Sean scuta l’homme attaché à sa chaise. Celui-ci le regardait sans un mot, ce qui n’était pas habituel chez un traître. Depuis qu’il était de retour dans l’ancienne capitale, Sean avait été témoin de nombreuses trahisons et même si ces gens lui avaient fourni des informations utiles, il détestait ce qu’ils représentaient :  l’avarice, l’obséquiosité et la soif de pouvoir. 

Cependant, cet homme l’intriguait. Lorsqu’ils se furent regardé pendant un bon moment, Sean brisa enfin le silence. 

– « Prénom ? »

– « Joe », répondit l’homme. « Êtes-vous le commandant ici ? Je veux dire, est-ce vous qui commandez les troupes de Graycastle ou bien le Seigneur de la Cité de l’Épine, par exemple ? » 

– « Est-ce si important pour vous ? »

– « Oui car si ce n’est pas vous, il ne sert à rien que je parle. » 

« Intéressant », pensa Sean. Il se pencha légèrement et répondit :

– « Je suis le chef de la Garde du Roi de Graycastle et le capitaine de l’équipe d’exploration. 

Vous pouvez m’appeler Sean et me faire toute confiance. Pouvez-vous, à présent, me dire où se trouve le trésor ? »

– « Si c’est le Cube Magique de Cérémonie du Temple des Maudits que vous cherchez, il est entre les mains de Lorenzo, le Comte de l’Île du Grand-Duc. » 

Sean, qui s’imaginait qu’il négocierait avant de lui fournir de vagues indices requérant vérification, fut un peu surpris de son franc-parler. 

– « L’avez-vous vu personnellement ? » 

– « Non, mais ce n’est pas un secret dans l’Église », répondit Joe qui lui relata brièvement la guerre entre l’Église et le royaume de Wolfheart. « Lorenzo s’est vanté de sa découverte et a beaucoup mis l’accent sur ce cube dans son rapport. Mais si de nombreux dirigeants étaient au courant, Hermès n’y a guère prêté attention. » 

– « Je vois », murmura Sean en se caressant le menton. « Ainsi, le trésor était à Wolfheart avant de tomber entre les mains de l’Église ?  Très bien. Mais pourquoi m’avoir dit tout cela ? Vous pourriez aussi vendre ces informations à d’autres Seigneurs, n’est-ce pas ? »

Joe prit une profonde inspiration 

– « Avez-vous déjà entendu parler de l’Armée du Châtiment Divin, Monsieur ? » 

– « Naturellement! C’est l’armée secrète dont l’Église est si fière », répondit ironiquement Sean. « Malheureusement, elle a été écrasé par les forces de Sa Majesté lors de la Bataille de la Crête du Vent Glacé. » 

– « Très bien », dit Joe, visiblement peu contrarié par sa réponse. « Il me sera donc plus facile de mettre les choses au clair. Si personne sur l’Île du Grand-Duc n’ose contester l’autorité de Lorenzo, c’est justement parce qu’il a à son service une troupe de Guerriers du Châtiment Divin. Il n’y a que le Roi de Graycastle qui en soit capable. » 

– « Vraiment ? » Dit le garde en haussant les sourcils. « Je pensais que ces machines à tuer avaient toutes été éliminées à la Crête du Vent Glacé. Combien en reste-t-il ? »

– « Dix… non, cinq environ » répondit Joe, hésitant. « Quoi qu’il en soit, ce n’est pas beaucoup.”

– « C’est suffisant pour garder un château », fit Sean avec un sourire. « Qu’attendez-vous de moi ? Ou plutôt combien voulez-vous pour cette information ? »  

– « Rien, j’espère seulement rester en vie », répondit l’homme à voix basse. « Si l’Église ne peut plus rien contre Graycastle, Lorenzo, lui, espère toujours la venger. Ses hommes sont déjà entrés dans la Cité de L’Épine et je ne veux pas être mêlé à cette affaire. Si… » Il marqua une courte pause avant d’ajouter : « Si cette information vous est utile, j’espère que le Roi de Graycastle me fera grâce. » 

Peu certain que ce soit là son véritable motif, Sean appuya son menton sur sa main, geste que faisait souvent le roi Roland lorsqu’il interrogeait des prisonniers. Il n’avait peut-être pas la capacité de Rossignol à distinguer la vérité du mensonge mais pouvait le faire sans pouvoir magique. 

Pour tout dire, lorsqu’il regardait Joe droit dans les yeux, il ne percevait qu’une froide détermination mais rien qui indiquât que cet homme avait une ardente envie de vivre. Il ne s’en rendait peut-être pas compte, mais il avait tout d’un homme désespéré.

– « C’est votre seule requête ? » 

– « Euh…oui. » 

– « Dans ce cas, je vais demander que l’on vous escorte jusqu’à la Cité Sans Hiver. » 

– « Pardon ?! » S’exclama Joe. « Pourquoi devrais-je me rendre là-bas ? » 

Sean se leva : 

– « Je n’ai pas le pouvoir de vous acquitter, mais je ne saurais abandonner quelqu’un qui souhaite revenir sur le droit chemin. Ne vous inquiétez pas, tout le monde à Graycastle sait que le Roi est un homme d’honneur et connait sa bienveillance. Par ailleurs, l’Association des Sorcières pourra ainsi vérifier l’authenticité de votre témoignage. Si vous avez dit la vérité, vous seriez traité de manière équitable et certainement acquitté de vos actes répréhensibles. Avec un peu de chance, vous recevrez même une belle récompense. » 

– « Monsieur… ce trésor… » balbutia Joe. Il tenta de se lever mais la corde restreignait ses mouvements.

– « Si c’est bien le Comte Lorenzo qui le détient, Sa Majesté finira par le lui reprendre. De plus, vous n’avez rien à voir avec le trésor, n’est-ce pas ? » Dit Sean en écartant les mains. « Ne vous inquiétez donc pas. Même si la Cité Sans Hiver est loin et si nous ne pouvons pas vous libérer avant d’avoir confirmation de la validité de vos informations, une chose est certaine : nous vous rétribuerons. L’Église ne sera plus une menace pour vous. » Puis, se tournant vers un soldat, il ordonna : « Veuillez le raccompagner à sa cellule. »  

– « Monsieur, attendez… » Joe était blême, démuni et l’indifférence qu’il affichait jusque-là avait cédé place à la panique. Il tenta de se lever et se jeta sur le sol : « Je vous en prie, ne m’envoyez pas à la Cité Sans Hiver! » S’écria-t-il d’une voix désespérée.   

Sean s’arrêta net. Pourquoi cet homme qui, tout à l’heure, semblait prêt à mourir tombait soudain dans un tel abattement ?  

– « Pourquoi ? » Demanda Sean en faisant volte-face. « Ou plutôt : vouliez-vous autre chose ? »  

– « Pitié sauvez-la! Sauvez Feryna! Je vous en supplie! » Implora Joe, presqu’hystérique en se frappant la tête contre le sol. « Il ne lui reste…plus… beaucoup… de temps… »

Sa voix se perdit dans un sanglot.

« Nous y voilà », pensa Sean. 

Il s’approcha de Joe qui tremblait de manière incontrôlable, lui tapota l’épaule et demanda : 

– « Qui est Feryna et pourquoi dites-vous que le temps lui est compté ? J’aimerais avoir une bonne conversation avec vous. »   

Après que Joe ait retrouvé son calme, il lui raconta tout. Sean comprit alors qu’il s’agissait d’une histoire d’amour. 

En effet, Joe était le dernier membre de l’Église et l’ancien évêque, désormais, son ennemi. N’ayant plus d’autre recours, il se tournait vers l’éternel adversaire de l’Église, la Première Armée de Graycastle, les traîtres étaient toujours plus méprisables que leurs rivaux extérieurs.  Sean apprit également pourquoi Joe était prêt à mourir: il savait dès le début que la Première Armée finirait par exécuter son plan et pensait qu’il valait mieux être pendu et mourir avec Feryna plutôt que d’être torturé par Lorenzo.

Joe aurait pu attendre encore quelques mois mais craignant que Feryna ne survive pas aux continuelles tortures infligées par le Comte, il s’était décidé à risquer sa vie pour aller trouver la Première Armée. Lorenzo, qui avait encore besoin de la jeune femme pour retrouver le Livre Sacré, n’avait sans doute pas l’intention de la tuer immédiatement mais le corps humain a ses limites et Feryna ne pouvait pas attendre six mois que Graycastle intervienne. 

Au départ, Sean n’avait aucune intention de s’immiscer dans les conflits internes de l’Église. Par ailleurs, il n’était pas certain de la validité des informations de Joe mais force lui fut de le croire lorsqu’il comprit que tout n’était qu’une question d’amour. 

Pour en être absolument certain, il allait devoir trouver les hommes envoyés par le Comte Lorenzo.  

– « Je vois. Une fois que j’aurai attrapé ces gens, je préviendrai immédiatement Sa Majesté par l’intermédiaire d’un pigeon voyageur », promit-il à Joe.