Du point de vue physique comme vestimentaire, la Reine Anna ne se distinguait guère parmi les sorcières. Pour ne pas être gênée pendant qu’elle travaillait, elle avait tiré ses doux cheveux en une queue de cheval. Ses vêtements de travail, conçus par Roland, étaient plus fonctionnels que stylés avec leurs poignets et leur col serrés. Par ailleurs, ils étaient couverts de poussière étant donné le temps passé en pleine nature. En la voyant pour la première fois, personne n’aurait pu croire qu’il s’agissait de la Reine de Graycastle.
Mais Molly l’admirait beaucoup.
Ne sachant pas qu’elle était Reine, n’importe qui aurait compris qu’il s’agissait d’une personne importante car elle était entourée de hauts fonctionnaires comme Karl Van Bate, Ministre de la Construction ou encore Edith Kant, Chef de l’Etat-Major. Elle était consultée pour tout ce qui touchait au projet du chemin de fer, de son parcours aux modalités de construction. Aussi, même si elle n’avait pas été une sorcière, elle aurait toujours été l’objet de toutes les attentions.
Bien qu’elle ignorât totalement de quoi ils discutaient, Molly trouvait Anna magnifique avec sa façon de se tenir, d’observer la région, cartes à la main, et de parler du projet.
Et lorsqu’elle se concentrait, ses grands yeux bleus et brillants ressemblaient à de pures pierres précieuses.
Lorsque Molly travaillait avec la Reine, les recrues aussi bien que les anciens combattants s’en remettaient à elle.
Ayant réfléchi un instant, elle décida finalement de ne pas interrompre Son Altesse Royale, et ordonna à son Serviteur Magique de contourner la foule pour aller décharger les rails dans la zone de stockage.
Elle venait à peine de les déposer lorsque Shavi passa la tête par-dessus un tas de briques et demanda :
– « Êtes-vous retournée dans la forêt ? »
Aussitôt, Molly eut un mauvais pressentiment. Elle contourna le tas de briques et aperçut les autres sorcières en train de jouer aux cartes. Marge elle-aussi était là, mais elle semblait très mal à l’aise.
– « Hey, n’est-ce pas là la petite Molly ? » Dit Andrea avec un grand sourire.
– « Comment osez-vous paresser ici ? » S’écria-t-elle. « Si jamais cela se sait, que vont penser les gens des Sortilèges de l’Île dormante ?! Je vais de ce pas en avertir Dame Tilly! »
– « Elles m’ont… forcé à venir », intervint Marge, tête baissée, en se tordant les mains.
– « Qui parle de relâchement ? » Rétorqua Shavi. « Si je n’étais pas venue en aide aux ouvriers et déchargé toutes ces briques du train, ils y seraient encore. J’ai terminé mon travail, je me repose un peu. »
– « Vous devriez savoir que l’heure du thé est aussi importante que le travail. Une dame élégante sait comment maintenir un équilibre entre eux », déclara Andrea en passant les doigts dans ses cheveux. « Marge peut être sûre que personne ne nous trouvera ici. Par ailleurs, il ne nous est pas permis de causer du souci à Dame Tilly. Ne vous inquiétez donc pas. À propos, voudriez-vous vous joindre à nous ? Pour jouer aux cartes, plus on est nombreux, mieux c’est. »
– « Certainement pas! »
Molly s’apprêtait à argumenter lorsqu’elle fut interrompue par une alarme : trois courtes sonneries qui signifiait qu’un ennemi avait été repéré.
Aussitôt, elle regarda vers le Nord-Est, mais ne vit qu’une vaste plaine couverte de neige fondue et de mauvaises herbes.
– « Il est normal que vous ne voyiez encore rien », lui rappela Shavi, « car Sylvie ou Foudre ont prévenu aussitôt qu’elles ont aperçu l’ennemi. »
– « Oh, non! Son Altesse Royale! » S’écria Molly en pensant soudain au danger que courait la Reine. Sachant à quel point elle était précieuse pour le Roi et la Cité Sans Hiver, elle devait absolument faire l’impossible pour garantir sa sécurité.
Alors qu’elle partait en courant, Shavi la rattrapa.
– « Son Altesse est sous la protection des gardes. Vous ne seriez guère utile là-bas », dit-elle en secouant la tête. « Si j’en crois la rapidité des Démons Volants, la Reine a entre dix à quinze minutes pour se mettre à l’abris. Selon les ordres reçus, en l’absence de stratégie de combat, la première chose à faire en cas de confrontation imprévue est de se protéger puis de se rapprocher des soldats les plus proches, des Sorcières du Châtiment Divin ou autre unité de combat. »
– « Inutile d’aller où que ce soit », intervint Andrea qui déjà se tenait sur le tas de briques, fusil en main. « Couvrez-moi, j’en fais mon affaire. »
Shavi avait raison. En montant à son tour, Molly s’aperçut que l’immense chantier où les gens s’affairaient encore quelques minutes auparavant était totalement désert. C’est à peine si elle pouvait apercevoir des têtes dans les tranchées et repérer l’emplacement des fusils. Le train s’était immobilisé et tout le front témoignait de la gravité du moment.
– « Sylvie, est-ce vous qui avez repéré les Diables ? » Demanda Andrea à travers le Sceau d’Écoute. « Combien sont-ils ? »
Il y eut un moment de silence après quoi la voix de Sylvie lui parvint :
– « …Non, c’est Foudre qui a déclenché l’alerte. Apparemment, il y aurait quatre Diables Fous surmontant leurs Démons Volants. Ils viennent de votre droite. Aucune trace de Diables Supérieurs. »
– « Quatre seulement ? De toute évidence, c’est une rencontre accidentelle. »
– « Probablement, mais restez sur vos gardes », conseilla Sylvie. « Vous devriez les apercevoir d’ici cinq minutes. »
En effet, quelques minutes plus tard, les Diables apparurent : quatre taches noires particulièrement frappantes sous le ciel lumineux. À coup sûr, ils avaient repéré le chemin de fer qui traversait les Plaines Fertiles mais ce qui était étrange, c’est qu’au lieu d’attaquer, ils planaient à distance.
– « Pourquoi hésitent-ils ? » Demanda Shavi en fronçant les sourcils. « Ce n’est pas leur genre. »
– « Pouvez-vous les atteindre ? » S’enquit Molly.
– « Non, ils sont trop loin », répondit Andrea en haussa les épaules. « Trop d’inconnues pour tenter la jouer à pile ou face. Mais il y a un autre moyen… »
– « Lequel ? » S’empressa de demander Molly, laissant de côté ce qu’elle n’avait pas compris.
– « Par exemple… une arme à feu de plus gros calibre », répondit-elle avec un sourire en désignant quelque chose non loin du tas de briques. « Votre Serviteur Magique peut-il me rendre un service ? »
Molly n’avait pas remarqué cette arme d’une taille incroyable dont le canon à lui seul mesurait plus d’un mètre de long. Elle comprit aussitôt que jamais Andrea ne pourrait manipuler seule une telle arme.
– « L’emportez-vous toujours avec vous quand vous jouez aux cartes ? »
– « C’est grâce à Marge », répondit Andrea en haussant les épaules. « En outre, un soldat se doit d’avoir à sa disposition toutes sortes d’armes. »
Molly n’ajouta rien et leva la main pour appeler son Serviteur magique. Puis, s’emparant du fusil géant, elle le posa sur sa tête et lui ordonna de s’aplatir et de prendre la forme d’un coussin ovale.
– « Dommage que je ne vous aie pas emmenée avec moi lors du dernier combat », dit Andrea en s’allongeant sur Momota. « Cette base est beaucoup plus confortable que Cendres. Relevez un peu la tête… C’est bon, l’angle est parfait. »
Molly ajusta la forme du Serviteur.
– « Et maintenant ? » Demanda-t-elle.
– « Impeccable. Ah, pourriez-vous rétrécir ses bras à la taille de vos doigts ? »
– « Pas de problème… Mais il ne pourra plus porter d’objets lourds. »
– « Aucune importance », dit Andrea en enfonçant les bras rétrécis de Momota dans ses oreilles avant de saisir la crosse du fusil. « Couvrez-vous les oreilles! » Lança-t-elle en pressant la gâchette.
Une forte détonation retentit et quelques secondes plus tard, un Diable explosa, laissant dans les airs un nuage de brouillard sanglant.