« J’en ai plus qu’assez… »
Joe aurait dû les persuader d’abandonner un plan aussi ridicule, à la limite du jeu. Mais lorsqu’il vit le regard confiant des personnes présentes, les mots lui restèrent sur le bout de la langue.
Mais le plus incroyable restait à venir.
Joe s’attendait à coopérer pleinement avec l’équipe de secours et à leur faire part de toutes les informations en sa possession. Le roi de Graycastle ayant promis de sauver Feryna, il allait avoir besoin d’informations détaillées sur l’Île du Grand-Duc et Joe était le mieux placé pour le renseigner.
Il savait qu’ils allaient fouiller dans les secrets de l’Eglise et dans le Livre Sacré et il était prêt à tout leur divulguer si cela pouvait sauver Feryna.
Mais sitôt entré dans la cabine, il réalisa qu’en fait, il ne savait pas grand-chose de son ancien ennemi, Roland Wimbledon, qui s’était battu contre l’Église pendant tant d’années et avait fini par détruire la Cité Sainte d’Hermès.
Ce qui l’attendait n’était ni un interrogatoire, ni une réunion préalable à la mission.
La personne assise à l’autre bout de la longue table n’était autre que Carmine Fels, le célèbre dramaturge.
– « Veuillez répondre à toutes les questions qu’il vous posera », recommanda Sean avant de se retirer, laissant Joe face à Carmine.
Il avait déjà assisté à ses représentations dans la Nouvelle Cité Sainte et même si cela remontait à environ dix ans, il se souvenait parfaitement de l’artiste.
« Que peut bien avoir en tête le Roi de Graycastle ? », se demanda-t-il.
Au lieu d’une armée, voilà qu’il était face à une troupe de théâtre. Avait-il vraiment l’intention de venir au secours de Feryna ?
– « Asseyez-vous, mon ami, je vous en prie », dit Carmine. « Préférez-vous du thé ou du vin ? »
– « Du Thé s’il vous plaît. »
Aussitôt, une jolie jeune fille lui apporta une tasse de thé chaud.
– « Voici mon élève, Mlle Réjane. »
– « Ah… merci », répondit distraitement Joe, qui, s’il n’avait eu les pieds et les mains liés, se serait cru dans un rêve. « Pourquoi êtes-vous ici ? »
– « Parce que j’ai fait une promesse à Sa Majesté », répondit Carmine en souriant : « Nous aurions dû pouvoir bavarder plus confortablement mais ils ont insisté pour que vous restiez enchaîné. »
– « Ce n’est pas grave… », murmura Joe. « Que voulez-vous savoir ? »
– « Je voudrais que vous me racontiez l’histoire de Feryna et la vôtre. »
Joe le regarda, incrédule :
– « Elle et moi ? »
– « Oui. Je voudrais savoir quand vous avez rejoint l’Église, comment vous vous êtes rencontrés et aussi comment elle a été capturée par Lorenzo », répondit calmement Carmine.
« Feryna… Feryna… » À la simple évocation de son nom, il sentit son cœur tressaillir. Il avait beau s’efforcer de ne pas penser à elle, leur passé, tel la marée, revenait sans cesse dans ses souvenirs. Les mots l’abandonnèrent et sa vision se brouilla.
Feryna n’était qu’une femme du peuple lorsqu’elle avait rejoint l’Église.
À cette époque, elle portait une robe rapiécée, grossière et crasseuse. Ses mains et ses pieds, exposés à l’air glacial, étaient rouges et enflés. Si Joe ne l’avait pas emmenée sur le plateau d’Hermès, elle serait certainement morte en chemin.
Lui, de son côté, était issu d’une famille noble diminuée et n’avait rien d’autre qu’un nom de famille réputé, aussi avait-il décidé de tenter sa chance auprès de l’Église, la Cité Sainte ne tenant aucun compte des antécédents.
Comme il savait lire et écrire, il était devenu le secrétaire d’un prêtre et Feryna une guerrière stagiaire.
Joe n’était pas ravi de cet arrangement. En effet, dans la Cité Sainte, prêtres et guerriers étaient considérés comme égaux et il était quelque peu fâché qu’une civile qu’il avait sauvée puisse s’adresser à lui comme son égale. Ils auraient mieux fait de l’affecter aux cuisines ou de lui donner un emploi de domestique.
Mais ce qui le contrariait le plus, c’était que Feryna soit plutôt jolie et il commençait à soupçonner la véritable raison pour laquelle elle avait été engagée comme guerrière.
Elle aurait dû n’appartenir qu’à lui.
En proie à un violent sentiment d’amertume et de jalousie, Joe, profitant de sa position, avait commencé à saboter le travail de Feryna, allant même jusqu’à l’humilier en public. Cependant, le fait qu’elle n’ait jamais osé se défendre avait exacerbé sa colère.
Mais au fil des années, la jeune femme, telle une pierre précieuse que l’on taille et polit peu à peu, avait progressivement révélé son talent et ébloui l’Église.
Rapidement promue soldat de réserve de l’Armée des Juges, elle avait ensuite rejoint officiellement ses rangs et avait fini par devenir chef d’unité.
Joe la voyait toujours marcher de long en large sur les remparts durant les Mois des Démons.
À l’époque, il venait juste d’être promu au rang de prêtre assistant, un statut bien inférieur à celui de Feryna.
Craignant les représailles, il n’avait de cesse de surveiller ses faits et gestes, mais la jeune femme n’en fit rien. À la longue, il finit par réaliser qu’elle n’était pas ordinaire et à force de l’observer, développa pour elle une ardente passion secrète.
Survint alors le Prince Roland de Graycastle.
Le Pape mort et l’Armée du Châtiment Divin anéantie, Hermès s’effondra du jour au lendemain.
De nombreux croyants ayant fui la Cité Sainte, Feryna eut la lourde charge de sauver ce qui restait de l’Armée des Juges. Si elle ne lui avait pas tendu la main au moment des émeutes, il aurait sans doute été piétiné par le troupeau de réfugiés.
C’est alors qu’il réalisa que Feryna n’était pas, depuis la défaite de la Crête du Vent Glacé, le personnage le plus éminent de l’Église. En effet, le Prêtre, le Chef des Juges et le Commandant en Chef étaient toujours en vie. Ils avaient simplement abandonné la Cité Sainte à son sort et aux mains du Pape par intérim, Tucker Thor. Tout le monde savait qu’Hermès était condamnée mais personne ne voulait prendre ses responsabilités. Ils avaient donc besoin de quelqu’un pour stabiliser temporairement la ville afin de pouvoir planifier leur fuite.
C’est ainsi qu’une femme d’une vingtaine d’année devint le Commandant Suprême de l’Armée des Juges. Ironiquement, alors qu’elle faisait tout son possible pour maintenir les deux cités Saintes, de plus en plus de dirigeants prenaient la fuite. Il n’était pas rare de retrouver un bâtiment déserté pendant la nuit. À la fin des Mois des Démons, il ne restait plus dans l’Église que 500 soldats de l’Armée des Juges et elle fut remise à Roland Wimbledon en sacrifice.
Était-ce à dire que Feryna n’en savait rien ? Bien sûr que si, et ce dès l’instant où elle avait pris ses fonctions, mais elle n’avait pas hésité à accepter ce poste par égard pour l’Eglise qui l’avait jadis accueillie et formée. Elle ne lui rejetait pas davantage la faute qu’elle ne l’avait fait pour Joe à qui elle restait reconnaissante de ce parcours.
En voyant la jeune femme arpenter les remparts, trempée de sueur, telle un petit point dans la neige, son bout du nez humide reflétant la lumière du soleil, Joe fut profondément touché.
Lui qui n’avait jamais vraiment eu foi en l’Église et qui aurait dû partir depuis longtemps choisit alors de rester, non pour Dieu mais pour Feryna à qui il avait juré allégeance du plus profond de son cœur.
Cela n’avait rien à voir avec le serment que peut faire un croyant au Commandant de l’Armée des Juges, non, c’était plutôt celui d’un Chevalier à la jeune fille qu’il entend protéger.
Il était tombé amoureux d’elle.