ressemblait à sa magie.
La sorcière ouvrit les yeux : tout était calme. Sa flamme verte avait disparu, aussi lui fallut-il un moment pour que ses yeux s’adaptent à l’obscurité. Progressivement, elle parvint à distinguer le bureau, l’armoire, le chandelier… leurs formes surgirent l’une après l’autre de l’ombre. Un rayon de lune bleu pâle qui tombait de la fenêtre donnait à chaque objet une teinte grisâtre. Autour d’elle, rien n’avait changé.
Mais à ses yeux, le monde est complètement différent. Un filament noir apparut dans l’air devant elle. Mais Anna savait qu’elle ne le « voyait » pas vraiment : il n’existait que dans sa propre perception.
Elle saisit un des lingots de fer avec lesquels elle avait l’habitude de s’entraîner et le posa devant elle sur la table de travail.
En un clin d’œil, elle réunit le filament noir au lingot. Conformément à sa volonté, celui-ci s’enroula autour, et le trancha avec la même facilité que s’il s’agissait d’un couteau préalablement chauffé devant du beurre. Anna comprit que la température produite par le filament, quoique bien supérieure à celle de sa flamme, s’inscrivait dans une fourchette très restreinte. Le lingot de fer était en deux morceaux. La jeune femme saisit l’un d’entre eux et nota que la ligne de coupe était incroyablement lisse. En passant le doigt dessus, elle sentit que cette face était légèrement plus chaude.
Elle dressa ensuite le lingot de fer sur son bureau, plaça son filament noir par-dessus et l’étendit jusqu’à ce qu’il prenne l’apparence d’une corde, perpendiculaire à celui-ci.
En mathématiques, Son Altesse avait expliqué que si l’on prenait un point pour centre, que l’on y plante une aiguille reliée à une corde tendue et que l’on fasse faire à celle-ci une fois le tour du centre, on obtenait un cercle précis. La surface du cercle était alors égale à la longueur du fil multipliée par elle-même, puis ensuite par une constante fixe.
Anna prit le contrôle du son filament ainsi étiré horizontalement et le plia vers le bas aux deux extrémités, formant ainsi un angle droit. La sorcière fit en sorte qu’il pénètre dans le lingot jusqu’à atteindre la surface du bureau. Puis, elle le fit tourner doucement autour d’un point central. Comparée à sa flamme verte, de laquelle elle ne pouvait réguler que la température, cette flamme noire composée de nombreuses particules, pouvait prendre n’importe quelle forme et la température de chaque partie être contrôlée séparément.
Lorsqu’elle en eut fait le tour, le lingot se trouva découpé en cylindre.
La ligne de coupe étant très fine, Anna eut grand peine à l’extraire du lingot. Etant donné qu’elle l’avait préalablement découpé en deux, les contours du cylindre étaient très lisses. Sous le clair de lune, elle put même y apercevoir le reflet de son visage.