– « Ah… enfin », murmura Simbady, soulagé, lorsqu’ils furent revenus au lac souterrain.
Il exprima sa gratitude envers les Dieux, le Fils de la Terre et la Mère de l’Océan. La caverne était désormais éclairée, ils avaient réussi à échapper au scorpion qui, en raison de l’étroitesse du passage, n’avait pas pu les suivre jusque-là.
Mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils étaient hors de danger.
Simbady avait encore en mémoire le tintement macabre et était persuadé que tous les Scorpions du Désert s’étaient rassemblés au Cap Sans Fin pour passer leur temps à mettre en pièce tous les chasseurs qui se risquaient à escalader le mur de stèles.
Heureusement qu’ils ne savaient pas nager.
– « Vite, mettez votre casque », cria-il à l’adresse de Rex en attrapant le sien qu’il fixa sur sa tête.
Mais Rex ne bougeait pas.
– « Qu’attendez-vous ?! »
– « Allez-y d’abord », marmonna le marchand qui lui tournait le dos.
Simbady se raidit. Rex pensait-il encore à ces fichues reliques luminescentes ?
Sentant sa colère monter, il se dirigea vers lui, l’obligea à le regarder de face et s’écria :
– « Auriez-vous perdu la tête ? Vous savez dans quelle situation nous nous trouvons… »
Il s’interrompit brusquement en voyant la combinaison de Rex déchirée et son torse maculé de sang.
– « Votre combinaison de plongée… »
– « Elle est fichue », dit Rex avec un rictus que Simbady aurait préféré ne pas voir. « C’est le scorpion… »
Simbady ne savait que répondre. Même si sa blessure était peu importante, Rex n’avait aucune chance de survivre dans ces conditions car l’eau s’infiltrerait dans sa combinaison et inonderait son casque.
– « Si nous abandonnons la combinaison et n’utilisons que les tuyaux… » Suggéra-t-il après un long silence.
Rex secoua la tête et répondit avec un sourire amer :
– « Pour cela, il faudrait être près de la surface. Ces tuyaux ne servent à rien si vous ne pouvez pas aspirer l’air comme le ferait une pompe à vide. »
S’il était aussi hésitant au départ, c’est parce que Rex lui avait bien dit qu’ils avaient besoin de deux tuyaux pour maintenir l’équilibre. Peut-être s’en était-il déjà aperçu dans la grotte ?
Rex prit son sac et le tendit à Simbady :
– « Voici les échantillons de la dalle. Remettez-les à mes assistants et dites-leur que j’ai découvert quelque chose capable de rivaliser avec les trouvailles de Monsieur Tonnerre. »
Au passage, Simbady s’aperçut que ses doigts tremblaient.
– « Votre assistant… aurait-il une combinaison de rechange ? »
– « Nous n’en avons fait que deux. Il nous a fallu six mois pour sélectionner les matériaux et les confectionner », répondit Rex en s’efforçant de contrôler ses émotions. « Je sais très bien à quoi vous pensez. Pour tout vous dire, j’ai réfléchi à tous les moyens possibles de sortir d’ici et sans combinaison, c’est impossible. Peut-être était-ce mon destin… »
– « Votre destin ? »
– « Les membres de la Société des Métiers Extraordinaires… ne pourront jamais être de véritables explorateurs », expliqua Rex en se mordant la lèvre. « Partez vite avant que le scorpion n’arrive! Faites savoir aux gens ce que j’ai découvert, ainsi, même si je ne deviens jamais Explorateur Honoraire, mon nom restera à jamais associé à cette invention et tous les citoyens des Fjords se souviendront de moi. »
Simbady se détourna, les yeux rivés sur le lac. Après un moment de silence, il répondit doucement :
– « Non, je ne peux pas faire ça. »
– « Pardon ?! » S’exclama Rex, bouche bée.
– « Vous me devez encore 29 Royals d’or. Qui me les payera si vous mourez ? » Grogna-t-il. « Mélia et moi étant les seuls témoins de ce contrat, je doute que vos assistants me règlent mon dû. Il suffit de voir ce qu’ils portent pour comprendre qu’ils ne sont pas mieux lotis que le Peuple des Sables. »
– « C’est simplement parce que nous sommes momentanément à court d’argent », protesta Rex, indigné. « Nous avons dépassé un peu notre budget en achetant la machine à vapeur de Graycastle mais sitôt que les gens auront eu vent de mes combinaisons de plongée, les Chambres de Commerce feront la queue pour en acheter et nous n’aurons plus aucun souci financier! »
– « Le problème est que ni vous ni moi ne bénéficierons de cet argent », répondit Simbady en jetant sac et casque sur le sol. « Si vous mourez ici, croyez-vous que vous convaincrez les gens que vous êtes le véritable inventeur de cette combinaison ? Il leur suffira d’arranger un peu l’histoire à leur façon et ils s’attireront tous les bénéfices liés à votre invention. Non seulement j’aurai perdu mes 29 Royals d’or mais votre rêve ne deviendra jamais réalité. »
– « Dans ce cas, que comptez-vous faire ? »
« Affronter l’inconnu et me dépasser », pensa Simbady en soupirant.
– « Les Mojins n’aiment pas être redevables, pas plus qu’ils n’aiment qu’on le soit envers eux. Un contrat est un contrat, qu’il s’agisse du Roi de Graycastle ou d’un commerçant des Fjords. J’ai promis de vous aider, n’est-ce pas ? »
Rex demeura stupéfait :
– « Mais comment comptez-vous… »
– « Regardez ce lac », répondit Simbady en ôtant sa combinaison. « N’avez-vous pas l’impression qu’il diminue ? »
Rex s’aperçut soudain que quelques roches humides et moussues apparaissaient en surface, signe que le niveau de l’eau baissait.
– « Si la marée reflue, cela signifie que nous sommes plus proches de la rive », expliqua Simbady en appuyant chaque syllabe. « Si tout se passe bien, il nous suffira de parcourir une dizaine de mètres avant que l’équipe de secours ne nous retrouve. Comme il nous est impossible de le faire avec cette combinaison, nous allons devoir nous déshabiller et renoncer aux pierres. Allons, faites-le! »
– « Me… Me déshabiller ? »
– « Oui. Nous devons absolument arrêter le Scorpion du Désert avant que l’eau n’ait atteint son niveau le plus bas et le moyen la plus efficace est de le brûler », expliqua Simbady. « Mais comme il ne nous serait pas facile de mettre le feu aux fleurs et à l’herbe en raison de l’humidité qui règne ici, il nous faut un combustible. » Il désigna la lampe et ajouta : « L’huile et le cuir feront l’affaire. »
Après un long silence, Rex répondit :
– « Laissez-tomber, ça ne marchera pas. »
– « Et pourquoi ? »
– « Vous ne pouvez pas savoir à quel moment la marée sera au plus bas. Or plus le niveau est élevé, plus il nous faudra de temps pour traverser le lac. Si nous nous montrons imprudents, nous pourrions y laisser la vie. Par ailleurs, je ne sais pas nager. C’est ridicule, n’est-ce pas ? Un habitant des Fjords qui ne sait pas nager! C’est encore pire que d’avoir le mal de mer. C’est la raison pour laquelle je ne pourrai jamais parcourir les mers comme les autres et ne deviendrai jamais un véritable explorateur. »
– « Il y a longtemps que je m’en suis aperçu », répondit calmement Simbady.
– « Que… Que dites-vous ? »
– « Lors de nos plongées, j’ai remarqué que vous vous serviez du panier pour vous déplacer sous l’eau. Sans cette combinaison de plongée, vous n’auriez sans doute jamais mis les pieds dans l’eau, je me trompe ? »
– « Si vous le savez, pourquoi m’avez-vous suggéré de remonter à la nage ? »
– « Vous n’aurez pas à nager, juste à retenir votre souffle. Je sais très bien que ce n’est pas facile. Vous pourriez perdre conscience en cours de route mais si vous vous accrochez à moi, je vous tirerai de là », répondit doucement Simbady.
– « Tout seul ? » S’exclama Rex, incrédule.
– « Je vous ai parlé des concours que nous faisions avec mes amis lorsque j’étais enfant », répondit Simbady en redressant un peu la tête. « Si je n’ai jamais été le meilleur du clan, c’est parce que je n’ai rien fait pour. J’avais peur. »
– « Peur ? »
– « Oui, je craignais que l’eau ne m’aspire si je me risquais à plonger plus profondément, c’est pourquoi je remontais toujours un peu plus tôt que je ne l’aurais dû, prétextant que j’étais épuisé et à bout de souffle. Progressivement, j’ai fini par me convaincre que je ne pouvais pas mieux faire », expliqua le jeune homme en le regardant droit dans les yeux. « Vous aviez peut-être raison quand vous m’avez dit que je me dévalorisais constamment. C’est l’occasion ou jamais de tenter ma chance et de tester mes limites! Par contre, vous concernant, êtes-vous certain que vous n’êtes pas capable de nager ? Ne vous dévaloriseriez-vous pas un peu, vous aussi ? »
Rex serra le poing.
– « Vous au moins, vous n’avez pas peur de la mer », reprit Simbady avec un petit sourire. « Seriez-vous prêt à parier ? Comment voulez-vous devenir un véritable explorateur si vous ne prenez pas de risques ? »
Deux heures plus tard, une épaisse fumée emplissait quasiment toute la grotte.
L’eau s’étant retiré, on pouvait voir apparaître l’entrée.
Ils entendaient le bruit des scorpions qui couraient dans la caverne.
Rex et Simbady échangèrent un regard : c’était leur seule et unique chance.
– « Allons-y, M. l’Explorateur Honoraire! » Lança Simbady.
Il prit une profonde inspiration, saisit Rex dans le creux de son bras et plongea.
En un instant, il ne fit plus qu’un avec la mer et des souvenirs d’enfance lui revinrent à l’esprit.
Mais cette fois, il n’y avait plus ni Carlone, ni personne de son clan.
Il ne se mesure plus qu’à une seule personne : lui-même.