Donna, qui était occupée à dévorer une pâtisserie, demanda :
– « Ainsi, voilà l’homme que… »
– « Que nous avons vu sur le journal, oui », coupa Roland qui, avant de venir, avait fait quelques recherches sur le Groupe du Trèfle.
L’homme qui se tenait sur l’estrade était Garde, membre du conseil d’administration et président du Département de la Construction du groupe. Père de Garcia, il était le cinquième enfant de sa famille.
Il s’attendait à voir le Roi Wimbledon III, mais il aurait fallu pour cela que Cléo l’ait tué, ce qui n’était pas le cas. Roland s’aperçut également que les habitants de la Résidence des Âmes étaient tous mélangés dans ce Monde des Rêves et avaient développé leurs propres souvenirs et leurs relations personnelles. Nul moyen pour lui de savoir si Garcia était arrivée avant Garde, si c’était son arrivée qui avait entraîné l’apparition du Groupe du Trèfle ou si elle n’était qu’une pièce de puzzle insérée au hasard dans ce tableau d’ensemble. Sans ses souvenirs de l’autre monde, Roland aurait pu croire que le Monde des Rêves était la réalité.
Même si, depuis quelque temps, ce monde évoluait dans une direction inconnue de lui, il reposait essentiellement sur ses souvenirs et les phénomènes de plus en plus étranges qui se produisaient lui rappelaient constamment qu’il rêvait.
Alors que, par exemple, le véritable nom de famille de Garcia était Wimbledon, dans le Monde des Rêves, elle s’appelait Garde. À la différence de Cobb dans le film Inception à qui il fallait des effets personnels pour distinguer son rêve du monde réel, Roland n’avait besoin de rien.
Dans son discours, Garde parla de sa gratitude et de son soutien aux Martialistes présents à cette réception. Finalement, il exprima ses regrets quant à son différend avec sa fille et, ainsi que Garcia l’avait prédit, exprima ses regrets quant à son absence et son désir de se réconcilier avec elle.
Enfin, un tonnerre d’applaudissements retentit tandis que les journalistes prenaient à tout-va des photos. Les flashs lumineux crépitaient de partout.
Aux yeux de Roland, cette réception était totalement inutile. Si Garde voulait tant se réconcilier avec Garcia, il lui suffisait de renoncer à son plan de démolition ou de dédommager les résidents.
Après le discours vint le moment des toasts, moment que Roland attendait.
– « Allons-y. Nous reviendrons plus tard », dit-il aux sorcières après quoi il se dirigea vers Garde, une coupe de champagne à la main.
– « Président, merci d’être venu. J’aurais besoin de votre soutien pour le Projet Vert. »
– « Naturellement, naturellement. Nous travaillons ensemble depuis tant d’années. »
– « Melle Yuhan, que pensez-vous du nouveau stade que nous avons construit au Sud de la ville pour le championnat ? »
– « Je n’y suis pas encore allée. »
– « (rires) : Je suis certain que cette année sera la bonne.
Roland se dirigea droit vers Garde, qui, ayant fini de porter ses toasts aux invités d’honneur se frayait un chemin à travers la foule.
– « Vous êtes… ? » demanda ce dernier hésitant.
– « Roland, le mandataire de Garcia », répondit celui-ci d’un ton ferme.
– « Oh, je vois… Enchanté », dit Garde qui reprit aussitôt un ton plus officiel. Il attrapa un verre de vin sur le plateau d’un serveur et ajouta : « Comme vous avez de la chance de bénéficier de la Force de la Nature! Je vous envie, jeunes gens. »
Roland trinqua avec lui mais ne but pas :
– « Je voudrais vous parler en privé », dit-il.
Il s’était exprimé avec un peu de rudesse. Martialiste éveillé depuis peu, il était beaucoup plus jeune que Garde et bien inférieur, sur le plan économique, à cet administrateur d’un grand groupe financier.
– « Désolé, mais je suis attendu », répondit Garde en fronçant les sourcils.
– « C’est Garcia qui m’envoie. Ne voulez-vous pas savoir comment elle se porte ? » répondit Roland en élevant le ton.
Du coin de l’œil, il remarqua que certains journalistes regardaient vers eux.
Garde n’allait pas pouvoir faire autrement que de l’accompagner s’il ne voulait pas ruiner la réputation du père aimant qu’il s’efforçait si bien de maintenir.
– « Entendu », dit-il, résigné. « Ce ne sera pas long j’espère ? »
– « Je vous promets que non », répondit Roland en souriant.
Ils se rendirent donc dans l’espace VIP, puis les gardes se retirèrent, les laissant seuls avec le vieux secrétaire.
– « Cela ne vous fait rien qu’il soit ici ? » Demanda Roland en jetant un coup d’œil à ce dernier. « Ce que j’ai à vous dire implique les intérêts de votre entreprise. »
– « Tout va bien, il travaille pour ma famille depuis plusieurs décennies », répondit Garde d’un air sombre. « Par contre, je suis beaucoup plus préoccupé par les trois jeunes filles que vous avez amenées. Ce n’est pas un parc d’attractions. »
Sitôt qu’ils ne furent plus à portée de voix, Garde laissa libre cours à son impatience et à sa contrariété. De toute évidence, il était en état d’alerte et en juger par son allure, Roland se dit qu’il avait certainement affaire à un éveillé.
– « Justement, elles sont concernées », répondit Roland en haussant les épaules. « J’irai droit au but : je voudrais faire un marché avec vous. Ces jeunes filles sont des immigrées en situations irrégulières et j’ai besoin de votre aide pour leur obtenir un statut légal afin que je puisse les envoyer dans un lycée de bonne réputation. »
Garde demeura un long moment silencieux :
– « Et c’est tout ? »
N’importe quel homme d’affaires ordinaire se serait probablement emporté et aurait quitté la salle. Le fait que cet homme ait attendu que Roland ait fini de parler indiquait qu’il s’agissait d’une personne bien éduquée.
– « Oui », répondit Roland d’un air de défiance. « Ce ne devrait pas être difficile pour le Groupe du Trèfle. »
– « Puisque, selon vous, il s’agit d’un marché, qu’avez-vous à m’offrir en échange ? Comptez-vous vous opposer à Garcia ou la persuader de me laisser cet immeuble ? »
– « Non, je suis son ami. »
Roland était bien décidé à préserver cet immeuble où étaient réunis tous les fragments de souvenirs. Quiconque tenterait de démolir ce bâtiment se trouverait confronté à une résistance implacable menée par 300 sorcières de Taquila qui pourraient aisément, par exemple, faire disparaître les traces de l’excavateur durant la nuit ou faire croire que le bâtiment était hanté.
– « Si vous êtes amis, nous n’avons rien à nous dire », répondit Garde d’un ton railleur.
– « Pas nécessairement », répondit Roland en extirpant de sa poche son permis de chasse qu’il brandit devant Garde.
L’expression de ce dernier changea aussitôt et il se tourna vers son secrétaire qui observa longuement le document :
– « Il est en règle », conclut-il.
– « Comment se fait-il que vous ayez… »
– « Ce sont des informations top secrètes auxquelles vous n’avez pas accès », coupa Roland qui, en réalité, ignorait totalement comment l’Association prenait ses décisions quant aux licences. « Il m’importe seulement que vous compreniez ce que cela signifie. »
Garde le regarda, l’air sombre et fouilla dans sa poche à la recherche d’un cigare :
– « Il semblerait que ma fille ait fait la connaissance d’une personne extraordinaire. Monsieur Roland, l’Association Martialiste est une organisation respectueuse de la loi… »
– « Pourquoi ? Croyez-vous que je vous menace ? Je vous l’ai dit : il s’agit d’un marché. »
– « Vous voulez dire que… »
– « Un homme d’affaires aussi prospère que vous a certainement rencontré de nombreuses difficultés, n’est-ce pas ? Si vous pouvez vous débarrasser des ennemis qui vous font face, il n’en va pas de même pour ceux qui se cachent », dit Roland en agitant le doigt. « Je peux m’en occuper pour vous, ce qui n’est pas le cas de tous. Ce sont sans doute des criminels clandestins dont la présence constitue une menace. N’essayez pas de me duper, car j’ai une manière bien à moi de mener mes enquêtes. Ainsi, l’Association ne saura rien de notre accord. Je préférerais que cette conversation reste entre nous. »
En bref, Roland avait l’intention de sévir contre ces groupes criminels. Ceci dit, la procédure était longue : il fallait d’abord collecter des preuves, tendre des embuscades, procéder aux arrestations et aux procès c’est pourquoi les entreprises préféraient généralement recourir à la force pour éviter des pertes financières substantielles. Rien qu’à le regarder, Roland avait deviné que Garde avait déjà eu affaire à ces criminels.
– « Monsieur Roland, en admettant que vous parliez sérieusement, vous ne gagnerez pas au change. »
Le jeune homme réprima un sourire. Garcia avait raison : non seulement son père était quelqu’un de sensé, mais de plus, il était sage.
– « À titre de garantie, je vous demande, dans un premier temps, de venir en aide à ces trois jeunes filles. Au total, elles devraient être trois Cents. »
– « Trois cents immigrées clandestines ? Mais la police va se méfier… »
– « Prenez le temps qu’il vous faudra », répondit Roland, persuadé, comme l’avait suggéré Céline, que toutes les sorcières n’étaient pas destinées à faire des études. Elena et Phyllis, par exemple, préféreraient sans doute l’aider à éliminer les Déchus plutôt que de passer leur temps sur des livres. « Il s’agit d’un projet à long terme. »
– « Dans ce cas, je devrais pouvoir vous aider. »
– « Parfait. J’ai hâte de travailler avec vous! »
Le secrétaire prit les sorcières en photo puis l’accord fut scellé. Bien qu’il n’y ait aucune trace écrite ni signée, Roland était certain que Garde ne faillirait pas à sa promesse.
Il était sur le point de partir avec les sorcières lorsque Garde le rappela :
– « Hey! Attendez! »
– « Autre chose ? » Demanda Roland en se retournant.
– « Ma fille, Garcia… comment va-t-elle ? » S’enquit l’homme après un moment d’hésitation. « Je l’ai appelée plusieurs fois, mais elle n’a pas décroché… »
– « Soyez tranquille, elle va très bien. »
La porte refermée, Garde alluma enfin son cigare et se tourna vers son secrétaire :
– « Est-ce vraiment un Martialiste comme les autres ? »
– « Je me suis posé la même question », répondit l’homme qui n’avait pas dit un mot durant toute la conversation. « Il s’est adressé à vous sur un ton condescendant qu’il n’a pas cherché à déguiser. »
La plupart des gens, en effet, lui parlait sur un ton réservé, mielleux, ou se montraient audacieux, faisant ceux qui n’étaient pas impressionnés par son statut économique et social. Aux yeux de Garde, il était impossible que l’intrépidité de Roland soit due à la Force de la Nature étant donné qu’il venait à peine de s’éveiller. Ceci dit, cet homme n’était pas timide : il semblait confiant, détendu, voire un peu hautain, comme s’il avait beaucoup vécu.
Comment cela était-il possible alors que Roland, tout comme Garcia, ne semblait avoir qu’une vingtaine d’années ? C’était la première fois que Garde ne parvenait pas à cerner quelqu’un.
– « Vous n’auriez pas dû négocier personnellement », marmonna Samira une fois dehors. « Vous êtes le Roi de ces deux mondes et je trouve qu’il s’est montré vraiment impoli envers vous. »
– « Si Dame Althéa était ici, elle lui aurait mis le couteau sous la gorge », approuva Dido.
– « En tant que Roi, vous pouvez faire ce que vous voulez », intervint Donna sur un ton désapprobateur. « Dame Alice ne s’est jamais souciée de ce que les autres pensaient d’elle. »
Amusé par leurs remarques, Roland répondit :
– « Il m’est impossible d’emmener mes ministres ici. Par ailleurs, je vous ai dit de ne pas m’appeler “Votre Majesté” lorsque nous sommes à l’extérieur. »
– « C’est vrai, frère Roland », s’écrièrent en chœur les trois sorcières.
– « Au fait, devons-nous vraiment rentrer ? » Demanda Donna en se léchant les babines à la pensée du buffet.
– « La fête ne se termine pas avant minuit, mais nous ne sommes pas obligés de rester jusqu’au bout. Du reste, les autres sorcières nous attendent », répondit Roland en regardant le ciel qui s’était assombri. « Nous partirons dans une demi-heure, à vingt heures précises. »
– « À vos ordres! » Répondirent les sorcières qui se précipitèrent vers le buffet.
« On dirait des adolescentes », pensa Roland en les suivant tranquillement. Il était sur le point de boire sa coupe de champagne mais, se rappelant qu’il devait conduire, il la reposa.
Soudain, dans la coupe de vin couleur d’or pâle apparut un tourbillon rouge et il vit s’inscrire en lettres déformées, effrayantes : « N’oubliez pas votre promesse. »
Un frisson lui parcourut le dos et il se retint de balayer le verre d’un revers de la main.
Il le prit et le serra avec une telle force que son pied se brisa. Puis, baissant les yeux, il s’aperçut que les mots avaient disparu. Le champagne était redevenu clair et limpide, comme si rien ne s’était passé.