Lorsque Roland se fut endormi, Rossignol sortit du brouillard, s’approcha du lit et tira doucement la courtepointe pour recouvrir son bras exposé. Elle resta un moment debout à le regarder dormir, puis, tranquillement, traversa le sol pour se retrouver dans sa chambre.

La sorcière fut un peu surprise de voir Wendy qui lisait, assise sur son lit.

– « Vous ne dormez pas encore ? »

– « Je crains que ce que vous faites ne soit stupide! », dit cette dernière en la regardant. « Son Altesse Royale n’est plus un enfant : est-il vraiment nécessaire que vous vous occupiez de lui jusqu’à ce qu’il soit endormi ? »

– « Son Altesse a envoyé des gens dans d’autres villes afin de faire savoir aux habitants que l’Association de Coopération des Sorcières était ici, aussi dois-je rester à ses côtés dans le cas où quelqu’un, qui aurait eu vent des nouvelles concernant les sorcières, chercherait à lui nuire. »

Rossignol prit une serviette humide et nettoya son visage. Après avoir défait la ceinture rouge qu’elle portait autour des hanches, retiré les bandelettes de cuir de ses poignets ainsi que son armure, elle ôta finalement ses vêtements blancs. Cette robe était la dernière création de son Altesse : avec son manteau à capuche d’un blanc pur, elle n’attirerait guère l’attention aussi c’était la tenue parfaite pour un assassin. C’était du moins ce que pensait le Prince.

La jeune femme lissa ses vêtements et les suspendit soigneusement. Puis elle  enveloppa son corps sexy aux courbes gracieuses dans une légère mousseline. Il n’y avait pas une once de graisse sur son ventre plat, pas plus que sur ses cuisses.

– « Aucune chance qu’un accident puisse se produire », dit Wendy en posant son livre : « Il y a des sœurs dans le château et des gardes patrouillent dehors. De plus, n’avez-vous pas mis une pierre sous son oreiller ? Je ne comprendrai jamais à comprendre comment vous parvenez à toucher cette chose. »

– « Soit, cependant je reste responsable de sa sécurité », répondit Rossignol en s’asseyant sur le bord du lit. Elle retira ses bottes, révélant ses jambes jeunes et minces, puis s’allongea et se tourna vers Wendy.

– « N’avez-vous pas entendu ce que j’ai dit l’autre fois ? », soupira Wendy. « Veronica, nous sommes des sorcières. »

– « Je sais, Wendy », fit Rossignol en hochant la tête. « En effet. »

« Mais Son Altesse Royale a dit qu’il épouserait une sorcière. Ce sont ses propres paroles et … je suis certaine qu’il ne mentait pas. »

Evidemment, cette information ne pouvait être révélée à la légère et ne devait être utilisée qu’en dernier recours, aussi Rossignol la garda-t-elle pour elle. Dans son cœur, elle demanda pardon à Wendy et changea de sujet :

– « Que pensez-vous de l’Eglise ? »

La question surprit son amie :

– « Pourquoi me demandez-vous cela, tout à coup ? »

– « Tandis que je me trouvais avec Son Altesse au château de la Forteresse, le Grand Prêtre lui a rendu visite. Il a offert de l’aider à conquérir le trône. »

– « Et qu’a répondu le Prince ? », demanda Wendy, soudain tendue. « Vous avait-il ordonné de sortir juste avant l’entretien ? »

Rossignol sourit, secoua la tête et répondit doucement :

–  « Il m’a simplement demandé d’éviter de rester à portée de la Pierre du Châtiment Divin de son interlocuteur. Son Altesse Royale, quant à lui, n’en portait pas. Wendy, le Prince a décliné l’invitation de l’Eglise, il a refusé leur offre. »

Visiblement soulagée, cette dernière commenta, un brin de mélancolie dans la voix :

– « Hélas, l’aide que nous pouvons apporter à Son Altesse est limitée, contrairement à l’Église dont les forces couvrent tout le continent. Si le Prince avait accepté leur offre, je pense qu’il n’aurait pas tardé à s’asseoir sur le trône… »

– « Dieu seul le sait… Son Altesse a dit que tout ce qui sortait de la bouche du Grand Prêtre n’était que balivernes,  que personne ne devait lui faire confiance ». Rossignol marqua une pause. « Et ce n’est pas tout. »

Elle sortit les pilules rouges et noires : « Dans le brouillard, ces pilules ont la même couleur que la Pierre du Châtiment Divin, ce qui est inconcevable. Nous savons toutes deux que certaines sœurs, lorsqu’on a découvert qu’elles étaient sorcières, ont avalé une de ces pierres, ce qui revenait à se suicider. Le Grand Prêtre a déclaré que ces pilules avaient été confectionnées dans la Salle de Prière de la Cité Sainte et je crois me souvenir que vous avez vécu là-bas. Avez-vous déjà entendu parler de cette organisation ? »

Wendy avait aidé Rossignol à quitter Silver City et, durant leur fuite, elle avait tendu des pièges aux scélérats assoiffés de primes qui les poursuivaient. En même temps c’était aussi une sorte de vengeance. L’une de ses méthodes consistait à les contraindre d’avaler leur Pierre du Châtiment Divin. Lorsque le méchant l’avait avalée, il ne tardait pas à mourir. Tout son corps se recroquevillait comme s’il se déshydratait et il finissait par ressembler à un poisson séché au soleil.

– « Je n’ai jamais entendu parler de quoi que ce soit de semblable. »

Wendy ferma les yeux et commença lentement son récit : « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai vécu dans un monastère de la vieille Cité Sainte, entouré de murs si haut que l’on ne voyait plus le ciel. L’hospitalité des religieuses comprenait l’enseignement : la lecture,  l’écriture ou encore la compréhension des cartes. Je me souviens encore du nom de mon professeur. Elle s’appelait Faria. Un jour, elle nous a donné un livre : c’était une présentation spéciale de la vieille Cité Sainte. Dans la ville, il y avait des églises, des monastères, des bibliothèques, des salles commémoratives et des murs héroïques, mais je n’ai jamais entendu parler d’une salle de prière. J’ai vécu dans ce monastère durant plus de 10 ans, jusqu’à ce que l’incident se produise… »

Wendy raconta un jour à Rossignol que le monastère avait été attaqué par une sorcière et que bon nombre de gens étaient morts au cours de cet affrontement. Profitant du chaos, Wendy était parvenue à s’enfuir.

– « J’ignore qui est la sorcière qui a eu assez de courage pour oser défier l’église toute seule, mais au moins, elle vous a sauvée. »

– « Détrompez-vous, Veronica, cette sorcière faisait partie de l’Eglise », dit Wendy en secouant la tête. « Tout comme moi, elle était membre du monastère. »

– « Que… que voulez-vous dire ? »

– « Les filles qui vivaient au monastère pouvaient être divisées en trois groupes : l’un d’entre eux était composé de personnes qui, comme moi, vivaient là depuis leur plus tendre enfance et ne connaissaient pas leurs origines. Le second comprenait les orphelins ramassés dans les rues et adoptés par l’église locale qui les envoyait ensuite au monastère, et dans le troisième se retrouvaient les filles qui avaient été vendues à l’Eglise par leurs propres parents. Nous étions toutes réparties par tranche d’âge et logées dans des quartiers séparés. Même l’enseignement était différent. Dès notre plus jeune âge, nous apprenions à reconnaître les mots. Entre dix et quatorze ans, nous étudions les chants et passé cet âge, notre scolarité consistait en l’apprentissage des convenances. Les religieuses appelaient les premières classes « classe d’alphabétisation », les suivantes « classe de chorale » et enfin « classe de cérémonie ». Devenues adultes, nous aurions été envoyées loin de la Cité Sainte.

C’était la première fois que Wendy abordait ce sujet. Jamais auparavant elle n’avait évoqué sa vie au monastère.

« Au cours des premières années, j’entendais souvent des filles crier la nuit : ces cris provenaient des classes de chorale et des cours de cérémonie. Je n’ai jamais su ce qui se passait jusqu’à ce que je sois en âge d’intégrer la classe de chorale. Là, j’ai découvert que durant la nuit, des hauts dignitaires de l’Eglise visitaient le dortoir, tiraient quelques filles de leurs lits et les emmenaient. Elles ne rentraient qu’au lever du jour et parfois… certaines ne revenaient jamais. »

Rossignol serra les lèvres. Elle voyait tout à fait ce que Wendy voulait dire.

« Ce genre de chose se produisait une ou deux fois par mois, souvent même deux nuits d’affilée. Ce jour-là, je fus sélectionnée. Ce fut Faria qui m’emmena hors de la chambre. Elle me chuchota à l’oreille que cela ne durerait qu’un moment et que tout allait bien se passer. Faria me traîna dans un coin du jardin où une pièce avait été construite à mi-chemin sous terre. Comme cette chambre était bien éclairée, je vis torturer les filles de la classe de cérémonie. Quatre à cinq hommes étaient présents… »

Sa voix tremblait légèrement. « Alors qu’ils s’approchaient de moi, une des filles brisa soudain ses chaînes, se rua sur l’homme le plus proche d’elle, l’attrapa et le tua comme on tue un poulet, en lui tordant le cou. »

– « Elle… était éveillée ? »

– « Je l’ignore », répondit Wendy en secouant la tête, « ces hommes avaient ôté leurs vêtements mais pas leur Pierre du Châtiment Divin, toujours pendue à leur cou. Cependant, elle réussit à les tuer l’un après l’autre. Elle se mit même à dépecer l’un d’entre eux, le déchirant morceau par morceau alors qu’il était toujours en vie. Les derniers mots qu’il prononça avant de mourir furent : « une extraordinaire! ». Les cris des hommes alertèrent les gardes ainsi que Faria qui se tenait à l’extérieur de la pièce. Aussitôt, ils ouvrirent la porte de fer et se précipitèrent, mais le spectacle qui se déroulait devant eux les cloua sur place. C’est alors que cette fille surgit devant ces soldats. »

– « Était-elle sorcière ? » demanda Rossignol ravie, « les gardes ne lui étaient-ils pas hostiles ? »

– « La différence de forces était vraiment trop importante. J’ai appris plus tard que ces gardes étaient membres de l’Armée des juges. L’un d’eux se mit à souffler dans son sifflet, tandis que l’autre tirait son épée. Mais sitôt que le premier cessa de siffler, la jeune fille fut devant lui et lui transperça la poitrine d’un seul coup de poing. Face à elle,  leurs armures n’étaient que de  fines feuilles de papier. »