Assis en tailleur, Joe, hébété, fixait les sept lignes sinueuses gravées à ses pieds.
Chaque jour, en effet, il gravait une ligne sur le sol.
Sept jours…
Il ne voulait plus passer son temps à se demander si Feryna était toujours en vie et si Lorenzo continuait à la torturer, tant son cœur lui faisait mal à chaque fois qu’il y pensait.
Joe commençait à se demander s’il avait pris la mauvaise décision.
Sean le traitait bien et lui avait promis de prévenir le Roi de Graycastle, mais ce dernier étant très éloigné du Royaume de Wolfheart, il faudrait au moins un mois au Roi pour recevoir le message, prendre une décision et envoyer ses troupes. Ce serait peut-être encore plus long s’il devait d’abord en débattre avec ses ministres et Joe n’était pas certain qu’il prenne cette affaire avec autant de sérieux que les questions internes au royaume.
Par ailleurs, il y avait de grandes chances pour qu’il refuse catégoriquement de l’aider et dans ce cas, tous ses efforts auraient été vains.
Joe baissa la tête et regarda ses chevilles retenues au pied de son lit par une chaine à peu près aussi longue qu’un homme couché.
« Peut-être pourrais-je utiliser cette chaîne… » Se dit-il.
Soudain, quelqu’un tira le rideau de sa tente et la lumière éblouissante du soleil entra dans ce lieu confiné. Instinctivement, Joe se protégea les yeux.
– « Hey! Vous êtes réveillé ? Dans ce cas, suivez-nous! »
– « Où…où donc ? » Demanda Joe, déconcerté en oubliant ses pensées parasites.
– « Au Royaume de Wolfheart bien sûr! Ne voulez-vous pas sauver votre amie ? »
Peu à peu, ses yeux s’adaptèrent à la luminosité et il s’aperçut que l’homme qui parlait n’était autre que Sean.
Celui-ci lui lança une clé.
Le temps que le message fasse son chemin, Joe attrapa la clé et demanda d’une voix tremblante :
– « Est-ce que le Roi… »
– « Sa Majesté a approuvé notre plan de sauvetage. Nous avons décidé de vous transférer à la Cité Sans Hiver pour y être entendu », répondit Sean avec nonchalance. « L’unité chargée de cette opération est arrivée à la Baie de Corail. Nous allons les retrouver là-bas, après quoi nous partirons immédiatement pour l’Île du Grand-Duc. »
« Ils sont déjà arrivés ? » Pensa Joe, qui n’en croyait pas ses oreilles. « Comment ont-ils fait pour être aussi rapides ? »
Mais il n’avait pas le temps de réfléchir à cette question secondaire.
Joe déverrouilla fébrilement ses chaînes et tenta de se relever mais comme il y avait un moment qu’il était assis dans la même position, il trébucha.
– « Si vous ne vous sentez pas bien… »
– « Non, s’il vous plaît, emmenez-moi! » Implora-t-il, exaspéré.
– « Alors venez », répondit Sean en souriant.
Joe jeta un coup d’œil sur les marques laissées au sol auxquelles la lumière du soleil donnait des reflets argentés et se demanda ce qui l’attendait.
Finalement, il entrevit une lueur d’espoir.
Il prit une profonde inspiration et suivit le garde hors de la tente.
La Baie de Corail était un port situé tout à fait à l’est du Royaume de l’Aube et qui semblait plutôt désert comparé aux ports avoisinant Graycastle et des Fjords. Après l’effondrement des familles royales consécutif à l’invasion des Royaumes de Wolfheart et de l’Éternel Hiver par l’Église, les nobles locaux avaient commencé à se battre pour les trônes. La ville étant toujours dans le chaos, les activités commerciales avaient considérablement diminué dans ce domaine et la plupart des voiliers à quai provenaient des Chambres de Commerce des Fjords.
Un navire, cependant, se démarquait de tous les autres.
Il était en pierre, sans voile mais avec deux roues en bois géantes de chaque côté et de la fumée noire s’échappait du sommet.
« Voilà donc le fameux navire de pierre de Graycastle », pensa Joe.
S’il en avait entendu parler, c’était la première fois qu’il en voyait un.
Lui et Sean montèrent donc à bord et furent aussitôt salués par un couple.
Un peu surpris, Joe les balaya du regard : il avait l’impression d’avoir déjà vu cette femme.
– « Dame Zoé, Dame Betty », salua Sean d’un ton cordial. « C’est Sa Majesté qui vous envoie ? »
– « Je reviens à peine du Royaume de l’Aube », répondit la femme en haussant les épaules. « Jamais je ne serais venue si le Roi ne me l’avait pas ordonné. J’aurais dû rester au front pour affronter les Diables. »
– « Personnellement, je préfèrerais que vous m’appeliez mademoiselle Betty plutôt que Dame Betty », dit l'”homme” en souriant. « À la différence de Zoé, je ne me suis éveillée qu’il y a à peine plus de cent ans. »
– « Et vous ne vous trouvez pas suffisamment âgée ? » Répliqua la femme en lui lançant un regard en coin.
– « C’est étrange car dans le Monde des Rêves, tout le monde m’appelait Mademoiselle. Cependant, je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on m’appelle “Votre Majesté”, dit-elle en plaisantant.
– « Je préfère Mlle Betty, si cela convient à Votre Grâce », répondit Sean, résigné.
« Mais enfin, de quoi parlent-ils ? » Se demanda Joe, confus. Pourquoi cet homme tenait-il absolument à être considéré comme une dame ? Or il n’y avait pas de toute, c’était un homme! Et pourquoi parlaient-ils des Diables alors que la Lune Sanglante ne s’était pas encore manifestée ? De quels Diables s’agissait-il exactement ?
– « Voici donc le dernier prêtre de l’Église ? » Demanda Zoé en le dévisageant des pieds à la tête. « Ainsi, le rêve de la Reine de la Cité des Météores a été réduit à un outil aux mains d’hommes stupides qui espèrent remporter leur petit jeu politique ? C’est pathétique. C’était peut-être notre adversaire, mais je suis triste pour elle. »
– « Alors, finissons ce qu’elle a commencé », répondit Betty. « Puisque tout le monde est là, allons-y. »
« Tout le monde ? » N’ayant pas le temps de leur poser la question, Joe, confus, regarda autour de lui. Le navire en ciment n’était pas assez grand pour accueillir une armée et il n’en voyait pas d’autres.
– « Monsieur… », commença-t-il prudemment, ne pouvant plus se contenir.
– « L’équipe de secours à laquelle vous faites référence est déjà ici. » Puis, comme si elle lisait dans ses pensées, elle désigna Betty et ajouta : « Elle et moi nous chargerons de la secourir. »
Horrifié Joe regarda Sean :
– « Mais Monsieur, Lorenzo a une Armée du Châtiment Divin… »
– « Cinq hommes ? En tout cas pas plus de dix, je me trompe ? » Coupa Sean.
Joe le regarda, abasourdi. Il n’avait même plus la force de parler. « Comment se fait-il qu’ils aient l’air si détendus ? Les Guerriers du Châtiment Divin sont bien plus puissants que des soldats ordinaires. Ce sont des monstres! »
Ne savaient-ils rien du pouvoir de l’Armée du Châtiment Divin ? Pourtant, ils auraient dû connaître leur puissance pour les avoir affrontés à la Crête du Vent Glacé.
Certes les soldats de Graycastle possédaient des armes à feu de pointe mais celles-ci ne leur seraient d’aucune utilité pour conquérir un château fort, la portée des balles n’étant pas suffisante. Par ailleurs, ce qui était inévitables, s’ils rencontraient un Guerrier du Châtiment Divin, ils auraient grand mal à le repousser car celui-ci, ne ressentant pas la douleur, se battrait jusqu’à la limite de ses capacités.
Joe s’attendait à voir une équipe de secours composée de cent à deux cent soldats capable de s’infiltrer dans le château et d’éliminer ces Guerriers un à un sans trop de dégâts. Par contre, s’ils étaient moins de cent, cette mission risquait de leur coûter très cher.
Mais… deux ?! Comment était-ce possible ?
– « Vous vous demandez sans doute comment nous allons pouvoir réussir ? » dit Zoé avec un petit rire. « Vous ne savez rien du plan de Dame Alice. En fait, ces Guerriers du Châtiment Divin ne sont que des coquilles vides, sans âme. Nous serons assez de deux pour en venir à bout. »