La Cité Sans Hiver tint sa première manifestation le Jour de la Victoire. Roland ayant simplifié la procédure, il n’y aurait donc pas de cérémonie d’ouverture ni de commentaires, ce qui ne l’empêcha pas de devenir un évènement majeur dans toute la ville.  

Tôt le matin, les gens se précipitèrent spontanément vers la Route Principale du Royaume, équipés d’un petit tabouret ou d’un coussin rembourré de feutre afin de pouvoir regarder confortablement la course.  Il y avait là des familles entières. Ce flot de monde eut tôt fait d’attirer les vendeurs itinérants qui, portant leurs sacs de collations ou de boissons sur le dos, les vendaient en chemin. 

Considérant que la plupart des citadins devaient parcourir au moins 28 km avant la ligne d’arrivée située au centre de la Route Principale du Royaume, Roland avait décidé de lancer le signal du départ à 14h00, ce qui laissait largement le temps aux spectateurs de se préparer. Néanmoins, il ne tarda pas à réaliser qu’il avait sous-estimé leur enthousiasme pour ce jeu. Il était à peine midi qu’ils étaient déjà dix mille sur les lieux… et il en arrivait encore! 

Comme il n’aurait pas été convenable que le Roi se mêle à la foule, le Ministère de la Construction avait fait construire la veille une plateforme de cent places non loin de la route et réservée aux hauts dignitaires de la Cité Sans Hiver.  Des soldats disposés tout autour assuraient leur sécurité. 

– « Votre Majesté, voici la liste des 1 462 participants », annonça Sophia qui arrivait avec une épaisse pile de documents. « Mais étant donné le peu de temps dont je disposais pour les enregistrer, j’ai seulement classé l’information et analysé les données de manière rudimentaire. Si j’avais eu deux jours de plus… »

– « Ne vous inquiétez pas », répondit Roland en agitant la main. « Si nous avons organisé cette manifestation, c’est pour renforcer le moral des gens en prévision de l’expédition. Nous ne pouvons pas nous permettre le moindre retard. »  

En parcourant la liste, il réalisa que Sophia était vraiment modeste.  En ce court laps de temps, elle avait découvert l’adresse de chaque participant et consigné toutes les informations les concernant de manière ordonnée. Personne n’aurait pu faire mieux!  

Certains noms lui étaient familiers, comme par exemple Joël, son “vieil ami”, ou encore Bella, la jeune sœur de Lucia. 

Il y avait également les trois alchimistes de l’Atelier d’Alchimie de l’ancienne capitale. 

Le Roi fut ravi de les voir approuver le slogan : “le plus important est de participer”. En effet, même si aucune sorcière n’était en compétition, ils n’avaient aucune chance de l’emporter.  

Les noms des participants les plus susceptibles de gagner la course figuraient sur la première page, les deux premiers étant Ferlin Eltek et Carter Lannis. 

– « Pensez-vous que le champion sera l’un d’entre eux ? »

Sophia lissa ses cheveux en arrière et répondit par un sourire.

– « Il est presque l’heure, Majesté », rappela Barov, assis en contrebas.

– « Très bien, que la course commence! » 

Roland posa la liste et décrocha le téléphone posé à côté de lui.

Vêtu d’une tunique de combat à la mode du désert, Ghazi était en train de s’échauffer.

– « Auriez-vous une idée de la manière dont le Grand Chef compte s’y prendre pour que les participants placés sur deux lignes de départ diamétralement opposées puissent partir en même temps pour rejoindre le centre de la rue ? » Demanda-t-il à Rohan ? « Lors des Duels Sacrés, l’équité est le plus important. Si ce n’est pas le cas lors de cette course, cela pourrait nuire à la réputation du Chef. »  

« Qui sait ? Au fond, cela n’a pas d’importance », pensa son fils qui, un peu embarrassé, lui dit :

– « Père… Pourriez-vous s’il vous plaît enlever ce bandeau et la fourrure que vous portez autour de la taille… »

Jamais il n’aurait pensé que son père puisse être autant influencé par le film magique. Depuis qu’ils l’avaient vu, au prix d’une importante somme d’argent, ce dernier était littéralement obsédé par “La Princesse Louve”. Depuis quelque temps, il louait fréquemment la beauté de Loélia et se reprochait de lui avoir demandé de couvrir les parties animales de sa personne afin d’éviter les critiques. Le film lui avait fait comprendre à quel point il était stupide et lâche et il regrettait de ne pas avoir rempli son devoir paternel en acceptant sa fille telle qu’elle était et en la protégeant.  

Si Rohan comprenait parfaitement les sentiments de son père, il était vraiment mal à l’aise de le voir accoutré ainsi, avec son bandeau sur lequel était cousues deux oreilles de loup et une fausse queue de fourrure enroulée autour de la taille. 

« Vous êtes le chef du clan du Feu Ravageur! »  Pensait le jeune homme au fond de lui. « Si quelqu’un du Port des Eaux Claires vous voyait dans ce stupide accoutrement et le rapportait aux Mojin, comment pourriez-vous encore faire face aux autres chefs de clan ? »

– « C’est ma façon de réparer les torts que je lui ai faits, aussi n’insistez pas », répondit Ghazi d’un ton grave. « À voir le courage dont elle a fait preuve dans ce film magique, j’ai eu honte de moi. Je lui ai toujours enseigné de ne jamais se laisser ébranler dans ses résolutions par l’opinion des autres et moi-même j’ai failli. Le meilleur moyen de faire face à la critique, c’est de l’affronter. Si les gens sont de plus en plus nombreux à accepter cette apparence, ils ne verront plus Loélia comme un monstre. »

Rohan était à court de mots. 

– « Je vous ai entendu remettre en question la crédibilité de cette course », dit soudain une voix derrière lui. « Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? Sans quoi vous connaîtriez le talent du Roi et sauriez qu’il a inventé un appareil appelé “téléphone” qui permet d’échanger instantanément avec des gens qui se trouvent très loin. Et avez-vous remarqué ces objets là-haut ? » 

Rohan tourna son regard vers l’endroit indiqué et aperçut deux gros cylindres noirs, sans pour autant comprendre comment ceux-ci allaient pouvoir faire passer des messages aux participants de la course.

– « On appelle cela un haut-parleur! Il est capable d’amplifier considérablement le son. Il y en a également un près de la ligne de départ du District de Longsong et tous deux sont reliés au téléphone du Roi. C’est ainsi qu’il va donner le signal du départ à tous les participants en même temps », expliqua fièrement l’homme. 

– « Formidable! » S’écria Ghazi en frappant dans ses mains. « Puisque cette course est équitable, je ferai tout mon possible pour la gagner. » 

– « À propos, monsieur… Vous me semblez très fort mais… N’avez-vous pas froid en tunique courte alors que l’hiver vient à peine de s’achever ? » L’homme le regardait avec intérêt : « Et ce bandeau à oreilles de loup… »

« Oh non, ça y est! » Se dit Rohan en fermant les yeux, embarrassé, persuadé que cet inconnu allait mettre son père mal à l’aise en se moquant de sa tenue ou provoquer sa colère. Si cela se produisait, ils ne manqueraient pas de faire mauvaise impression devant le Grand Chef. 

– « Vous êtes costumé en Princesse Louve, n’est-ce pas ? » Reprit l’homme. « J’aime beaucoup votre tenue … Pourriez-vous me dire où en acheter une semblable ? » 

Comment ?!

Rohan n’en croyait pas ses oreilles.

Ghazi s’apprêtait à répondre lorsque soudain, on entendit un grésillement dans le haut-parleur. 

– « Bonjour à tous…. Zzzz…. Roland Wimbledon. »

Aussitôt, la foule se tut. 

– « Je suis certain que vous connaissez tous les règles du jeu. Je tiens simplement à vous rappeler que le résultat de la course n’est pas le plus important. Vous êtes venus ici pour vous lancer un défi. Faites de votre mieux et vous deviendrez un héros, que vous réussissiez ou non.

« Je vous attendrai à la ligne d’arrivée. Bonne chance à tous! 

« À présent, préparez-vous!  

« Prêts ? Partez! »