Une fois entrés en ville, ils croisèrent beaucoup plus de monde.
Tous semblaient pressés, personne n’errait sans but et si parfois on les regardait, ce n’était que par pure curiosité.
Surpris, Rohan regarda autour de lui :
– « Père, c’est… »
– « En effet », acquiesça-t-il.
Jamais encore Ghazi n’avait vu d’endroit aussi affairé.
Il s’était déjà rendu dans de nombreuses villes du Nord et la plus grande impression que celles-ci lui avaient laissée était liée à leur prospérité. C’était aussi une caractéristique du Royaume du Nord : le fait qu’ils aient plus de ressources et des terres plus prospères que celles de l’Extrême Sud leur permettait de construire des villes extraordinaires, toutes plus belles les unes que les autres. Au départ, il croyait que la capitale du Grand Chef serait encore supérieure sous cet aspect. Cependant, à sa grande surprise, ce ne furent ni les rues, longues et plates, recouvertes de pierre noire ni les maisons uniformément disposées qui attirèrent d’abord son attention, mais les gens.
En général, quelle que puisse être la taille du centre-ville ou la beauté du château, on voyait toujours des vagabonds, des mendiants ou des Rats sur le bord des rues. Ils faisaient, en quelque sorte, partie intégrante de la ville.
Mais à la Cité Sans Hiver, cela n’existait pas. Par ailleurs, les gens avaient des expressions telles qu’ils n’en avait pratiquement jamais vues, pas même sur les visages des clans nouvellement promus.
Ghazi avait toujours pensé que les gens du Nord n’étaient guère meilleurs que ceux du Peuple des Sables, qu’il considérait d’ailleurs comme plus ingénieux dans la mesure où ils n’étaient guère avantagés par leur environnement. Le Royaume du Nord au contraire, avec ses abondantes ressources, vivait une vie de confort et de plaisir mais son peuple était beaucoup moins courageux et volontaire. S’il n’avait pas été aussi difficile d’unifier le pouvoir des clans, ils auraient pu élargir leur lieu de vie.
Mais à présent, il n’en était plus aussi convaincu.
Ces gens étaient habités d’une fierté et d’une confiance en soi qui vient du cœur et ne pouvait être simulées. Quand bien même ils ne possèderaient pas d’armes à feu, mieux valait ne pas se faire leur ennemi.
– « Père, allons-nous d’abord trouver Loélia ou nous rendre au château remettre le document ? » Demanda Rohan, l’air plus curieux que surpris.
– « Ne soyez donc pas pressé. Si jamais le Grand Chef souhaite que nous demeurions dans les Quartiers du Château, comment pourrons-nous vérifier s’il a tenu promesse ? Mieux vaut attendre quelques jours afin d’en apprendre plus sur cette ville. »
– « Mais… »
– « Ma décision est prise », coupa son père. « Hmm ? Que font ces gens ? » Demanda-t-il en voyant sur la place une foule animée et bourdonnante.
Rohan suivit son regard :
– « Ils sont peut-être là pour acheter des produits bon marché ? »
– « Va donc jeter un coup d’œil. »
– « D’accord. »
Le fils remonta sa capuche et, grâce à sa grande taille, put facilement se faufiler dans la foule.
Ghazi le regarda s’éloigner et ne put s’empêcher de soupirer. Physiquement, Rohan était supposé devenir le guerrier le plus courageux de la famille. Cependant, les combats ne l’intéressaient pas et finalement, celle qui avait fait la fierté du clan du Feu Ravageur était sa fille Loélia qui, à sa naissance, était tout sauf prédisposée. La Princesse était donc considérée comme l’héritière par tous les membres du clan tandis que son frère subissait tant de pressions qu’il ne pouvait même pas relever la tête. Bien que frère et sœur, ils ne parlaient que rarement ensemble et se comportaient comme des personnes concentriques.
Quoi qu’il en soit, le chef était un peu déçu : lorsque Loélia avait reçu l’aval de tous, Rohan n’avait montré aucun signe de protestation.
Or les Mojins avaient toujours eu une préférence pour les forts.
Même s’il n’était guère compétent, une volonté inflexible aurait pu lui gagner le respect des autres. C’eut été beaucoup mieux que de se rendre sans combattre.
C’est pourquoi, même après le départ de Loélia, il hésitait encore à ce que son aîné prenne la relève en tant que chef.
Rohan avait bien d’autres compétences mais un leader qui craint la concurrence peut facilement perdre l’avantage à force d’hésitations.
Ghazi espérait que son fils change en en apprenant plus sur le monde, c’est pourquoi il l’avait emmené avec lui.
Quinze minutes plus tard, Rohan émergea de la foule, une expression étrange sur le visage :
– « Père, tous ces gens sont là pour participer à une manifestation sportive. »
– « Une manifestation sportive ? » Murmura Ghazi. « De quoi s’agit-il ? »
– « Apparemment, c’est un concours que le Grand Chef organise pour savoir qui est le plus rapide », expliqua son fils, « et il offre cent Royals d’or au vainqueur, d’où le nombre de candidats. »
– « Cela ne ressemble-t-il pas un peu au Duel Sacré non sanglant ? » Le père eut un sourire : « Il semblerait que le chef ait lui aussi appris quelques bonnes choses du Peuple des Sables. Quelles sont les conditions requises pour y participer ? S’il s’agit de déterminer qui est le plus rapide, nous devrions avoir le droit nous aussi de nous inscrire. »
– « Nous ? » S’exclama Rohan, surpris. « Vous aussi, Père, avez l’intention d’y participer ? »
– « Bien sûr! J’étais l’un de ces guerriers d’élite capables de parcourir la moitié du désert, dépassant même les chameaux. Mes jambes sont endurantes et jamais je n’ai été vaincu par quiconque! » répondit Ghazi en caressant sa barbe. « Me croyez-vous donc trop vieux ? Vite, emmenez-moi m’inscrire! »
Réalisant qu’il ne pourrait pas l’en empêcher, Rohan répondit :
– « Il y a trop de monde là-bas, j’irai seul. »
– « Aucun problème. »
– « Père… »
– « Quoi donc ? » Demanda Ghazi. « M’auriez-vous caché quelque chose ? »
– « Euh… » Rohan hésita un court instant avant de murmurer : « J’ai vu ma sœur. »
– « Dans la foule ? »
Son aîné secoua la tête :
– « Non… sur une image », répondit-il. « Elle porte des vêtements qui ne la recouvrent pas entièrement et des gens la montrent du doigt… »
– « Comment! » S’écria Ghazi en fronçant les sourcils.
Le Grand Chef l’humilierait-il ? La dernière fois qu’il avait écrit à Loélia, la Cité Sans Hiver s’était empressée de répondre aussi avait-il supposé que le Roi la traitait particulièrement bien. Si le statut du clan du Feu Ravageur valait des humiliations à sa fille, il préférait encore ne jamais bénéficier de toutes ces montagnes verdoyantes et de ces rivières.
Cette pensée en tête, il marcha droit vers la foule, le visage grave.
La toile dont parlait Rohan était affichée sur le côté de la place. Non seulement elle attirait le regard mais en plus, il n’y en avait pas qu’une. En la voyant, Ghazi demeura figé sur place.
Était-ce… Loélia ?
Il n’avait jamais vu sa fille si belle. Debout au centre d’un paysage enneigé, elle portait une robe de gaze et de brocart blancs qui volaient au vent. C’était une tenue de cérémonie comme Loélia n’en avait encore jamais porté. À Ironsand City, elle était toujours habillée de vêtements courts, de pantalons adaptés au combat, avec la poitrine et les bras bandés et était couverte de terre ou de sang. Lorsqu’elle ne se battait pas, elle était toujours très couverte, s’efforçant de cacher ses traits inhumains.
C’est ce que Rohan avait voulu dire en parlant de sa tenue qui ne la recouvrait pas entièrement.
Loélia exposait ses oreilles et sa queue duveteuses, comme pour attirer délibérément l’attention des gens. Une boucle d’oreille en cristal rouge donnait à l’ensemble une teinte plus vive.
Par ailleurs, les commentaires des gens, loin d’être des manifestations de dégoût ou de répugnance, étaient plutôt élogieux. À travers leurs discussions, il put percevoir une expression qu’il n’avait encore jamais entendue : le film magique.
C’était donc ça!
« Au Royaume de Graycastle, tout le monde est traité sur un pied d’égalité » avait dit le Grand Chef. Etait-ce là sa manière de le prouver ?
Il se retourna et donna une gifle à Rohan.
– « La prochaine fois, ne faites donc pas tant d’histoires! Votre sœur n’est pas un monstre! Elle montre simplement son apparence mi femme-mi loup. »
– « Je n’ai jamais dit cela… » Commença ce dernier en se caressant l’arrière de la tête avec le sentiment d’avoir été trompé.
– « Quoi qu’il en soit, allez de ce pas vous inscrire à ce Duel Sacr… à cette manifestation sportive », ordonna son père. « Ensuite, renseignez-vous pour savoir où nous pourrions acheter des billets pour ce film magique, quel qu’en soit le prix. C’est bien compris ? »