Scroll frappa à la porte. La réponse se fit entendre presqu’immédiatement :
– « Entrez ».
Anna était assise à sa table devant la fenêtre, plongée dans un gros livre.
A la lumière du soleil qui inondait la pièce, sa silhouette paraissait plus grande, comme étirée, ses douces joues et son cou étaient éblouissants et ses longs cheveux blonds semblaient faits d’or blanc.
Après une semaine de vie commune, Scroll était parvenue à cerner le tempérament d’Anna. Par exemple, si la jeune femme avait quelque chose à dire, elle le ferait sans ambiguïté et ne serait jamais équivoque. Elle était calme et tranquille, particulièrement studieuse. Bref, il était difficile de trouver un civil qui, comme Anna, soit totalement en paix avec lui-même.
– « Comment se fait-il que vous ne jouiez pas à ce… jeu de cartes ? », demanda l’arrivante en prenant une chaise pour s’installer à ses côtés.
Depuis deux jours, chaque fois que les sœurs avaient terminé leur pratique quotidienne, elles se précipitaient au château et remplissaient la chambre de Soraya pour jouer à ce jeu appelé Gwent.
C’était à qui collecterait le plus de cartes. Elles ne semblaient jamais lasses.
Scroll s’était même aperçue qu’Anna et Nana, depuis qu’elles en avaient appris les règles, jouaient à ce jeu tous les jours. C’était très rare qu’elles ne le fassent pas. A la différence des jours qui avaient précédé, la sorcière voyait souvent la jeune fille aux pouvoirs curatifs venir au château pour jouer.
– « J’avais juste envie de lire », répondit Anna en tournant la page. « Comme je n’ai pas votre capacité, cela me prend davantage de temps. »
Anna lisait presque tout, des biographies historiques aux longs poèmes, en passant par tous les livres qu’elle voyait dans les rues même si ce n’était qu’une série de contes populaires. Du moment qu’ils étaient recueillis dans un livre, elle les lisait avec délectation.
Scroll lui toucha amicalement la tête :
– « Ne vous inquiétez pas. Rappelez-moi que je voulais vous donner un nouveau livre à lire. »
« C’est uniquement grâce à elle si le sort des survivantes de l’Association de Coopération des Sorcières a tellement changé », pensait-elle. « Sans Anna, Rossignol n’aurait jamais fait la moitié du chemin qui mène à Border Town. Nous n’aurions jamais rencontré le 4e Prince du Royaume de Graycastle ni découvert la méthode pour rester en bonne santé. En un sens, elle a été le sauveur de toutes les sorcières. »
C’était aussi la raison pour laquelle Scroll s’était sentie dès le début bien disposée à l’égard d’Anna, tandis que celle-ci avait acceptée tout aussi rapidement cette sorcière qui avait tant de connaissances et d’expérience. Mais il était évident qu’Anna enviait grandement la capacité de Scroll, ce qui aux yeux de cette dernière était un peu ridicule. Au sein de l’Association, les sœurs n’avaient jamais manifesté la moindre envie envers d’autres sorcières pour leur capacité. C’était d’autant plus ridicule qu’Anna possédait la plus grande faculté magique que Rossignol ait jamais vue auparavant. Sa flamme verte était également l’une des plus puissantes.
– « Vos cheveux sont un peu longs », dit-elle en constatant que la frange bouclée d’Anna couvrait presque ses yeux : « N’y a-t-il personne qui puisse vous aider à les couper ? »
Anna secoua la tête.
– « Non, je suis seule. »
Scroll fut prise d’une soudaine motivation :
– « Les cheveux emmêlés ne sont guère présentables, permettez-moi de vous les couper. »
– « Vous feriez cela pour moi ? »
– « Je coupais les cheveux de la plupart de mes sœurs durant notre séjour au camp », répondit joyeusement Scroll. « Attendez une minute, je vais chercher les outils. »
Elle revint presque aussitôt avec un sac en toile dont elle étala le contenu devant Anna. Celle-ci aperçut plusieurs morceaux de tissu blancs et des ciseaux de bronze. Cette paire de ciseaux, qui avait la forme d’un V, était bien éraflée à chacune de ses extrémités et avait perdu son brillant. On voyait qu’elle avait déjà beaucoup servi.
Avant que Scroll ne rejoigne l’Association de Coopération des Sorcières, elle s’en servait pour couper les cheveux de ses clients dans la Région du Vent de la Mer. Tous les Royals de cuivre dont elle n’avait pas besoin pour acheter du pain étaient remis à un vieux capitaine à la jambe brisée. Ce vieil homme lui avait enseigné à lire et à écrire jusqu’à ce qu’il meure de vieillesse.
Scroll plaça adroitement une pièce de tissu blanc sur le cou d’Anna et entreprit de couper ses cheveux.
– « Il m’est venu quelques questions que je voulais vous poser », annonça cette dernière.
– « Que voulez-vous savoir ? »
Sous ses doigts habiles, les ciseaux volaient dans les cheveux d’Anna avec un crissement net. Une mèche de cheveux de la longueur d’un doigt tomba sur le sol.
– « La plupart des histoires décrites dans les livres que vous m’avez prêtés hier se terminent presque toujours de la même façon : Un prince prend-il toujours une princesse pour épouse? »
La main de Scroll s’arrêta un instant : les récits contenus dans ce livre n’étaient pas des histoires vraies mais une collection d’anecdotes racontées par des marins au cours de ses dix années qu’elle avait passées dans la Région du Vent de la Mer. Scroll les avait regroupées spécifiquement, toutes celles où le prince n’épousait pas une princesse n’ayant jamais une fin heureuse, pour les réunir dans un livre qu’elle avait donné à Anna.
La jeune femme savait très bien que lorsque celle-ci l’aurait lu, elle poserait précisément cette question. Mais à présent, Scroll hésitait à répondre.
– « C’est le cas la plupart du temps. Bien entendu, certains princes peuvent aussi épouser la fille d’un grand-duc ou d’un duc. Prenez par exemple le roi Wimbledon III de Graycastle : sa femme était la fille du duc de Silver City. »
En répondant ainsi, Scroll se sentit soudain très triste. Elle avait déjà évoqué ce sujet avec Wendy à propos de Rossignol, mais comparée à la calme et mature Tueuse de L’Ombre, elle était davantage préoccupée par la possibilité que Prince et Anna développent un sentiment plus profond et finissent par se rapprocher.
Anna comptait beaucoup pour son Altesse Royale et tout le monde s’en rendait compte. Lorsqu’ils se trouvaient tous deux dans la même pièce, c’était toujours sur elle que se posaient les yeux de Roland.
La vie d’Anna était infiniment plus remplie que celle de toutes les autres sœurs.
Plus important encore : Rossignol elle-même devait partager sa chambre avec Wendy, tandis que son Altesse Royale laissait Anna bénéficier d’une chambre pour elle-seule. C’était afin qu’elle puisse la partager avec Nana, lorsque celle-ci venait dormir au château.
Le Prince ne semblait ne pas se rendre compte qu’étant le propriétaire de cet endroit, il n’avait pas à se justifier.
Il en fut de même pour Anna : lorsqu’elle était avec les autres sorcières, la jeune femme était peu bavarde. La plupart du temps, elle se contentait d’écouter tranquillement. Mais sitôt que Roland était à ses côtés, elle s’activait immédiatement. S’il quelque chose pouvait lui faire oublier ses livres, de l’avis de Scroll, ce ne pouvait être que le Prince.
Malheureusement, Roland était le 4ème fils du précédent roi de Graycastle, le futur roi qui devait soutenir les sorcières. Et Anna n’était que l’une d’entre elles.
Roland étant un Prince, Scroll ne pouvait le commander, aussi n’avait-elle d’autre choix que d’influencer Anna dans la direction qu’elle pensait être la bonne. La jeune femme ne voulait pas que ces deux personnes s’éloignent l’une de l’autre, mais elle ne souhaitait pas non plus voir cette histoire se terminer par une tragédie, ce qui serait alors inéluctable.
– « Pourquoi ? » Demanda Anna en secouant la tête, comme pour tenter de chasser de son esprit le souvenir de ses rêves détruits. « Et s’il n’est pas amoureux de cette princesse, ni d’aucune autre femme parmi la noblesse ? »
– « Euh … » Scroll ne pensait pas qu’Anna continuerait à l’interroger.
« Il devrait malgré tout l’épouser. »
Le prince serait probablement le nouveau roi et un roi ne décidait pas personnellement de son mariage. Elle s’efforça de se remémorer une partie des informations contenues dans les livres, susceptibles de lui venir en aide.
« Afin de garantir la stabilité des pouvoirs dans son propre pays, d’apaiser les pays voisins, de réaliser une bonne affaire… Ce sont toutes des raisons d’épouser une princesse. Mais le plus important est qu’un roi doit avoir des héritiers. »
En entendant cela, Anna cessa de la questionner, ce qui soulagea quelque peu Scroll. Elle devait y aller doucement, sans forcer, mais la sorcière était certaine qu’un jour, Anna comprendrait ce à quoi elle pensait.
Lorsque la coupe fut achevée, Scroll épousseta les mèches qui couvraient les épaules d’Anna, – « A présent, vous voilà magnifique! »
– « Merci », répondit cette dernière en s’inclinant, reconnaissante.
« A propos du livre d’aujourd’hui … » commença Scroll.
Elle avait réfléchi un moment et décidé de lui raconter l’histoire du Royaume de Wolfsheart, s’efforçant de renforcer l’impression qu’elle venait de créer. Celle-ci faisait partie de “sa propre sélection de biographies de familles royales”.
Elle s’apprêtait enfin à partir lorsqu’Anna, qui tenait toujours dans ses mains le livre magique, dit soudain :
– « Je pense que Roland ne ressemble pas aux princes de vos histoires. »
Elle s’exprimait d’une voix ferme et claire, comme si elle essayait de se convaincre : « Il fera ce qu’il veut. Rien ni personne ne pourra l’influencer. »
Un long moment, Scroll demeura stupéfaite.
– « Pourquoi ? », demanda-t-elle enfin.
– « S’il était comme ces princes, il ne m’aurait jamais sauvée. »