En rentrant au quartier résidentiel des sorcières de l’Île Dormante et alors qu’elle refermait la porte, Cendres entendit Tilly toussoter derrière elle.
– « Avez-vous compris ce que Roland voulait dire par “veiller sur elle” ? »
Faignant de n’avoir pas compris le sens implicite des paroles du Roi, Cendres répondit :
– « Je suppose que je dois demeurer auprès d’elle et répondre à ses besoins comme le ferait n’importe qui pour une personne souffrante. Étant blessée, Chloris va avoir besoin d’être aidée… »
– « Hey! »
Cendres ne put s’empêcher de sourire :
– « Mais vous me taquinez! Soyez tranquille, je sais ce que j’ai à faire », répondit-elle avec un clin d’œil. « Le Roi me demande de rester attentive à toute éventuelle fluctuation du pouvoir magique afin d’en avertir Chloris au plus vite. Un peu comme lors de notre rencontre. »
« Si je n’avais pas eu cette capacité, vous ne m’auriez certainement jamais remarquée, perdue dans la foule », pensait-elle.
– « Je ne suis pas un Diable », protesta Tilly en croisant les bras avec un air de défi.
– « Ce n’était qu’un exemple », répondit Cendres d’un ton léger en agitant la main. « Je suis la seule à avoir affronté le Tueur de Magie. »
– « Et après ? »
– « J’ai trouvé des renforts et ensemble, nous avons repoussé l’ennemi. »
– « Vraiment ? »
– « Contrairement à la Princesse Loélia, je ne suis pas partisane des duels », répondit Cendres en souriant. « À partir du moment où elle a conservé son pouvoir magique, Chloris peut traverser la forêt en une seconde aussi je ne vois pas l’intérêt de rester à mon poste. »
– « N’oubliez pas ce que vous venez de dire », soupira Tilly.
– « Bien sûr que non! » Cendres s’approcha d’elle et la regarda droit dans les yeux : « Je tiens à rester le plus longtemps possible auprès de vous. Comment, en effet, pourrais-je vous confier à Andrea qui ne se préoccupe de personne et ne pense qu’à se battre. »
– « Hey, taisez-vous », dit brusquement Tilly en lui lançant un regard froid avant de se précipiter dans la chambre, un peu irritée.
Arrivée sur le pas de la porte, elle s’arrêta soudain et murmura :
– « Je suis heureuse que vous ayez sauvé Chloris. »
Cendres en fut légèrement surprise.
– « Il serait vraiment dommage que vous ne protégiez que moi », reprit Tilly en se retournant. « Même si vous avez toujours dit que je ferais mieux de retourner à l’Île Dormante, vous vous plaisez ici, n’est-ce pas ? Vous êtes beaucoup plus souriante qu’avant. »
« Vraiment ? » Pensa Cendres en se frottant machinalement les joues.
« Honnêtement, il était rare que vous souriez sur l’Île Dormante. Vous aviez toujours le visage grave de quelqu’un qui s’apprête à partir au combat. Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçue, mais les nouvelles sorcières ont toutes peur de vous. Seule Maggie, qui met du temps à deviner ce que les gens pensent, n’a pas craint de devenir votre amie.
« À présent, non seulement vous vous entendez bien avec les sorcières de l’Association, mais si je ne me trompe, vous avez même une admiratrice. »
– « Feriez-vous allusion à… Loélia ? Non, nous ne sommes que des amies, et ce probablement parce que nous nous entraînons souvent ensemble… »
– « D’accord », répondit Tilly. « Quoi qu’il en soit, je vous préfère comme vous êtes maintenant plutôt que la vengeresse que vous étiez autrefois. » Elle marqua une courte pause avant d’ajouter : « Mais cela ne signifie pas que vous ayez le droit de déclencher une bataille individuelle contre les Diables sans même réfléchir aux éventuelles conséquences, comprenez-vous ? »
– « Je sais », répondit Cendres après un moment de silence.
– « Très bien », acquiesça Tilly, satisfaite. « Peut-être, un jour prochain, me battrai-je à vos côtés. »
– « Le projet Chevaliers Aériens aurait-il progressé ? »
– « Roland m’a dit qu’il essayait d’installer un tout nouveau moteur sur le planeur. S’il y parvient, il pourra peut-être créer un nouveau type d’avion qui ne nécessite pas la capacité de Wendy », répondit Tilly avec enthousiasme. « Mais avant, il doit en construire un spécialement adapté à mes besoins et qui volera certainement plus haut et plus vite que les Démons Volants. »
« Sa Majesté ne vous autorisera jamais à prendre personnellement part à la guerre », pensa Cendres en souriant. « De plus, il m’a fait une promesse. »
– « J’assisterai aux vols d’essai. »
– « Bonne idée », répondit Tilly. « À présent, je vais prendre une douche. J’ai piloté le Goéland toute la journée et je suis en nage. À tout à l’heure. »
– « Vous ne voulez pas que je la prenne avec vous ? »
– « Certainement pas! » S’exclama Tilly en claquant la porte.
Restée seule au salon, Cendres prit place dans la chaise longue et regarda attentivement sa paume, se remémorant ce qu’elle avait ressenti en lançant son épée contre le Diable.
À ce moment-là, elle était soudain entrée dans un nouvel univers et même si cela n’avait duré qu’une fraction de seconde, l’expérience avait laissé une profonde impression dans sa mémoire.
Elle avait le sentiment que tout, y compris sa vision, ses pensées et ses mouvements, avait temporairement déserté le monde qui l’entourait, à l’exception de son pouvoir magique. Cet intense courant qui traversait son corps la faisait se sentir invincible.
Cendres avait même le sentiment que son pouvoir lui parlait, l’invitait à aller encore plus loin.
– « Le pouvoir magique n’affecte pas seulement notre physique, mais également notre tempérament. Lorsque nous avons l’intention de faire appel à notre magie pour réaliser quelque chose, elle nous guide dans la direction souhaitée. »
– « Alors pour quoi vous battez-vous ? »
Cendres se souvint alors de ce que Phyllis lui avait dit la première fois qu’elles étaient parties en guerre.
– « Pourquoi cette question ? »
– « Parce que vous êtes une Extraordinaire, née avec un potentiel incroyable. Cependant, pour aller au-delà de vos limites, il vous faut un objectif réalisable et une puissante volonté.
Pour autant que je sache, toutes les Extraordinaires de l’Union ont évolué au fil des batailles et celles qui n’ont pas réussi à devenir une Transcendante ont toute été tuées par les Diables. J’espère que vous ne deviendrez pas l’une d’entre elles. »
« Les Transcendantes… et les Trois Chefs de l’Union ont-elles également été confrontées à la même décision à un moment donné ? » Se demanda Cendres.
Elle serra le poing.
Elle commençait à comprendre ce qu’elle avait à faire.
De retour à son étude, Roland appela le siège du Bureau Administratif.
– « Veuillez, je vous prie, me mettre en communication avec Barov. »
– « Tout de suite, Votre Majesté! »
Presqu’aussitôt, il entendit à l’autre bout de la ligne la voix du Directeur qui demandait :
– « Que puis-je pour vous, Majesté ? »
– « Quand aura lieu la prochaine évaluation de l’école primaire ? »
– « Je regarde… D’après le planning, c’est prévu pour la semaine prochaine. Environ 2 650 étudiants seront évalués. »
De toute évidence, ces prévisions correspondaient à ses projets. Roland réfléchit un instant et ordonna : « Rédigez-moi une proposition de recrutement. Il me faudrait cinq cents personnes pour m’aider dans mon nouveau projet. »
– « À vos ordres. »
Pour l’heure, la Cité Sans Hiver était une sorte de creuset géant où des citoyens de tout le pays venaient suivre un enseignement primaire avant d’être affectés à différents postes. Les ouvriers les plus expérimentés de la chaîne de production accueillaient de nouveaux arrivants auxquels ils enseignaient leur savoir et leurs techniques. C’était tout à fait normal car à mesure que les ateliers privés disparaissaient, ces techniques personnelles devenaient un savoir public et faisaient désormais partie intégrante du système. Une fois que les débutants avait acquis de l’expérience, ils étaient à leur tour en mesure d’accueillir des stagiaires, développant ainsi l’industrie.
Après des années d’essor, la Cité Sans Hiver avait généré un cercle vertueux. Lorsque la population de la ville atteindrait un certain seuil et que les ressources seraient abondantes, les gens verraient l’incroyable puissance apportée par l’industrialisation rapide.
Roland raccrocha et prit dans son tiroir une épaisse pile de documents.
Depuis l’attaque nocturne de la Station de la Tour n ° 1, il travaillait sur une “stratégie universelle” à partir de recherches effectuées pour la plupart dans le Monde des Rêves. Il ne lui restait plus qu’à adapter ce projet à la Cité Sans Hiver. Or, il avait découvert une arme qui conviendrait parfaitement à ses besoins actuels.
– « Encore une nouvelle idée ? » Demanda Rossignol en émergeant de sa Brume.
– « En effet », dit Roland en fouillant dans la pile de documents. « La voici. »