Le Vent des Neiges émit un sifflement grave et profond.
C’était le signal du départ.
Les quatre premiers navires hissèrent les voiles et quittèrent la flotte. À la suite du Vent des Neiges, les bateaux de la Baie du Croissant de Lune, de l’Île du Soleil Couchant, de la Cité des Eaux Peu Profondes et de l’Île aux Deux Dragons s’avancèrent dans la Mer des Ombres.
Au bout d’un kilomètre, ils entrèrent dans un tout autre monde. Leur vue se brouilla. Le soleil était pâle et le pont enveloppé d’une brume épaisse.
Camilla s’aperçut alors que le navire avait cessé de tanguer.
– « Que se passe-t-il ? »
– « Ne vous inquiétez pas, le moteur est éteint », répondit Margaret. « Si l’on veut traverser ce secteur en toute sécurité, l’important est d’y aller lentement. Cela ne s’applique peut-être pas aux petits bateaux, mais pour un grand navire comme celui-ci, il suffit de se laisser glisser. Regardez autour de vous. »
Camilla s’exécuta et vit que tous les autres navires avaient mis leurs voiles en berne. Certains se faisaient face. On n’aurait jamais vu ça lors d’un voyage normal.
En outre, chaque navire avait installé un brasier à l’avant et à l’arrière pour marquer son emplacement. Ceci dit, Camilla n’apercevait que deux d’entre eux : le troisième était en grande partie dissimulé par la brume, ses feux clignotant de façon inquiétante, et le quatrième avait totalement disparu.
– « Sommes-nous en descente ? » Demanda Camilla, méfiante.
Après avoir vécu quelque temps sur l’Île Dormante, elle avait appris à connaître la mer. Lorsque l’eau s’engouffrait dans les grottes et les fissures submergées, il se formait des tourbillons à la surface, certains ne mesurant qu’un doigt de diamètre tandis que d’autres pouvaient atteindre plusieurs mètres. Dans tous les cas cependant, l’eau convergeait vers le centre des tourbillons et sa vitesse augmentait à mesure qu’elle s’en rapprochait.
La sorcière pensait que l’océan était bien trop vaste pour que l’on puisse percevoir le mouvement des courants mais puisque le flotte avait pénétré les profondeurs de la Mer des Ombres, elle allait pouvoir observer des choses.
À sa grande consternation, elle ne vit que des algues à la surface de l’eau, preuve que les courants ne changeaient pas de direction. Du moins pas là où ils se trouvaient.
– « Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est la vérité », dit Margaret. « Jamais nous ne serions venus jusqu’ici si le reflux des marées provoquait un immense tourbillon, car ce serait sans doute le plus vaste de tous l’océan et nous n’aurions aucune chance de nous en sortir. Tonnerre voudrait justement étudier la question de savoir pourquoi la mer reste si calme. »
Margaret s’interrompit et regarda Joanna qui scrutait la mer : « En principe, il est impossible à un humain de plonger tout au fond, mais grâce à votre capacité, il nous reste une lueur d’espoir. »
Camilla regarda autour d’elle, ses yeux passant des piliers aux récifs de pierre mouillés et sentit un nœud de panique au creux de son estomac. Si elle voyait nettement les pierres qui se trouvaient tout près, les rochers éloignés, en revanche, n’apparaissaient que sous formes de vagues silhouettes nuancées et quelque part, lui faisaient penser à des mains tendues, effrayantes et griffues telles qu’on pouvait en voir dans les cauchemars.
– « Ya! Poisson! Poisson rouge! » Piailla soudain Joanna.
Camilla se retourna et vit, sur le flanc droit du Vent des Neiges, apparaître une “rivière ” d’un rouge vif. Bien que Tonnerre lui en ait déjà parlé, elle ne put s’empêcher d’être surprise.
« La Rivière Rouge Fantôme. »
C’était en fait un immense banc de poissons.
– « Cessez donc de faire claquer votre langue », dit Margaret en tapotant la tête de Joanna. « Ce poisson écailleux n’a pas très bon goût. Tilly a dû vous le dire : si nous suivons cette Rivière Rouge, nous atteindrons les vestiges de la tour triangulaire. Il y a là-bas un étrange instrument qui s’apparente à une lunette d’observation et à travers lequel vous pourrez voir une vaste terre encore jamais observée. C’est le but de notre voyage. »
– « Elle me l’a dit en effet. »
– « Malheureusement, nous ne passerons pas par ces ruines cette fois », dit Margaret, visiblement désolée.
– « Ne vous inquiétez pas pour cela », s’empressa de répondre Camilla qui aurait préféré ne jamais visiter cet endroit.
– « Vous réagissez exactement à l’inverse de Son Altesse », observa Margaret en riant.
Deux heures plus tard, le Vent des Neiges s’arrêtait devant un grand îlot composé de récifs, suivi des trois mâts des quatre Chambres de Commerce. Lorsque tous eurent jeté l’ancre, les capitaines se réunirent sur le pont du navire d’acier.
– « Wow, tout le monde est là! Très impressionnant! » Lança d’un ton cinglant le second du Vent des Neiges en pinçant les lèvres. « Je pensais que vous alliez vous échouer sur un récif, fondre en larmes et nous appeler à l’aide. »
– « Vous n’êtes pas le seul ici à être bon marin et bon capitaine », rétorquèrent les membres des quatre Chambres de Commerce. « Si le navire d’acier est sûr, je n’en dirais pas autant de son équipage. »
– « Il suffit! » Intervint Tonnerre. « Je suis heureux de voir que tout le monde est arrivé à bon port. Avez-vous eu des soucis en chemin ? »
– « Non », répondirent les responsables des Chambres de Commerce. « Rien, pas même un Fantôme Marin. C’était incroyablement calme, cette fois. »
– « C’est surprenant en effet. En général, il y a toujours quelques pauvres garçons qui sont entraînés dans les eaux par l’un de ces monstres. »
– « Serait-ce parce que nous avons choisi un itinéraire différent et évité les ruines ? Est-il possible que ce soit leur repère ? »
– « On dirait bien. »
Tonnerre réfléchit un moment et réclama le silence :
– « Dans ce cas, allons-y. Nous ferions mieux d’atteindre le fond de la mer avant la remontée des eaux ce soir, sans quoi nous risquerions d’être pris au piège sur ces îles. » Puis, regardant les deux sorcières, il ajouta : « Joanna, Dame Camilla, à vous de jouer. »
– « Entendu », fit Joanna d’un air grave.
– « Si vous pouviez faire taire ces gens », dit Camilla en jetant à l’explorateur un regard froid. « Petite précision : Il faut que je sois particulièrement concentrée pour pouvoir canaliser Joanna. Si jamais quelqu’un m’interrompt, je devrai tout recommencer. »
Tonnerre lui ayant fait la promesse qu’elle ne serait pas dérangée, Camilla posa la main sur l’épaule de Joanna et ferma les yeux. Après un léger vertige, elle put voir à travers ses yeux.
« Allez-y », dit-elle mentalement. « Si jamais la communication est interrompue ou si vous êtes en danger, revenez immédiatement, c’est bien compris ? Ne bravez pas, vos amis vous attendent. »
En entendant le mot “ami”, Joanna frissonna imperceptiblement.
– « Compris! » Répondit-elle, le regard déterminé, après quoi elle se jeta dans l’eau.
Camilla ressentit aussitôt une sensation de froid et toute sa fatigue s’évanouit.
Mais ce n’était qu’une illusion. Ce qu’elle éprouvait n’était que le ressenti de Joanna.
– « Comment ça va ? » Demanda Tonnerre.
– « Tout va bien. Joanna est maintenant à 50 mètres de fond », répondit Camilla. « Ni les piliers de pierre ni les récifs ne s’élargissent. Je n’ai encore pas vu de fond marin ni de montagne. »
C’était là sa mission car si Joanna pouvait voir tout ce qui se passait sous l’eau, elle ne pouvait pas le traduire par des mots.
« Elle est maintenant à plus de 100 mètres », murmura la sorcière. « C’est beaucoup plus sombre, mais elle y voit nettement. Il y a encore des piliers de pierre et des récifs et le fond n’est toujours pas en vue. Bon sang, que c’est profond! Ces rochers ne sont peut-être pas de véritables îles mais… »
– « Mais quoi ? »
– « D’autres piliers de pierre, mais plus gros », répondit Camilla en ravalant avec peine sa salive.