Deux jours plus tard, Joe fut escorté sur le pont.
– « Est-ce là le territoire du Comte Lorenzo ? » Demanda Sean en désignant une ombre d’un blanc grisâtre qui se dessinait à l’horizon sous les lueurs dorées de l’aube.
Joe agrippa nerveusement le bastingage et se pencha en avant de peur de manquer quelque chose d’important.
– « C’est l’Île du Grand-Duc en effet », répondit-il.
Il était enfin de retour avec du secours.
« Tenez-bon, Feryna », pensa-t-il. « Encore un peu! »
Il prit une profonde inspiration et expliqua :
– « Il y a deux ports sur l’île, un à l’Est et l’autre à l’Ouest. Depuis que Lorenzo s’est autoproclamé noble, il a posté des sentinelles autour des quais, principalement pour se défendre contre l’aristocratie du Royaume de Wolfheart. Il ne contrôle pas vraiment les navires marchands. Le problème réside surtout dans les quartiers du château qui sont lourdement gardés. Personne ne peut s’y faufiler sans permission. »
Depuis quelques jours, il avait hâte de leur donner ces informations car il avait été si occupé à répondre aux questions de Carmine Fels qu’il n’avait pas eu l’occasion de discuter en détail du plan de sauvetage. De toute évidence, aucune des questions du dramaturge ne portait sur cette opération ou sur les secrets de l’Église.
Carmine, en effet, lui avait demandé de lui raconter avec force détails comment il avait humilié Feryna et comment, ensuite, ils avaient œuvré de concert pour fuir l’Église. Lorsque les mots lui manquaient, le dramaturge demandait à Réjane de jouer le rôle de la jeune femme pour lui rafraîchir la mémoire.
Sean, pour sa part, ne se présentait qu’à l’heure du dîner et ne semblait pas du tout se soucier de cette opération c’est pourquoi Joe était si pressé de révéler ce qu’il savait. Plus ils auraient d’informations, plus ils auraient de chances de sauver son amie.
– « Ne vous inquiétez pas », coupa Sean. « Nous avons notre propre façon d’opérer. Il faut absolument que vous rencontriez quelqu’un et vous familiarisiez avec lui. »
– « Qui donc ? » Demanda Joe.
– « Notre guide. »
Sur ce, Sean siffla et deux marins arrivèrent aussitôt avec un homme d’âge moyen que Joe reconnut aussitôt.
– « Hagrid! Ce traître! »
En tant qu’assistant de Mgr Lorenzo, Hagrid avait été le supérieur de Joe au sein de l’Église.
– « Comme si vous vous souciez vraiment de l’Église! Si jamais Feryna apprend que vous vous êtes livré au Roi de Graycastle, qui considèrera-t-elle comme un traître à votre avis ? »
Durant un moment, Joe en resta sans voix.
– « Inutile de vous disputer », dit Sean en s’interposant. « M. Hagrid, vous savez ce que vous avez à faire ? »
– « Oui, monsieur », répondit ce dernier en baissant le ton à la vue du garde du Roi. « Je dois introduire les deux soldats au château. »
– « C’est votre seule chance de vous racheter. Tout dépend de vous. »
– « Aucun problème, monsieur, mais êtes-vous certain qu’ils seront assez de deux ? »
D’abord surpris qu’Hagrid s’inquiète pour Graycastle, Joe comprit que quel que soit le nombre de gens qu’il introduirait au château, aux yeux de Lorenzo, ce serait une trahison impardonnable. Si jamais Graycastle échouait, il serait sévèrement châtié aussi était-il dans son intérêt de les soutenir pleinement.
– « Rassurez-vous. Vous saurez bientôt… » Sean s’interrompit et esquissa un sourire moqueur tandis qu’ils approchaient de l’île avant d’achever : « … ce qu’est une version complète d’un Guerrier du Châtiment Divin. »
L’équipe, composée de Zoé, de Betty et de deux soldats de la Première Armée chargés de surveiller Joe et Hagrid, attendit minuit pour quitter le quai et se rendre au château.
Ce dernier étant l’homme de main du Comte, personne ne se méfia et il eut tôt fait de renvoyer les patrouilleurs venus les interroger.
Les gardes postés à l’entrée du château ne leur firent aucune difficulté et ne posèrent aucune question, même si les cinq hommes qui l’accompagnaient étaient tous cagoulés.
De toute évidence, Lorenzo avait une grande confiance en Hagrid.
Le château du Seigneur se trouvait juste de l’autre côté de la cour.
Selon Hagrid, tous les Guerriers du Châtiment Divin encore valides, soit six au total, gardaient désormais la chambre du Comte Lorenzo, apparemment trop effrayé pour dormir seul depuis un moment.
De plus, Lorenzo avait fait remplacer la porte de sa chambre par une solide porte de cuivre difficile à forcer, excepté pour des Guerriers du Châtiment Divin.
– « Je peux faire sortir Lorenzo de sa chambre », dit Hagrid tandis qu’ils marchaient en direction du château. « Il me suffira de lui dire que j’ai découvert le secret du trésor. Par contre, je dois absolument l’empêcher d’emmener les guerriers avec lui car sa soudaine apparition alerterait les gardes… »
– « Dites-nous simplement où se trouve sa chambre à coucher », coupa Zoé en haussant les épaules. « Vous et Joe irez au cachot et libérerez cette fille. Ne vous inquiétez pas pour nous. »
Hagrid en fut un moment abasourdi.
– « Bon… très bien », dit-il enfin.
Il arrangea son nœud papillon, gravit l’escalier et frappa doucement à une porte latérale.
Un vieux garde passa la tête par l’entrebâillement :
– « Monsieur Hagrid. Je ne savais pas que c’était vous … »
– « Taisez-vous et ôtez-vous de mon chemin. J’ai des choses importantes à dire à Sa Seigneurie. »
– « Euh… bien, Monsieur », balbutia le vieil homme. « Mais ces gens… »
– « Mes espions du Mont Cage. Pourquoi cette question ? Auriez-vous l’intention de vous mêler des affaires personnelles de Sa Seigneurie ? »
– « Non, monsieur, bien sûr que non! » S’empressa de répondre le vieil homme en inclinant la tête.
Le groupe arriva enfin dans le hall principal ou tous les gardes étaient en armure. En les voyant arriver, deux d’entre eux, la main sur le pommeau de leur épée, s’approchèrent.
– « La chambre de Lorenzo est au troisième étage… mais je ne puis vous y conduire », chuchota Hagrid.
– « Hé, ne serait-ce pas Monsieur Hagrid ? Le Comte parlait justement de vous il y a peu. Sont-ce là vos invités ? » Après l’avoir salué, les gardes se tournèrent vers Zoé : « À moins que vous n’ayez la permission du Comte, je vous prierai d’attendre à l’extérieur… Eh! M’dame! Attendez! »
Avant même qu’il n’ait pu terminer sa phrase, Zoé avait retiré sa capuche et se dirigeait vers lui. Une main lui enserra le cou.
– « Sir Hagrid, que… »
L’autre garde eut à peine le temps de tirer son épée que déjà, Betty le saisissait à la gorge. Il y eut un craquement et sa tête retomba dans une étrange position.
Hagrid et Joe retinrent leur souffle.
« Une personne normale pourrait-elle briser un cou d’une seule main ? »
Mais les deux sorcières n’en avaient pas fini. Elles s’emparèrent des corps et les tinrent devant elles comme des boucliers. Les autres gardes les regardèrent un moment, sidérés.
– « Que croyez-vous faire ainsi ? » Cria l’un d’eux.
– « Attendez! Il y a quelque chose d’anormal! Regardez, leurs pieds ne touchent pas le sol! »
– « Quoi ? »
Dans la pénombre, les gardes, confus, n’y voyaient pas grand-chose et lorsqu’enfin ils comprirent ce qui se passait, il était trop tard.
Telles des ombres, Zoé et Betty se penchèrent sur eux et d’une main, saisirent leurs cous.
Durant les longues veillées nocturnes, on avait vite fait de se relâcher. Malheureusement, leurs assaillants n’étaient autres que des Extraordinaires, les plus puissantes combattantes que l’on puisse trouver parmi les humains.
Joe porta la main à sa bouche.
En quelques secondes, les quatre autres gardes s’effondrèrent sur le sol, le cou brisé.
« Elles sont aussi rapides et puissantes que l’Armée du Châtiment Divin », pensa-t-il.
Mais à sa connaissance, ces guerriers n’étaient que des monstres sans âme qui n’auraient jamais pu faire montre d’une telle intelligence.
« Ce sont de vrais Guerriers du Châtiment Divin », se dit Hagrid, lui aussi sous le choc.
Joe se rappela les paroles de Sean : « Serait-ce, là-aussi, l’œuvre de Roland Wimbledon ? »
Il n’était plus certain désormais que le Souverain Pontife ait un jour compris la véritable nature de cette armée.
– « À présent, faites ce que vous avez à faire », dit Zoé en le regardant. « Qu’elle soit encore en vie ou non, surtout, ne traînez pas, c’est bien compris ? »
– « Euh…Oui. »
Sans un mot, les deux sorcières montèrent l’escalier.
Celui-ci n’étant pas gardé, elles atteignirent sans encombre le troisième étage et débouchèrent dans un étroit couloir bordé de portes ouvrant sur les chambres des domestiques. Tout au bout se trouvait une autre porte, immense et faite d’un métal rouge sombre qui brillait à la lueur des bougies.
– « C’est bien une porte de cuivre », commenta Zoé, les sourcils levés.
– « Que comptez-vous faire ? » Demanda Betty en se mordant la lèvre. « S’il l’a verrouillée, nous ne pourrons jamais entrer. »
– « Nous trouverons bien un autre moyen. »
– « C’est ce que je me disais. »
Betty ouvrit la porte qui se trouvait juste à côté de la chambre du Seigneur et entra.
Il y eut un cri perçant. Une femme de chambre à peine vêtue se redressa et tira la couverture jusqu’à son cou en les regardant, bouche bée :
– « Qui…qui êtes-vous ? »
– « Malheureusement, les femmes ne m’intéressent pas », dit Betty en délaçant sa robe, révélant l’énorme arme à feu qu’elle portait sur le dos. « Si c’était un beau garçon… »
– « Vous lui faites peur », soupira Zoé en cherchant son pistolet à grenaille. « Un deux… »
– « Trois! »
Leurs armes pointées sur le mur, toutes deux pressèrent la détente.
Avec un rugissement assourdissant, une partie de la paroi de briques eut tôt fait de s’effondrer sous les tirs dans un amas de décombres. Sur le côté restant, on pouvait apercevoir une rangée de trous causés par les balles.
Zoé enjamba le pan de mur et entra dans la chambre du maître des lieux.