A ces mots, Roland regarda Petrov avec intérêt et dit en riant :
– « Vous êtes bien la première personne à me demander cela! »
Il s’empara de sa coupe et la but avant d’expliquer d’un ton décontracté :
– « Il ne fait aucun doute que la Forteresse de Longsong m’appartient. Elle m’appartiendra même si je suis absent. Cependant, j’ai besoin d’un homme ou d’une famille pour la gérer. C’est pourquoi, au lieu de parler de rachat, vous devriez plutôt vous enquérir des honoraires que vous pourriez percevoir en tant que mandataire.
Mandataire… Ce mot n’était pas étranger à Petrov. Les hommes d’affaires à l’œil avisé de fixaient généralement pour objectif l’augmentation de la production de leur territoire, mais tous les nobles qui faisaient du commerce n’avaient pas nécessairement le temps ou éprouvaient de l’aversion envers ce travail, aussi devaient-ils chercher des personnes qui seraient chargées de vendre leurs produits. Afin d’obtenir ce droit, les marchands étaient tenus de verser une somme à l’avance, à titre de dépôt.
– « Combien de Royals d’or souhaiteriez-vous ? » demanda-t-il, après quoi il prit une profonde inspiration pour tenter de se calmer.
– « Ce serait un accord à long-terme, par conséquent, un seul paiement ne saurait suffire », répondit Roland. « Tous les mois, vous serez redevable de 30% du montant des recettes fiscales de la Forteresse, ainsi que de matériel pour une valeur de 1000 points. Tout le reste vous reviendra. »
« Cela ne semble pas excessif », pensa Petrov, « à partir du moment où je peux avoir le contrôle total sur la Forteresse de Longsong. Apparemment, ce Prince est tout de même juste. Mais il me faut d’abord avoir la certitude que Son Altesse n’est pas en train de se jouer de moi et qu’il est réellement disposé à m’engager. »
Ce serait vraiment une opportunité en or. Petrov était littéralement fasciné.
« Le Prince et moi ne sommes pas des ennemis mortels. Le Duc ayant totalement échoué, ses enfants seront privés de leur droit d’héritage. Comme la coalition des six familles nobles elle-même ne peut vaincre le Prince, qui pourrait l’empêcher de reprendre les territoires de l’Ouest ? Rejoindre le camp le plus fort est l’un des principes fondamentaux du maintien de la noblesse d’une maison. Si je parviens à obtenir l’assentiment de Son Altesse avant que les quatre autres familles ne l’apprennent, la Maison Chèvrefeuille deviendra la plus puissante famille des territoires de l’Ouest. »
– « Votre Altesse Royale, pourquoi ne pas rester à la Forteresse de Longsong ? Ce château a tellement plus à offrir que Border Town. »
– « En réalité, vous aimeriez savoir pourquoi je ne souhaite pas gérer moi-même la Forteresse, n’est-ce pas ? »
Roland paraissait légèrement embarrassé : « Pour plusieurs raisons, par exemple, la structure du pouvoir est si empêtrée qu’il me faudrait trop de temps et d’efforts pour tenter d’y rétablir les relations. En outre, n’oubliez pas les avantages : en tant que noblesse locale, je pense que vous ou les autres savez bien mieux que moi comment vraiment gouverner ce territoire. Ce serait un deal où chacun trouve son compte. Il y a encore bien d’autres raisons, vous pourrez y réfléchir lorsque vous rentrerez chez vous. »
Le prince jouait avec la coupe d’argent qu’il tenait entre ses mains : « Ah, j’oubliais! Dans le cas où je vous choisirai pour mandataire, j’espère que je n’aurai pas à craindre que vous ne rassembliez une armée pour tenter de venger le Duc! »
– « Bien sûr que non, Votre Altesse! » répondit aussitôt Petrov, qui ne s’attendait pas à cette dernière remarque.
« Depuis que le Duc n’est plus, la pensée dominante dans l’esprit des cinq autres nobles est de trouver comment reprendre son territoire. Ils considèrent cela comme une vengeance, mais quel intérêt ? » pensa-t-il.
Petrov savait également que le Prince ne lui avait pas donné les véritables raisons.
« ‘La structure de pouvoir serait trop complexe’, ‘il serait difficile de les redresser’ ? Avec ses forces écrasantes, il lui suffirait d’utiliser son pouvoir pour anéantir toute velléité de résistance. Dans un ou deux ans à peine, toute la noblesse aura déjà oublié le nom des perdants, y compris celui du Duc Ryan. Mais ce n’est pas en deux ans que le Prince pourra transformer Border Town en une ville aussi importante que la Forteresse de Longsong. »
Son Altesse Royale doit avoir une raison plus sérieuse.
– « Je suis ravi de l’entendre. Donc la ville… »
– « Votre Altesse Je suis disposé à être votre mandataire », dit Petrov. Mais immédiatement après, son expression redevint hésitante : « Le Roi, pardon, je veux dire votre frère, ne sera pas nécessairement d’accord avec tout ceci. S’il décidait d’attribuer ces terres à un nouveau Duc, je ne pourrais m’opposer au Roi. »
– « Vous n’avez pas à redouter une quelconque confrontation », répondit Roland en disposant deux lettres devant lui. « Regardez ceci, j’ai trouvé ces documents dans le bureau de feu le Duc Ryan. »
Petrov balaya rapidement du regard le contenu des lettres. La surprise lui coupa le souffle.
La première, probablement envoyée au Duc par un espion, disait qu’une importante guerre avait eu lieu dans et autour d’Eagle City entre la Reine de Clearwater et le nouveau Roi, occasionnant des pertes majeures pour ce dernier. La seconde était encore plus inquiétante. Même si elle n’était pas terminée, on comprenait clairement que le Duc Ryan envisageait d’annexer le Nord. Sa volonté d’indépendance ne faisait pas l’ombre d’un doute. On ignorait à qui cette lettre inachevée était destinée.
Petrov comprit immédiatement ce que Son Altesse voulait lui dire : il n’était pas nécessaire de résister étant donné que le nouveau Roi avait déjà suffisamment de problèmes. Dans le cas contraire, jamais le Duc ne se serait risqué à déclarer son indépendance. Avec ses chevaliers d’élite, il était invincible sur tout le territoire de l’Ouest. Les Chevaliers du Roi ne leur étaient supérieurs qu’en nombre.
La lettre secrète aurait pu être un faux, mais le second parchemin était bien écrit de la main d’Osman Ryan. À moins que le Prince ne soit parvenu à trouver une sorcière capable d’en imiter l’écriture… Cette hypothèse lui traversa l’esprit, mais il la rejeta aussitôt.
Le Prince n’avait aucune raison d’essayer de le tromper. Il était également dans son intérêt de lui confier le poste de mandataire. S’il échouait à régir la Forteresse, Son Altesse ne tirerait aucun bénéfice de ce marché. De surcroît, quel que soit le Duc assigné par le Roi Timothy, il serait nécessairement l’ennemi du Prince.
S’il désirait que la Maison Chèvrefeuille maintienne sa supériorité sur les quatre autres familles nobles, il ne pouvait compter que sur le soutien du Prince. Par ailleurs, si Son Altesse voulait être certaine que tout serait régi selon ses intérêts, il lui fallait s’assurer que la famille Hull ne soit pas contestée.
Après mûre réflexion, Petrov se leva lentement et s’inclina devant Roland :
– « La famille Hull est à votre service. »
– « Très bien », répondit ce dernier en approuvant d’un signe de tête, « mais il ne vous appartient pas de le décider. J’aurais d’abord quelques questions à vous poser. »
– « Je vous en prie, Votre Altesse. »
– « Que comptez-vous faire de ceux qui sont contre vous ? »
« A combien estimez-vous que s’élèveront les recettes fiscales mensuelles ? Et quelles garanties comptez-vous me donner pour m’assurer que vous vous acquitterez bien des mille points chaque mois ? »
« Si je vous demande de développer énergiquement le secteur des Affaires et du Commerce, que ferez-vous ? »
Petrov pensait que Son Altesse saisirait cette occasion pour réunir le plus d’informations possibles sur les autres Seigneurs du territoire de l’Ouest. Il ne s’attendait pas à ce que son interlocuteur lui pose des questions aussi étranges. En réalité, tout portait sur sa politique, ses moyens et ses connaissances générales en matière de commerce.
L’ex Ambassadeur écouta attentivement chacune des questions posées et entreprit d’y répondre, l’une après l’autre. A chacune de ses réponses, Son Altesse exprimait une satisfaction croissante. Enfin, le Prince frappa dans ses mains et dit :
« Très bien, cela suffit pour aujourd’hui. Lorsque vous aurez trouvé de quelle manière racheter les 3000 points, vous reviendrez libérer votre père. Rassurez-vous, je prendrai soin de le divertir décemment d’ici-là. »
– « Votre Altesse, pour ce poste de mandataire… »
– « Je l’annoncerai un autre jour. »
Roland fit signe à l’un de ses chevaliers de le raccompagner.
Lorsque Petrov quitta la salle d’audience, il avait matière à réfléchir. L’ex Ambassadeur récupéra la Pierre du Châtiment Divin que Carter lui avait confisquée. Il s’agissait bien de la sienne : bleue et brillante. De son avis, elle valait bien plus que cinquante Royals d’or.
– « Qu’en dites-vous ? » demanda Roland en se tournant vers Rossignol qui se tenait non loin de lui.
– « Oh, globalement, il a dit la vérité », dit-elle en haussant les épaules. Cet homme s’est montré beaucoup plus sincère que les nombreux Messieurs et Dames avec lesquelles vous vous êtes entretenu jusqu’ici. Cela dit, pensez-vous que ce soit une bonne chose que de raconter à tous la même histoire ? De plus, vous leur montrez ces lettres qui sont confidentielles. »
– « Pas à tout le monde », répondit le Prince en regardant la liste qu’il tenait à la main. « Tous ceux à qui je les ai montrées étaient issus des cinq familles nobles. Ce sont les seules personnes capables de gérer la Forteresse de Longsong à ma place. S’ils n’étaient pas suffisamment puissants, je pourrais toujours leur confier ce poste, ceux-ci ne seraient pas en mesure de gouverner cette Forteresse. Il y aurait beaucoup trop de luttes intestines. Quant au fait que Timothy Wimbledon ait été vaincu à Eagle City, à vrai dire, ce n’est pas vraiment un secret. Tôt ou tard, les nouvelles se répandront dans tout le Royaume de Graycastle. Je trouve préférable que la population l’apprenne au plus vite.
« Ceci dit, c’est une excellente nouvelle pour moi » pensait-il. « Si le 2e Prince n’avait pas été vaincu, je crois bien que j’aurais été contraint de passer un temps fou à essayer de le contenir. Et s’il avait tenté de faire usage de la force, le résultat n’aurait certainement pas été mirobolant. »
– « Alors… Vous comptez le choisir ? »
– « Sauf imprévu », répondit Roland avec un sourire. « Cet homme a été le premier à prendre l’initiative de se proposer. L’aptitude à prendre des décisions a toujours été une des qualités primordiales pour un employé. De plus, je n’aurais jamais pensé qu’un membre parmi ces cinq familles soit si bien versé dans le domaine de l’administration et du commerce. Je pensais qu’ils ne savaient rien faire d’autre que monter à cheval et tuer. »
Sur la liste, le Prince entoura calmement le nom de Hull d’un cercle rouge.