– « Vous allez bien, Majesté ? » Demanda soudain Rossignol, le tirant de ses pensées.
Il se racla la gorge :
– « Quelque chose ne va pas ? »
– « Cela fait un moment que vous avez les yeux rivés sur ce journal. Vous n’avez pas l’air bien. Auriez-vous appris une terrible nouvelle ? »
– « J’espère me tromper » ; répondit Roland qui lui fit part en quelques mots de sa théorie. « Car si c’est vrai, dans quel triste monde vivrions-nous! »
Il était également préoccupé de constater à quel point la vie était courte, à peine une seconde comparé à l’histoire de cette planète qui s’étendait sur des milliers d’années avant l’émergence de toute forme de vie.
Où étaient les êtres humains et les Diables lorsque le peuple féru de radioactivité et les hommes réduits à l’état de dalle se battaient avec acharnement pour leur survie ?
Comment gagner une bataille qui, visiblement et aussi rude qu’elle soit, n’avait pas de fin ? En principe, il y a toujours un gagnant.
Pourquoi les deux partis avaient-ils disparu ?
Roland avait soudain un très mauvais pressentiment au sujet de la Bataille de la Divine Volonté.
– « Je vois… » marmonna Rossignol, pensive. « Mais quand bien même vous auriez raison, je suis certaine qu’il y a toujours une solution. »
– « Et laquelle ? » Demanda Roland, étonné.
– « Avant toute chose, étant donné que je ne suis pas Anna, il se peut que ce ne soit qu’une idée folle prise au hasard. Promettez-moi de ne pas vous moquer. »
– « Comptez sur moi. ».
La sorcière lui fourra un morceau de poisson séché dans la bouche :
– « Tout d’abord, il vous faut admettre que cette question pourrait s’étendre sur au moins deux générations. Aussi, le plus important dans l’immédiat et de transmettre l’information jusqu’à ce que le moment soit venu. »
– « C’est vrai », acquiesça Roland. « Et ensuite ? »
– « Tout est dit. »
– « Pardon ? » Fit le Roi, bouche Bée.
– « À ce moment-là, nous ne serons plus concernés », répondit Rossignol d’un ton neutre. « Nous n’avons qu’une vie et elle est déjà si difficile! Pourquoi nous préoccuper de quelque chose qui n’aura lieu qu’après notre mort ? Cela regarde nos descendants et nous n’avons pas à faire le travail à leur place. »
Roland ne put s’empêcher de sourire. Rossignol essayait-elle de le réconforter ? Quoi qu’il en fût, cette solution simple, c’était tout à fait elle!
– « Vous vous amusez de mon étroitesse de vue ? » Demanda la sorcière en plissant les yeux.
– « Bien sûr que non », mentit Roland en affichant un visage impassible. « C’est très perspicace. »
– « On va dire ça », fit Rossignol en relevant la tête. « Et si vous craignez que nos descendants ne s’en sortent pas, vous pouvez toujours demander de l’aide aux autres races. »
– « Comment ? »
– « Reconstruisez les ruines et consignez la Bataille de la Divine Volonté comme un autre moyen de transmettre l’information. N’est-ce pas par le biais des peintures murales du Temple des Maudits que vous avez appris l’existence de ce peuple aux radiations ? Vous pourriez construire, à Graycastle, des forteresses souterraines et graver les murs pour informer ceux qui, un jour, devront prendre part à la guerre. Si le temps joue en notre faveur, je suis certaine qu’il y aura bien une ou deux races pour savoir ce qu’elles ont à faire. »
Roland demeura stupéfait devant sa perspicacité. En effet, même si la race humaine devait disparaître, elle pouvait toujours préserver sa culture et sa civilisation d’une autre manière et si un jour une race, grâce à cela, réussissait à mettre fin aux guerres, elle garderait, dans son histoire, une place de choix pour l’humanité.
Rossignol n’avait peut-être même pas réalisé à quel point cela pouvait être important pour les générations futures.
Après un long silence, Roland secoua la tête, amusé et lui versa un verre de Boisson du Chaos : – « Je suis vraiment impressionné », dit-il. « Je n’aurais pas cru que vous puissiez réfléchir aussi loin. »
– « Vous auriez pu vous abstenir de cette conclusion », fit la sorcière d’un air de défi en prenant son verre. »
Roland dut admettre que s’il échouait, ce serait son dernier recours, même si, personnellement, il aurait préféré être celui qui consigne l’histoire plutôt que simplement en faire partie.
Avant de se mettre au travail, il convoqua Sean et lui demanda d’envoyer les pierres contenues dans le colis à Céline.
Dans l’après-midi revint à Graycastle quelqu’un que Roland attendait depuis longtemps : Camilla Dary, l’Intendante de l’Île Dormante.
Le roi fut surpris de constater qu’elle n’était pas accompagnée de Tilly et avait l’air très échevelée, ce qui signifiait qu’elle était venue au château sitôt débarquée.
Et ce n’était pas bon signe.
– « Vous venez à peine d’arriver ? » Lui demanda-t-il en lui versant une tasse de thé. « Le voyage a été long. Comment s’est passé l’expédition ? »
Camilla, qui vidait sa tasse, manqua de s’étouffer :
– « Que… quelque chose a mal tourné alors que nous nous trouvions aux Îles aux Ombres… Joanna… a disparu… »
– « Disparu ? » Le cœur de Roland fit un bond et il lança un regard noir à Rossignol. « Que s’est passé exactement ? Expliquez-moi tout calmement. »
Durant une demi-heure, Camilla lui relata les faits.
– « Voilà ce qui s’est passé, Majesté. Nous avons attendu deux jours mais Joanna ne reparaissant pas, Tonnerre a dit que vous seul sauriez ce qui lui est arrivé. Ces piliers flottants et cet espace déformé sont-ils réels ? »
– « C’est incroyable! » Fit Roland en massant son front douloureux.
Plus il explorait ce monde, plus celui-ci lui semblait étranger. Déjà qu’il était confus face aux phénomènes étranges relevés dans le Monde des Rêves, voilà que le monde réel lui semblait tout aussi mystérieux.
De toute évidence, ces piliers de pierre qui s’étiraient et ces poissons n’étaient pas liés à des forces extérieures. Si c’était le cas, Joanna, tout comme Camilla, auraient dû ressentir une atroce douleur lorsque les doigts de la sirène s’étaient allongés. Or physiquement, toutes deux allaient bien.
Roland fut donc contraint de penser qu’au fond de l’océan existait une distorsion de l’espace.
Bien que cela paraisse plutôt bizarre et qu’il n’y ait rien pour prouver sa thèse, Roland devait fournir une explication raisonnable à Camilla. Le fait que celle-ci soit venue le trouver lui plutôt que Tilly montrait à quel point elle était inquiète pour la sécurité de Joanna. Par ailleurs, à en juger par ses yeux injectés de sang, elle ne devait guère avoir dormi les jours précédents. Peut-être s’en voulait-elle aussi de la disparition de la sirène.
Et puis, une distorsion de l’espace n’était pas plus étrange qu’une Crête de Mer perpendiculaire à l’horizon.
Nerveux, il s’épongea le front :
– « Je pense que Tonnerre avait raison », dit-il enfin.
Camilla releva immédiatement la tête :
– « Parce que vous aussi vous pensez que Joanna est toujours en vie ? »
– « Oui, et à l’heure qu’il est, elle doit certainement se trouver à l’Est de la Crête de Mer. »
– « Elle aurait fait, en un clin d’œil, des milliers de kilomètres ? Une telle chose est-elle possible ? »
– « Ce n’est qu’une supposition mais une chose est certaine. Le niveau de la Mer des Ombres a baissé, n’est-ce pas ? Or pour que ce changement ait un impact jusque sur les marées des îles des Fjords, il faut que la quantité d’eau concernée soit considérable. Où donc est-elle passée ? » Tout en parlant à Camilla, Roland s’interrogeait. Il prit une plume, un morceau de papier et dessina un cercle. « Je pense qu’elles sont passées à l’Est de la Crête de Mer. »
Camilla réfléchit un moment :
– « Tonnerre a bien dit que l’eau, près de la crête, coulait vers l’Ouest. »
– « Si ce n’était pas le cas, la Mer Tourbillonnante se serait asséchée après deux ou trois cycles de marées », expliqua Roland en dessinant un autre cercle à quelques centimètres du premier. « La question est de savoir comment il se fait que les courants soient continus alors qu’il devrait se produire des marées ? Il faudrait pour cela que l’eau traverse ces deux cercles presque simultanément. Or quel est le moyen le plus rapide de passer d’un cercle à l’autre ? »
Camilla, perplexe, passa son doigt sur la zone située entre les deux cercles :
– « La ligne droite ? » Demanda-t-elle, hésitante.
– « En théorie, oui », répondit Roland en dessinant une ligne droite. « Mais il existe un autre moyen. » Il plia la feuille de papier de manière à faire se superposer les deux cercles : « De cette façon, l’eau arrive presqu’instantanément de l’autre côté. »
Camilla en eut le souffle coupé :
– « Comment… comment cela est-il possible ? »
– « C’est étrange en effet, mais la science ne saurait expliquer la magie. Rossignol, par exemple, a la capacité de se transporter d’un endroit à l’autre en une seconde et de traverser des parois solides. Cela aussi dépasse l’entendement. »
La sorcière ne disait plus rien.
– « Même si, pour le moment, ce n’est qu’une hypothèse, vous avez mis le doigt sur quelque chose de très intéressant », reprit Roland. Il transperça simultanément les deux cercles avec sa plume : « À première vue, la pointe de ma plume atteint le cercle arrière en un clin d’œil alors qu’en réalité, ce trajet se fait en ligne droite. Revenons à notre poisson. S’il parcourait des milliers de kilomètres en une seconde, que verriez-vous ? »
– « Il…rétrécirait ? » Murmura Camilla, hésitante.
– « Exact, car ce que l’on voit de loin semble toujours petit. En réalité, ce poisson ne s’est pas allongé. Si vous avez cru le voir s’étirer, c’est parce qu’il se trouvait à des milliers de kilomètres de vous. »
Camilla poussa un profond soupir et parut se détendre :
– « Si la mer se poursuit de l’autre côté, il est très probable que Joanna ait survécu. »
Roland acquiesça.
– « Merci… » dit doucement Camilla, après quoi elle vacilla et perdit connaissance.
Rossignol eut juste le temps de la rattraper.
– « Elle doit être épuisée. »
– « Conduisez-la à la résidence des sorcières. Je vais en avertir Tilly. »
Rossignol prit Camilla dans ses bras et disparut dans sa Brume.