Alors qu’elle sortait de la cabine, Betty, qui l’attendait au bastingage, s’approcha :
– « Il est rare que vous ayez une conversation aussi sérieuse avec un mortel », dit-elle.
– « Je parle bien plus avec le Roi », répondit Zoé, indifférente.
– « Mais nous savons toutes qu’il n’est pas vraiment un mortel », dit Betty d’un ton triste. « Sean voulait seulement que vous lui parliez de l’origine de l’Église et de l’immense pouvoir des Sorcières du Châtiment Divin. Mais qu’avez-vous fini par dire ? “C’est inutile” et “L’Église était une erreur dès le départ” » Betty s’interrompit un instant : « Ne trouvez-vous pas que c’est beaucoup d’informations pour une personne souffrante ? »
– « Notre mission est de récupérer l’ancien trésor et de délivrer la croyante prisonnière. Qu’elle soit en vie ou non, ce n’est pas notre affaire », répondit Zoé. Elle regarda Betty et plissa les yeux. « À propos… depuis quand vous souciez-vous d’une mortelle ? »
– « Les gens ne devraient-ils pas se soucier les uns des autres ? »
– « Si, mais cela ne vous ressemble pas. » Zoé s’interrompit un instant : « Mais… une minute! Vous réjouiriez-vous de son malheur ? »
– « Ne parlez donc pas si fort », fit Betty avec un petit rire. « Je voulais vraiment vous accompagner. »
– « Elle leur ressemble », dit Zoé en soupirant.
– « Elle en est l’image exacte », dit Betty en s’approchant et en s’appuyant contre le hublot. « Si elle était née 400 ans plus tôt et avait été une sorcière, lors de la dernière réunion de l’Union… »
– « Elle aurait soutenu Dame Alice plutôt que nous », acheva Zoé. « C’est précisément ce qui me fâche. »
Feryna ne lui rappelait personne en particulier mais plutôt un groupe de survivantes de l’Union
confrontées à un avenir sombre et incertain.
À cette époque, n’ayant guère le choix, la plupart avaient choisi de soutenir le projet des Sorcières du Châtiment Divin plutôt que l’utopique proposition de l’Élue, et ce même si elles savaient qu’elles devraient finalement se sacrifier.
Lors de cette réunion qui avait scellé leur destin, Alice, soutenue par la grande majorité, l’avait largement emporté sur Natalya. Puis elles avaient scandé en chœur : « Le genre humain survivra. Longue vie aux sorcières. » En fait, même certaines partisanes de Natalya hésitaient, ne sachant pas si leur décision les mènerait à la lumière au bout du tunnel. Zoé, qui ne pouvait rien faire pour la Reine de la Cité des Chasseurs de Soleil, trépignait, nerveuse.
Et voilà qu’elle reportait sa colère sur Feryna. Ce qu’elle refusait n’était pas en soi les croyants de l’Église mais plutôt la dissolution de l’Union.
Elle aurait voulu leur dire que même la sorcière la plus faible avait le potentiel pour devenir forte, que les mortels ignorants et à la vue étriquée pouvaient également apporter leur contribution…
Mais surtout, elle, aurait voulu qu’elles attendent encore un peu… Qu’elles ne prennent pas un chemin différent simplement pour des divergences d’opinions.
Mais toutes ses pensées se fondirent en un profond soupir.
En l’absence de preuves solides et concluantes, si tout était à refaire, les Trois Chefs feraient inévitablement le même choix.
Seule une personne au cœur d’acier était en mesure de guider tout le monde à travers cette période sombre alors que le régime de l’Union chancelait.
« Si seulement Dame Alice, Dame Eleanor et Dame Natalya pouvaient voir ce que nous avons désormais… » Murmura Zoé en regardant l’océan d’un bleu infini.
Dans une autre pièce, de l’autre côté de la cabine, Carmine posa sa plume, stupéfait et consterné.
– « Monsieur Carmine… », dit Réjane, elle-aussi troublée par ce qu’ils venaient d’entendre. « J’ai bien peur que nous en sachions trop. »
Afin de permettre au dramaturge de mieux comprendre l’histoire de Joe et de Feryna, Sean l’avait installé avec son élève dans une pièce adjacente à la cabine de la patiente. Il avait installé un miroir sans tain au travers duquel Carmine pouvait tout voir et deux amplificateurs pour écouter leurs conversations.
Pour la première fois, Carmine Fels s’immisçait dans la vie privée de quelqu’un. Ce n’était certes pas convenable mais la tentation était trop forte. On aurait dit une émission de téléréalité où des acteurs illustrent, sans scénario, des situations réelles et où il aurait été à la fois spectateur et enregistreur.
À sa grande consternation, en plus d’une histoire d’amour et de rédemption, il avait également découvert la terrible histoire secrète de l’Église.
Ainsi, les Quatre Royaumes avaient été fondés par l’Empire des Sorcières, l’Église était née de l’Union et ces antiques sorcières pouvaient prendre possession de corps humains ?
Une seule de ces informations suffirait à inquiéter le public…
Réjane jeta un coup d’œil inquiet par la porte de crainte de voir surgir des gardes qui lui mettraient un sac en toile de jute sur la tête avant de la jeter à la mer.
Carmine, de son côté, se souvint peu à peu des paroles du Roi.
« C’est une romance qui se passe en des temps obscurs. »
« Vous savez sans doute ce que signifie “adapté”. »
Roland avait peut-être prédit que cela arriverait.
En tout cas, il ne pouvait tout de même pas, à ce stade, faire machine arrière, même si on lui laissait le choix.
Carmine avait vaguement l’impression que cette pièce aurait un impact énorme et constituerait une étape importante pour le futur monde du théâtre.
C’est alors que, dans la pièce voisine, le couple se remit à parler.
Le dramaturge s’empara immédiatement des amplificateurs.
– « Voilà donc où nous en sommes… » dit Feryna en posant sur Joe un regard flou. « L’Église est finie… plus personne n’a besoin de moi… Vous m’avez sauvée mais je ne peux rien vous offrir en retour… Je suis désolée… » acheva-t-elle dans un murmure.
Joe lui saisit la main, l’air mélancolique :
– « Ce n’est pas pour cette maudite Église que je vous ai sauvée! » S’écria-t-il d’un ton qui surprit la jeune femme. « Je n’ai jamais vraiment eu foi en elle. Si j’ai rejoint l’Église, c’était uniquement pour trouver quelque chose à faire. Tout le monde feignait la piété dans l’espoir d’être rapidement promu mais en tant que noble, je n’avais aucune raison de tout consacrer à Dieu. »
– « Vous… » Feryna se mordit la lèvre, les yeux fixés sur Joe. Elle leva sa main douloureuse pour tenter de le gifler.
L’homme ne tenta pas d’esquiver mais releva un peu la tête.
La jeune femme laissa retomber sa main :
– « Vous… mentez, n’est-ce pas ? Comment pourriez-vous prétendre n’avoir pas foi en l’Église vous qui m’avez suivie au Royaume de Wolfheart après la défaite de l’Armée du Châtiment Divin ? »
Joe la saisit par le bras et répondit fiévreusement :
– « Je l’ai fait uniquement pour être près de vous! Je me fiche du Souverain Pontife et de la Bataille de la Divine Volonté! »
– « Joe! »
– « Laissez-moi finir! », Dit Joe qui attendait cette occasion depuis si longtemps qu’il ne voulait pas laisser passer sa chance. « Lorsque vous avez été capturée, j’ai tenté par tous les moyens possibles de vous venir en aide. Cela n’avait rien à voir avec l’avenir d’Hermès, car je sais qu’avec ou sans l’Église, le monde ne changera pas. Par contre, j’ai besoin de vous! Je ne veux pas vous perdre… »
La pointe de la plume que Carmine tenait à la main se brisa.
– « Vous avez besoin de moi ? » Répéta Feryna, perplexe.
– « Vous dites que vous ne pouvez rien m’offrir en échange ? Permettez-moi de vous demander une chose », dit-il en la prenant dans ses bras : « Restez avec moi. Où que nous allions, quel que soit ce que l’avenir nous réserve, nous l’affronterons ensemble. Votre présence à mes côtés, c’est tout ce que je désire en retour. »