Le navire siffla et quitta lentement la Plage des Eaux Peu Profondes.
Debout à la poupe, Joanna fit, à contrecœur, ses adieux au Groupe d’Exploration. Après tout un hiver, ses relations avec les sorcières s’étaient beaucoup améliorées. Cette amitié était d’autant plus forte que depuis longtemps, personne ne se souciait d’elle pas plus qu’elle ne manquait à qui que ce soit.
Même si cela semblait dur, elle répétait sans cesse les mots qu’elle avait appris avant de partir : « Au revoir ».
Quant à Foudre, elle semblait plutôt seule, les yeux grands ouverts en direction de la poupe. Plusieurs fois, Roland eut envie de lui dire que Tonnerre était sur le bateau, cependant il s’en abstint à l’idée de la mission que lui avait confiée ce dernier.
La main devant la bouche, les épaules tremblantes et les yeux pleins de larmes, Maggie, de son côté, n’osait dire un mot, probablement de crainte de pleurer.
Seule Loélia restait calme. Maggie assise sur sa queue, elle tenait Foudre d’une main et saluait Joanna de l’autre. Chez les Mojins, il était fréquent de devoir se séparer à jamais, aussi en avait-elle pris l’habitude.
Aux yeux de Roland, la Princesse du Clan du Feu Ravageur n’était plus aussi solitaire que lors de son arrivée à la Cité Sans Hiver. Même si elle ne s’en rendait pas encore compte, avait déjà commencé à changer.
C’était aussi l’une des raisons pour lesquelles Roland avait décidé de ne rien dire à Foudre, convaincu qu’avec de telles amies, elle finirait bien par retrouver son énergie.
Et puis, leurs sœurs parties à bord du navire finiraient par revenir.
Le lendemain du départ de Tonnerre, Roland, par le biais du journal hebdomadaire, annonça la première manifestation sportive nationale de la capitale, qui consistait en un marathon.
Les gens partiraient des principales zones urbaines de la Cité Sans Hiver et de Longsong et parcouraient vingt-huit kilomètres, la ligne d’arrivée étant fixée au centre de la Route Principale du Royaume. Les dix premiers gagnaient entre dix et cent Royals d’or et le champion un badge commémoratif remis par le Roi en personne.
Cette nouvelle bouleversa aussitôt toute la Région de l’Ouest!
Bientôt, tout le monde dans les rues et les ruelles se renseigna sur l’événement et il régnait une agitation qui n’avait rien à envier à celle précédant la sortie du film magique.
Avec cent Royals d’or pour acompte, on pouvait acheter une maison équipée de l’eau, du chauffage et de l’électricité à proximité des Quartiers du Château et à l’exception des autochtones qui avaient déjà déménagé, c’était l’objectif de la plupart des citoyens de la Cité Sans Hiver.
Bien qu’il n’y eut pas, dans la nouvelle capitale, de distinction entre la ville intérieure et la ville extérieure comme c’était le cas dans les cités traditionnelles, ni de muraille pour les délimiter, les gens souhaitaient être le plus proche possible de Sa Majesté le Roi.
Alors qu’il fallait généralement de nombreuses années d’économies pour y parvenir, il existait désormais un moyen d’atteindre immédiatement cet objectif.
Cette récompense n’avait rien à voir avec le Prix pour Contribution Exceptionnelle, remis à des gens qui excellaient dans leurs domaines respectifs et qui déjà ne manquaient pas d’argent, ni avec le Prix du Héros pour lequel il fallait être prêt à sacrifier du temps, avoir du courage mais aussi de la chance. Lors d’un évènement sportif comme celui-ci, il suffisait de savoir courir! Or, tout le monde a deux jambes.
Aux yeux de tous, ceci était une nouvelle preuve de la compassion et de la bonté du Roi envers son peuple.
Autrefois, toutes les bonnes politiques visaient les résidents officiels mais cette fois, il s’agissait d’un évènement qui s’adressait à “tous les citoyens”, annonçait le journal.
Même les commerçants étrangers étaient invités à y participer.
Il n’était donc pas surprenant que cette nouvelle activité puisse avoir un tel impact sur la population.
Le but de Roland n’était évidemment pas d’assister à une compétition pour voir qui était le coureur le plus rapide. Mais après le Jour de la Victoire et le dernier appel avant le début de la guerre, quoi de plus inspirant qu’un évènement sportif qui renforcerait la cohésion, encouragerait les gens à se mettre au défi et à donner le meilleur d’eux-mêmes ?
Par ailleurs, il avait un petit plan derrière la tête : promouvoir le retour du vélo.
Il s’était toujours senti coupable de l’échec du produit de sa politique initiale. La fière invention du Roi de Graycastle, la présentation publicitaire du chef Barov ainsi que les affiches qui remplissaient la place à l’époque n’ayant permis de fabriquer que deux cents véhicules au maximum, ils avaient dû cesser la distribution en raison du manque de productivité. L’usine avait alors été transformée en unité de montage de machines à vapeur et près de la moitié des produits finis donnés aux travailleurs en guise de rémunération.
Non seulement Roland avait dû dire adieu à son rêve de voir de nombreux cyclistes dans tous les quartiers de la ville, mais il avait également perdu beaucoup de ressources en raison d’une planification inadéquate. Par exemple, toutes les machines et équipements spécifiques utilisés pour la fabrication des pièces avaient été recyclées et la moitié restante des bicyclettes, insuffisante pour en équiper la Première Armée, stockées dans un entrepôt.
De tous les projets qu’il a mis en place, c’était le seul à n’avoir rapporté aucun bénéfice c’est pourquoi il devait effacer ce point sombre.
Or la ville avait bien changé en deux ou trois ans, son expansion frénétique ayant entraîné une augmentation spectaculaire des zones urbaines. On avait construit de nouveau quartiers le long de l’Avenue Principale du Royaume et la distance pour se rendre sur les lieux de travail, tels les usines, les quais et les mines augmentait de plus en plus. La marche était devenue une activité fastidieuse alors que d’un autre côté, le perfectionnement des rues de la ville donnait aux cyclistes davantage d’accès.
D’autre part, la productivité de la Cité Sans Hiver elle aussi s’était grandement améliorée. Grâce aux vers à caoutchouc et aux nouvelles machines-outils, ils pouvaient produire les mêmes résultats que les sorcières sans pour autant impacter les projets existant.
Le moment était donc propice pour aborder le sujet des vélos.
Il enverrait la Seconde Armée suivre les participants à la course à bicyclette afin de les guider et d’intervenir en cas d’accident et ainsi, tous comprendraient les avantages de ce moyen de transport.
Roland était confiant : la plus grande erreur qu’il ait commise depuis son arrivée au pouvoir serait définitivement oubliée.
– « Hein ? Est-ce là la ville du Grand Chef ? » S’exclama Ghazi Cœur de Feu en sortant de sa cabine. Il se frotta les joues : « Certes, ce navire en ciment est puissant, mais il est trop bruyant. Encore deux ou trois jours et je serais devenu sourd. »
– « Père », intervint Rohan qui le suivait de près, « ne comptez-vous pas cacher les tatouages que vous avez sur le visage et mettre des vêtements du Nord ? Vous avez vu ces gens sur les quais ? Tout le monde nous regarde… »
– « Aucune importance, laissez-les faire. »
– « Mais… »
– « Craindriez-vous d’être l’objet de discrimination ? » Demanda Ghazi en le regardant. « S’ils ne peuvent tolérer l’aspect d’un voyageur Mojin, quel genre de vie ma fille doit-elle avoir! Le Grand Chef a dit que sur ses terres, tout le monde était traité sur un pied d’égalité. Je serais curieux de savoir s’il a menti aux Trois Dieux. »
En entendant mentionner Loélia, Rohan se tut et n’insista pas.
Le patriarche secoua mentalement la tête : de toute évidence, sa sœur adepte du combat avait toujours une grande influence sur lui.
Si Ghazi avait fait tout ce chemin depuis le Port des Eaux Claires, ce n’était pas sur un coup de tête. Sous la direction de Brian, après deux mois de combats, le Peuple des Sables avait enfin eu sa revanche et détruit les clans de la Déferlante et des Coupeurs d’Os, responsables du massacre du Ruisseau d’Argent. Quant au système des six clans d’Ironsand City, c’était désormais de l’histoire ancienne.
Ghazi était porteur d’un message de Brian.
En principe, cette mission n’aurait pas dû incomber à un chef de famille, mais le clan du Feu Ravageur ayant manqué la cérémonie du couronnement à cause de la guerre, il était donc naturel pour lui de venir en personne lui annoncer la victoire comme une sorte de cadeau tardif et de preuve de sa sincérité.
Par ailleurs, Ghazi était curieux de voir de ses yeux comment se portait Loélia, d’autant que jamais, dans ses lettres, elle ne parlait de ses problèmes.
Avait-elle perdu du poids du fait qu’il n’y ait, dans cette ville, ni liqueur de Lanterne de Feu ni vers des sables à griller ?