La nuit venue, un silence de mort tomba sur le camp.
Après une rude journée de travail, tous, y compris les sorcières, avaient sombré dans un profond sommeil.
Seule Foudre était bien réveillée.
Ses insomnies avaient commencé un mois auparavant. Plus exactement, elle était très agitée depuis son départ de la Forêt aux Secrets. Les marques laissées par le bec de Maggie qui s’étaient remises à battre lui rappelaient ce fameux jour.
Ne sachant pas si la douleur était réelle ou non, la jeune fille avait essayé différentes méthodes pour se distraire mais en vain. La blessure était toujours là. Elle ne s’aggravait pas ni ne disparaissait mais restait là sur sa poitrine, telle une tache écarlate indélébile.
Désemparée, Foudre restait éveillée chaque nuit jusqu’à trois ou quatre heures du matin avant de s’endormir d’un sommeil court et agité. Hantée par des cauchemars constants, elle se réveillait en sursaut au moindre bruit.
La jeune fille laissa échapper un soupir presque inaudible. Du coin de l’œil, elle aperçut Maggie qui dormait profondément en travers de son lit. Elle remonta la couverture chiffonnée jusque sous ses aisselles, se glissa hors de son lit et sortit sans faire de bruit.
Les tentes des sorcières, sous la surveillance des Sorcières du Châtiment Divin, se trouvaient au centre du camp. Ne voulant pas les alarmer, Foudre quitta le camp par la voie des airs et se posa tranquillement sur le chemin de fer à moitié achevé.
Le clair de lune donnait aux rails un reflet argenté et la brise nocturne soufflait doucement sur les plaines, ébouriffant les buissons et les arbres. Elle pouvait entendre le léger pépiement des oiseaux et le chant des insectes. En d’autre temps, la jeune fille aurait apprécié mais pour l’heure, elle n’était pas d’humeur à apprécier la beauté de la nature.
La sorcière n’avait même pas le courage de regarder dans la direction de Taquila. Elle avait l’impression qu’un monstre caché dans le noir l’observait en permanence et à chaque fois qu’elle sentait son regard sur elle, sa main tâtonnait à la recherche de sa blessure.
Elle regarda les traverses qui s’étendaient le long du champ avec un sentiment amer.
Il lui avait fallu un mois pour vaincre sa peur et pouvoir survoler le mur d’enceinte de la Cité Sans Hiver. Si elle savait qu’elle ne pourrait jamais affronter directement les Diables Supérieurs de Taquila, Foudre restait persuadée qu’en poursuivant son programme de rééducation, un jour viendrait où elle retrouverait son état normal.
Mais la réalité était impitoyable. Non seulement elle avait perdu la capacité d’invoquer son pouvoir à volonté, mais elle avait également des difficultés à voler et pire : elle commençait même à craindre les Diables ordinaires alors qu’autrefois, Maggie et elle n’avaient aucune difficulté à combattre les Diables Fous.
Désormais, tout ce qu’elle pouvait faire était de suivre l’ennemi à distance en espérant qu’il se retire.
En d’autres termes, elle était un obstacle à l’opération.
À cette pensée, Foudre faillit pleurer.
Malgré tous ses efforts pour dissimuler son secret, les gens finiraient par le découvrir.
Maggie elle-même, généralement lente à comprendre les choses, avait remarqué qu’elle était différente. Peut-être un jour son amie ferait-elle fi de sa timidité pour suivre son chemin.
Mais d’ici là, que faire ?
Foudre s’accroupit et cacha sa tête entre ses genoux :
– « Je suis vraiment inutile », marmonna-elle. « Comment quelqu’un qui craint les Diables peut-il se targuer d’être le capitaine du Groupe d’Exploration ? Si elles savaient quelle lâche je suis devenue, mois qui me suis toujours considérée comme la plus grande des exploratrices! »
– « C’est vrai », dit une voix dans sa tête. « Tôt ou tard, elles le sauront et se moquerons de vous! »
– « Mais je ne veux pas… » dit Foudre qui se mit à sangloter.
– « Vous voyez à présent ce qu’il en coûte d’être vantarde. Si vous ne voulez pas que l’on se moque de vous, vous feriez mieux de partir pour un endroit où personne ne vous retrouvera, sinon vous deviendrez très vite un sujet de raillerie. »
– « Est-ce le seul moyen ? »
– « Non, vous ne pouvez pas partir », entendit-elle soudain.
– « Qui va là ? »
Épouvantée, Foudre releva la tête et aperçut, non loin d’elle, une silhouette familière dotée de deux longues oreilles et d’une queue qui remuait sous le clair de lune d’un blanc opalin fantomatique.
– « …Loélia ? »
La jeune femme-loup s’éclaircit la voix :
– « Sachez que je n’avais pas l’intention de vous espionner », dit-elle.
Foudre s’aperçut que Loélia était trempée de sueur. Sa peau olivâtre, caractéristique des Mojin, étincelait comme une pierre précieuse couverte de rosée.
– « Vous vous entraînez ? » Demanda-t-elle.
– « Oui. Je ne suis pas aussi forte qu’une Extraordinaire. Certes, je peux me transformer en loup mais j’ai besoin de fortifier mon corps sans quoi je m’affaiblirai et ne pourrai plus combattre », expliqua Loélia en écartant les mains. « Depuis quelques temps, nous n’avons rencontré aucun Diable et j’ai promis au chef de ne pas quitter le camp. Si je veux être certaine de pouvoir m’entraîner suffisamment, il faut que je le fasse de nuit. »
– « Je vois… » marmonna Foudre, complètement revenue au présent. Elle prit une profonde inspiration, enfouit son visage dans ses mains et, sentant la chaleur lui monter aux joues, demanda : « Avez-vous tout entendu ? »
C’était une question superflue, les loups ayant généralement l’ouïe très fine.
– « Eh bien… » Loélia hésita un instant avant de poursuivre : « Comme je n’ai jamais réconforté personne, je ne puis vous apporter de grande consolation. Cependant, je voudrais vous raconter l’histoire de mon père. »
« Bien que né au sein du Clan du feu Ravageur et membre de la famille Cœur De Feu, personne ne s’attendait à ce qu’il devienne un jour le chef du clan car comparé à ses huit frères, il avait un gros handicap : il avait peur de chasser seul. Or chez les Mojin, la chasse est un grand événement social déterminant pour le choix des chefs. En effet, un chef doit non seulement savoir gérer les affaires de son clan, mais aussi exercer son influence sur les autres tribus c’est pourquoi chaque clan choisit généralement le meilleur parmi ses jeunes afin de démontrer sa puissance. »
Foudre était à court de mots. Elle ne pouvait pas en croire ses oreilles. La personne dont parlait Loélia avait non seulement éclipsé tout le monde lors de la manifestation sportive de la Cité Sans Hiver mais également réussi à attirer l’attention du Roi. Cet homme était-il vraiment son père ?
Loélia sourit, s’approcha de Foudre et vint s’accroupir à côté d’elle.
– « Pour être honnête, je ne l’ai pas cru lorsqu’il me l’a raconté, aussi je suis allée trouver mon grand-père et lui ai demandé pourquoi il avait choisi Ghazi pour être le chef de notre clan. Il m’a répondu que si son fils ne pouvait rien tout seul, soutenu par les hommes de la tribu, il devenait le plus puissant des guerriers. Pourquoi ne l’aurait-il pas choisi ? Dans un clan, les membres doivent se soutenir mutuellement s’ils veulent que la tribu survive. Une chasse organisée ne prouve rien. »
Le cœur de Foudre fit un bond.
– « Je suis vraiment très touchée de ce que mon père et mon frère aîné ont fait pour moi », reprit Loélia en baissant les oreilles. « Mon père a fait quelque chose de très embarrassant qu’il n’aurait jamais fait si ce n’était pour moi… »
« Hmm, vraiment ? Vous êtes retournée furieuse à la Résidence des Sorcières et les avez laissés seuls dans la grande salle du château en disant que vous ne vouliez plus les revoir », pensa Foudre. « Ceci dit, j’admets que leurs tenues n’étaient guères appropriées en pareille situation. »
– « Mon grand-père voulait probablement me faire comprendre que le courage ne vient pas seulement de l’intérieur mais aussi de l’extérieur », dit doucement Loélia. « Pourquoi vous soucier du regard des autres ? S’il arrivait quelque chose aux membres de votre Groupe d’Exploration, les abandonneriez-vous ? »
Après un moment de silence, Foudre répondit doucement :
– « …merci. »
– « Comme je vous l’ai dit, je ne cherchais pas à vous réconforter mais simplement à vous raconter une histoire », répondit la jeune femme-loup en détournant la tête. « Vous n’avez donc pas à me remercier. Par ailleurs, je trouve le Groupe d’Exploration très intéressant …aussi, en tant que membre, je me dois de vous remonter le moral. »
Au bord des larmes, Foudre s’empressa de s’essuyer les yeux, prétextant que c’était un tour du vent. En fin calmée et alors qu’elle s’apprêtait à parler, Loélia se retourna et lui posa la main sur la bouche.
– « Chut… »
– « Que se passe-t-il ? » Murmura Foudre après que la jeune femme eut retiré sa main.
– « Vous n’entendez rien ? »
Foudre releva la tête et écouta attentivement, mais elle n’entendit que le vent qui sifflait.
– « Attendez… On dirait que les hiboux et les insectes se sont tus… »
– « Quelque chose arrive par-là », dit Loélia en dressant les oreilles, les yeux rivés sur le ciel nocturne en direction de l’Est. « Ce sifflement… attention! »
Elle attrapa Foudre par la taille et toutes deux roulèrent dans le fossé.
Au même moment, un rugissement assourdissant retentit dans les airs!