Il était étrange que les bois prennent feu entre le printemps et l’été, alors que le sol était fertilisé et humide, qui plus est en plusieurs endroits.
– « Chloris ? »
– « J’ignore ce qui se passe », répondit la sorcière en reprenant ses esprits. « Ce secteur est hors de mon contrôle. »
– « Si vraiment c’est un incendie, nous devons l’éradiquer au plus vite pour éviter sa propagation. »
– « Je… je sais », répondit Chloris, un regard étrange sur le visage. Elle se mordit la lèvre avant d’ajouter : « Quoi qu’il en soit, allez chercher les autres. Une fois l’alarme d’urgence déclenchée, le camp sera sens dessus dessous et il ne sera pas facile de sortir d’ici. »
Il n’y avait pas que des travailleurs en congé au terminus, mais également des membres de leur famille qui ne s’étaient jamais battus sur le front. Il serait donc difficile d’évacuer la station et de diriger ces personnes vers des abris de manière ordonnée. Wendy pensait certainement la même chose.
– « Pourrez-vous gérer cela toute seule ? »
– « Ne vous inquiétez pas, je sais ce qu’il faut faire », la rassura Chloris en descendant de la nacelle.
Elle jeta un dernier coup d’œil à Wendy et disparut dans l’épaisse forêt.
Un instant plus tard, l’alarme stridente retentit telle un coup de fouet au-dessus de la Forêt aux Secrets.
– « Oui, compris! » Ferlin Eltek raccrocha le téléphone du quartier général de l’Etat-Major à la Station de la Tour n ° 2 et prévint Edith : « Votre Grâce, il vient d’y avoir un accident sur le front Ouest… »
– « Que dites-vous ? Le Nord de la forêt est en feu ? » La Perle de la Région du Nord fronça les sourcils. « Est-ce Mlle Chloris qui l’a remarqué la première ? »
– « Oui, ils ont commencé à évacuer la station. Les soldats en poste là-bas sont maintenant en alerte de niveau 2. »
– « Prévenez immédiatement le Commandant en Chef et les autres cadres », ordonna Edith après un moment de réflexion. « Faites-leur savoir que je les convoque de toute urgence pour une réunion d’avant-guerre. »
– « Un réunion d’avant-guerre ? » Répéta Ferlin. « Seriez-vous en train de dire que… »
– « Tout à fait », répondit Edith d’un ton grave, confirmant ses soupçons. « C’est certainement un nouveau stratagème de la part des Diables. »
En moins de 15 minutes, tous les généraux de la Première Armée et les représentantes de l’Association des Sorcières étaient réunis dans la salle souterraine.
La Perle de la région du Nord relaya brièvement la nouvelle et déclara :
– « Les sentinelles du terminus forestier confirment que la fumée noire résulte d’un incendie qui se propage rapidement sous l’influence du vent. »
– « Un simple feu de forêt ? Pas de Diables ? » Demanda Hache-De-Fer d’un ton lourd.
– « Pas que je sache », répondit Ferlin en secouant la tête. « Mais la fumée nous empêche de voir ce qui se passe là-bas. »
– « Mlle Sylvie, voyez-vous quelque chose ? »
– « La Forêt aux Secrets est trop loin », répondit la sorcière. « Il faudrait que je me rende là-bas pour m’en assurer. »
– « Bon sang… Ça tombe mal » gronda Hache-De-Fer en baissant les yeux sur la carte. « Où est la Reine en ce moment ? »
À l’origine, Anna et les sorcières devaient rejoindre l’équipe de vol à l’aéroport, non loin de la station forestière, et prendre le Goéland pour rentrer à la Cité Sans Hiver.
– « Elle et son escorte devraient être sur le chemin du retour à bord de la Rivière Noire. Ayant appris que la forêt était en feu, Mlle Kant m’a chargé de leur recommander via le Sceau d’Écoute de changer d’itinéraire », répondit Lumière du Matin.
– « Bon travail », dit Hache-De-Fer, un peu soulagé. « Si je comprends bien, il ne reste plus ici que la Princesse Tilly et son équipe ? »
L’ancien chevalier ayant répondu par l’affirmative, le Commandant en Chef ordonna :
– « Dites-leur de décoller immédiatement. Le temps presse! »
– « À vos ordres! »
Les détails concernant l’évacuation réglés, Hache-De-Fer se tourna vers l’État-Major :
– « À présent, je voudrais connaître votre point de vue sur cette affaire. »
Perchée au sommet d’un cèdre géant, Chloris observait de loin l’épaisse fumée.
En une heure, l’incendie s’était largement répandu. L’air était saturé de cendres et de débris et elle apercevait les scintillements rouges à travers la fumée.
Durant un moment, elle put entendre les arbres en train de brûler sangloter. Le secteur concerné était peut-être hors de son contrôle, mais elle pouvait sentir trembler le Cœur de la Forêt, celui-ci faisant partie d’elle.
Chloris s’était bien gardée de dire à Wendy qu’en réalité, elle avait peur.
Après un an de symbiose avec la forêt, la sorcière avait progressivement compris la nature de sa capacité.
D’une certaine manière, elle pourrait devenir immortelle lorsque chaque plante englobée par le Cœur de la Forêt ferait partie d’elle. En d’autres termes, plus la zone qu’elle contrôlait serait vaste, plus il serait difficile de l’éradiquer de la surface de la terre.
S’il était facile d’arracher quelques brins d’herbe, il était beaucoup plus difficile de balayer toute une forêt ou encore une prairie. Jamais on ne pourrait détruire toute la végétation de la planète.
Chloris se souvint de ce que le Roi lui avait dit : selon lui, les plantes étaient le fondement de la nature et la forme de vie la plus ancienne qui soit. Elles réapparaîtraient même si le monde entier venait à être détruit.
Seul problème : la nouvelle Chloris ne serait plus jamais celle qu’elle était.
Pour fusionner avec la forêt, elle avait dû mémoriser des tonnes d’informations, y compris les ruisseaux souterrains, les vers qui grouillaient sous terre, les ruches cachées dans des troncs d’arbres et les oiseaux qui gazouillaient dans les branches. Si elle avait dû retenir autant de détails à la fois, elle aurait perdu la raison, c’est pourquoi elle avait dû prendre son temps.
Pourtant, elle savait que jamais, à elle seule, elle ne pourrait recevoir autant d’informations.
Si elle n’était pas encore devenue folle, c’était parce que le Cœur de la Forêt filtrait les données. De nombreuses vignes et racines s’entremêlaient pour former un impressionnant système organique intégrant à la fois son pouvoir magique et sa mémoire à la forêt.
Si celle-ci venait à être détruite, elle perdrait une partie de ses souvenirs et même si elle faisait pousser de nouvelles plantes, jamais elle ne pourrait récupérer ce qui avait été perdu.
Ce serait peut-être le souvenir de sa première rencontre avec Wendy et Sophia, de son vécu au sein de l’Association de Coopération des Sorcières en compagnie de Rossignol, Lune Mystérieuse et Lily, de sa rencontre épique avec Roland ou de sa vie quotidienne à la Cité Sans Hiver… Jamais au grand jamais elle ne voulait renoncer à ces souvenirs, pas même aux mauvais comme la témérité et les préjugés de Cara ou encore la chasse et la persécution de l’Église.
Ce vécu lui appartenait en propre et était la preuve de son existence dans ce monde.
À l’idée que le feu puisse se propager à la partie de la Forêt aux Secrets avec laquelle elle avait fusionné, son cœur lui faisait mal.
Mais elle ne pouvait pas battre en retraite, tout ce qu’elles avaient fait jusqu’à présent visant à vaincre les Diables et à remporter la Bataille de la Divine Volonté.
Elle ne pouvait, égoïstement, abandonner ses compagnes qui elles aussi faisaient leur part.
À cette pensée, Chloris prit une profonde inspiration, regarda le ciel envahi de lueurs roses et orangées et leva les bras.
En une fraction de seconde, une lumière verte éblouissante jaillit de sa poitrine.
– « Je vous en prie, répondez à mon appel! »
Soudain, tel un géant qui s’éveille, toute la forêt s’éleva en tremblant.
D’innombrables arbres plièrent vers l’arrière jusqu’à toucher le sol tandis que la terre et l’herbe gondolaient tel un tapis rugissant.
Le sol se mit à trembler violemment et la Forêt aux Secrets se scinda en deux. La partie contrôlée par le Cœur de la Forêt se mit à rétrécir et se sépara de la partie Nord, créant une zone de sécurité de plusieurs centaines de mètres.