Les trois autres Diables répliquèrent aussitôt et dirigèrent leurs montures chacun dans une direction différente. Puis ils zigzaguèrent pour repartir d’où ils venaient et disparurent à l’horizon. L’un d’entre eux se retourna même pour envoyer sa lance en direction du Démon Volant qui, l’aile cassée, tombait en spirale. 

Andrea resta concentrée sur sa cible mais n’eut jamais l’occasion de tirer une seconde fois.

– « Ils se sont enfuis ? » demanda Shavi surprise : « Que faisaient-ils là ? »

D’habitude, les Diables ne renonçaient pas et attaquaient sauvagement leurs cibles. C’était la première fois qu’ils battaient en retraite sans même avoir affronté leur ennemi. Par ailleurs, il était surprenant de les voir planer simplement. Ils n’avaient même pas l’air d’espionner. 

– « Je n’en ai aucune idée », répondit Andrea en relâchant la gâchette. « Ils semblent avoir compris comment esquiver un sniper.  Les ennemis apprennent très vite, n’est-ce pas, petite Molly ? » Dit-elle en regardant la jeune fille qui se frottait les oreilles. Elle se mit à rire. 

– « La prochaine fois, prévenez-moi un peu avant », se plaignit celle-ci. 

En effet, elle avait à peine eu le temps de se couvrir les oreilles. Ce fusil étant aussi bruyant qu’un canon, elle en était toute étourdie. 

– « Je suis désolée », répondit Andrea en clignant des yeux. « Je ne m’attendais pas à voir les” lignes directrices “apparaître si vite. Mes capacités se sont sans doute encore améliorées. Pour m’excuser, je vous donnerai une petite compensation. »

– « Ne vous excusez pas », répondit Molly en se grattant la tête. « Vous ne l’avez pas fait exprès et le plus important est de vaincre l’ennemi. » 

– « Quand bien même. Cela me contrarie. » 

– « Bon… » Finit par acquiescer Molly devant le regard sincère d’Andrea. « De quoi s’agit-il ? » 

– « De Boissons du Chaos », répondit son interlocutrice en se couvrant la bouche.

– « Vraiment ? » S’exclama Molly, surprise.  

Lorsqu’elles vivaient sur l’Île Dormante, tout ce que la jeune fille savait d’Andrea était qu’il s’agissait d’une personne de haute naissance et qu’elle était l’une des plus puissantes sorcières au combat après Cendres.  Mais comme elle était en permanence auprès de Dame Tilly, Molly n’avait eu que peu d’occasions de communiquer avec elle jusqu’à leur arrivée à la Cité Sans Hiver. Le fossé séparant les sorcières de combat des sorcières auxiliaires ayant complètement disparu, elle avait alors découvert qu’Andrea n’était pas aussi froide qu’elle l’avait imaginé mais au contraire gracieuse et amicale.

Cependant, elle ne s’attendait pas à ce qu’Andrea soit si généreuse!

– « Oui, en règle générale, c’est une tasse par tour. À titre de dédommagement, si je perds, je vous offre une tasse mais si c’est vous qui perdez, vous n’aurez pas à m’en offrir une. Qu’en pensez-vous ? C’est une occasion qui ne se présente qu’une fois dans une vie! » 

– « Je vois. Si je ne perds jamais, en effet… Mais… Une minute! Si je comprends bien, je vais devoir jouer aux cartes ? Mais je ne veux pas me joindre… »

– « Mais vous avez promis tout à l’heure », répondit Andrea avec une expression du style « trop tard! »  « Attendez-moi ici, je vais faire mon rapport au poste de commandement et je reviens de suite! » 

Avant même que Molly n’ait eu le temps de s’expliquer, Andrea avait déjà sauté du tas de briques et se précipitait au bout du site de dépôt.  

La jeune fille se tourna alors vers Marge qui, visiblement, partageait son sentiment et comprit ce qu’elle avait voulu dire par : « Elles m’ont obligée à venir. » 

Une demi-heure plus tard, toutes les informations concernant cette “rencontre accidentelle” avaient été rassemblées et déposée sur le bureau de Hache-De-Fer au poste de commandement de première ligne. 

Foudre et Maggie, qui se promenaient dans le cercle de surveillance, avaient été les premières à repérer l’ennemi. 

À ce moment-là, elles volaient à travers les nuages et se trouvaient donc hors de leur champ de vision. Elles suivirent ensuite les Diables qui filaient à six heures et prévinrent Sylvie par le biais du Sceau d’Écoute.  

D’après Foudre, l’adversaire volait en ligne droite entre le front du chemin de fer et les ruines de Taquila. En d’autres termes, ils ne patrouillaient pas mais cherchaient les soldats.  

La rencontre avait duré environ un quart d’heure et Andrea était la seule à avoir remporté la victoire, son sniper “anti Démons Volants” étant la seule arme efficace à cette distance. L’un d’entre eux ayant été tué, les autres s’étaient enfuis en zigzaguant pour éviter les tirs. C’était un moyen de défense efficace et Andrea n’avait pas pu tirer une seconde fois. 

Sylvie les surveillait tandis qu’ils quittaient le cercle de surveillance. Quant à Foudre et Maggie, elles n’avaient pas pris d’autres mesures. 

Quinze minutes plus tard, l’alarme était déclenchée.

Hache-De-Fer reposa son rapport et prit une profonde inspiration.

C’était le Roi qui avait instauré ce système de renseignement de guerre où chaque unité rendrait compte de ses actions échelon par échelon. L’État-Major rassemblait ensuite toutes ces informations, les triait et les affinait afin de passer en revue l’ensemble du processus de combat. Aidés d’une carte et d’un bac à sable, les commandants militaires pouvaient alors avoir une meilleure compréhension des combats qui s’étaient déroulés sur le front. 

Bien qu’il ait déjà eu recours plusieurs fois à ce système avant l’expédition, Hache-De-Fer était toujours aussi surpris par son aspect pratique. Pour la première fois, le déroulement de la guerre lui semblait si évident qu’il avait l’impression d’être sur un nuage surplombant la totalité du combat. 

À Ironsand City, les guerres de clans impliquant des centaines de personnes pouvaient s’avérer chaotiques et même en y consacrant beaucoup de temps et d’énergie, il ne pouvait tirer que des conclusions approximatives sur les tenants et les aboutissants du combat. 

Désormais, les actions ennemies et les répliques de la Première Armée étaient clairement présentes à son esprit et le sentiment d’avoir une vue globale lui avait fait comprendre que les guerres entre clans Mojin n’étaient que des combats de rue.  

Bien entendu, il ne suffisait pas de connaître la situation dans son ensemble, encore fallait-il, et c’était là le plus important, déterminer les intentions des Diables.

Hache-De-Fer regarda Edith qui, à l’écart des discussions, étudiait attentivement la carte. 

Il ne regrettait pas d’avoir rapporté au Roi leur entrevue privée. En effet, il avait fait serment d’allégeance et même s’il était désolé pour elle, étant une personne loyale, il n’avait pas le choix. Néanmoins, il se sentait coupable envers elle et s’attendait à être ridiculisé ou ignoré par cette femme. Jamais il n’aurait pensé qu’elle ferait comme si de rien n’était et continue à l’inviter aux réunions du Département de l’État-Major. Cependant, plus jamais elle n’avait eu de discussions privées avec lui.

Il se rendit alors compte que même dans la Région de l’Extrême Sud, il ne comprenait pas les femmes.  

– « Avez-vous trouvé quelque chose ? » Demanda-t-il en s’approchant d’elle.  

– « Non », répondit Edith. « Je ne les ai rencontrés qu’une fois et je ne suis pas un Diable. Comment pourrais-je savoir ce qu’ils pensent ? »  

– « Comme vous n’avez pas discuté avec eux, je pensais que vous en aviez une idée. »

– « Une discussion sans indices ne mène à rien. Vous ne pouvez rien affirmer, rien nier et cela ne fait qu’ajouter à l’inquiétude. » 

– « Dans ce cas, je considère cela comme la décision finale de l’État-Major et vais de ce pas faire mon rapport à Sa Majesté », dit Hache-De-Fer avec un signe de tête.

Si même la Perle de la Région du Nord n’avait pas compris, il était inutile qu’ils poursuivent cette discussion.   

– « Faites », répondit Edith. « Mais… »

– « Mais quoi…? »

– « Je ne pense pas que cela se termine si facilement. Si vraiment c’était nous que l’ennemi cherchait, il ne tardera pas à repasser à l’action. » 

Ce qui se passa par la suite lui donna raison. En effet, deux jours plus tard, quatre nouveaux Diables Fous réapparaissaient au Nord-Est.

Mais cette fois, ils étaient plus loin du front, si bien qu’à l’œil nu, on distinguait à peine quatre points noirs.