Un bruit monta de la foule.
L’armée avait toujours recruté ses soldats parmi les résidents officiels. Les exigences en matière de qualification devenaient de plus en plus strictes et le dernier recrutement ouvert à tous remontait à l’époque de la lutte pour le trône. Pourquoi Roland avait-il soudain décidé de recruter ainsi ?
S’il pouvait être enrôlé dans la Première Armée, il n’aurait plus à s’inquiéter de son gagne-pain. Non seulement l’armée lui fournissait nourriture et vêtements, mais s’il venait malheureusement à décéder, sa famille toucherait une pension. Par ailleurs, les soldats ne mangeaient pas que des flocons d’avoine et des crêpes. Ils avaient aussi droit aux aliments rares comme le filet, le bœuf et le beurre, et ce à volonté. S’il n’avait pas à risquer sa vie dans l’exercice de ses fonctions, ç’aurait été l’emploi parfait.
« C’est l’emploi parfait », pensa-t-il. « Tout ce que je peux y gagner ne vaut-il pas plus que ma vie ? »
Lors de son voyage à Graycastle après avoir été exilé du Royaume de Wolfheart, il en avait vu des souffrances et de l’adversité! Tels des animaux, les gens tombaient, morts, au bord de la route et les corbeaux, ravis de ce repas copieux, dansaient joyeusement sur leurs cadavres. Parfois, une vie humaine n’avait même pas autant de valeur que l’herbe qui poussait le long des routes.
En outre, le Roi de Graycastle avait vaincu jusqu’à l’Église d’Hermès, autrefois conquérante de la plus grande part du Royaume de Wolfheart. S’il pouvait rejoindre cette puissante et mystérieuse armée, il serait plus en sécurité qu’il ne l’aurait été en devenant écuyer.
Il avait aussi la possibilité d’intégrer la Seconde Armée. Même si les conditions étaient moindres qu’au sein de la première et qu’il était susceptible d’être envoyé ailleurs, c’était plus sécurisant dans la mesure où jamais il n’avait entendu dire que cette armée ait été impliqué dans de grandes guerres.
En d’autres termes, s’enrôler dans l’une ou l’autre des forces armées était la meilleure décision qu’il puisse prendre en tant qu’immigré.
– « Oncle! » S’écrièrent alors Good et Sanko, tout excités.
– « Je ferais mieux de m’abstenir », répondit celui-ci avec un sourire amer. « Je ne peux pas faire faux bond au contremaître qui m’a engagé. »
– « Pour le moment, on nous demande seulement de nous inscrire, ce qui ne signifie pas que nous serons pris », répondit Sanko sur un ton persuasif. « Vous aurez tout le loisir de prendre votre décision lorsque les résultats seront publiés. »
– « Je n’aurai peut-être pas la volonté de refuser », dit Bucky. « Allez-y, vous, je vous attends ici et j’espère que vous m’annoncerez de bonnes nouvelles. »
Alors que Sanko s’apprêtait à insister, Good le prit par l’épaule :
– « Allons rejoindre la file d’attente. »
– « Oui, allons postuler. »
Bon nombre de candidats ne sachant ni lire ni écrire, la situation était un peu chaotique. Des gardes en uniforme noir séparaient les inscrits de la foule et les emmenaient ailleurs. La nouvelle se répandant, d’innombrables citadins venaient s’inscrire. Il y avait tellement de candidats que l’organisateur dût fermer l’accès aux inscriptions, déclarant que le recrutement se poursuivrait le lendemain. Le foule mit un bon moment à se disperser et beaucoup restèrent autour de la tente, visiblement dans l’espoir d’en apprendre davantage sur l’évaluation.
Heureusement que Good était arrivé de bonne heure!
De l’autre côté du bureau des inscriptions, les gardes firent entrer d’autre candidats sous le chapiteau. Celui-ci, qui mesurait cent mètres de long et de large, aurait presque pu accueillir tous les postulants. Cependant, ceux-ci n’étant pas autorisés à y entrer à plus de dix à la fois, Good en déduisit que l’examen devait être bien plus complexe et difficile qu’il ne l’aurait pensé.
Peu de temps après, ceux qui attendaient à l’extérieur entendirent des cris aigus venir de la tente. Aussitôt, leur visage devint grave.
Sanko rentra la tête dans ses épaules :
– « Ce n’est tout de même pas un test destiné à voir combien de coups nous pouvons endurer ? »
– « Si c’était le cas, nous les entendrions crier à intervalles réguliers », répondit Good à voix basse. « Ces cris aléatoires et sporadiques sont plutôt signe que quelque chose les a effrayés. »
– « Vraiment ? Vous semblez bien informé… »
– « J’ai l’habitude de donner des coups et d’en prendre », soupira Good. « Et puis, j’en ai entendu parler. »
Au bout d’un moment, on entendit quelqu’un vomir.
Aussitôt, les candidats blêmirent :
– « Mais qu’est-ce que c’est que ce test ? »
– « Euh… » Good en resta muet. « Ce serait un miracle si je savais de quoi il s’agit. »
Lorsqu’enfin l’on fit sortir le premier groupe de personnes ayant passé le test, il constata avec surprise que seul l’un d’entre eux était resté à l’intérieur. « Le taux d’échec est-il de 90% ? En outre, pourquoi ont-ils tous l’air si faibles ? On dirait qu’ils ne tiennent plus sur leurs jambes. Pourtant, à voir leur carrure, ces gens ont plutôt l’air forts. »
Mais il n’eut pas le temps de se poser d’autres questions.
– « Good! » Appela un garde.
– « Présent! »
Il serra les poings et entra dans la tente.
À intérieur, des rideaux divisaient l’espace, qui n’était pas très grand, en plusieurs secteurs. Par ordre d’arrivée, les gens allèrent s’asseoir devant un homme en uniforme. Visiblement conçus pour mettre les gens mal à l’aise, les tabourets étaient un peu étranges : il fallait se dresser sur la pointe des pieds pour s’y installer.
À son grand soulagement, il constata que Sanko était dans le même groupe que lui.
– « Je suis l’examinateur », déclara l’homme. « Il n’est pas utile que vous connaissiez mon nom, étant donné que la plupart d’entre vous seront éliminés. Si, par chance, vous réussissez ce test, ce ne sera qu’une première étape car vous aurez encore beaucoup à apprendre si vous voulez intégrer l’armée. »
« S’agit-il d’un recrutement pour la Seconde Armée ou pour de nouvelles troupes de réserve ? » Se demanda Good. « Après tout peu importe, je suis prêt à tenter si le salaire est suffisant pour nous permettre, à Rachel et à moi, de mener une vie meilleure. »
– « Voici les règles », reprit l’homme. « Vous allez tous poser les pieds sur le repose-pieds et garder cette position durant cinq minutes. Quoi que vous puissiez voir, restez bien sur votre tabouret car si jamais vos pieds touchent le sol, c’est l’élimination. À présent, préparez-vous. »
Les candidats se regardèrent :
– « Et c’est tout ? »
Pour toute réponse, l’officier eut un petit rire et écarta les rideaux.
Aussitôt, Good se sentit submergé par une étrange lumière blanche. Le moment de surprise passé, il réalisa qu’il flottait très haut dans le ciel.
À nouveau, des cris stridents retentirent accompagnés de bruits sourds. Tous étaient paniqués. Par réflexe, Good tenta de lutter avec ses membres pour éviter de s’écraser au sol et d’être réduit en pièces mais un léger mouvement sous ses fesses le ramena à la réalité : il était toujours assis sur le tabouret.
Mais ce n’était pas tout!
Il ne flotta pas longtemps car bientôt, il vit les nuages s’élever : il tombait, et à une vitesse telle que la sensation était indescriptible. Good sentit son cœur remonter dans sa gorge mais tandis que son cerveau l’avertissait d’un danger extrême, sa raison lui rappelait la présence d’un tabouret invisible sous son postérieur. En proie à ces informations contradictoires, il vit alors mentalement le visage de Rachel…
La lumière blanche disparut et à nouveau, il se retrouva sous la tente.
– « Pas mal! » Félicita l’officier en frappant dans ses mains. « Vous avez réussi le premier test avec des performances bien meilleures que celles du groupe précédent. Ceci, dit, d’autres examens vous attendent. J’espère que vous tiendrez jusqu’ au bout. »
Ainsi, ce n’était que le premier test ?
Good ravala sa salive. Ses mains tremblaient fortement et son dos était glacé. On aurait dit qu’il venait de sortir d’un bassin.
« Bon sang! » Pensa-t-il.
Il se vit alors grimper plusieurs fois, escalader des falaises abruptes le long des crêtes montagneuses avec le sentiment de pouvoir s’écraser à tout moment sur les rochers.
« Facile ? » Good se rappela le sourire en coin de l’officier lorsqu’il était entré dans la tente. « Je dois être béni pour être toujours assis sur ce tabouret », pensa-t-il.
Puis, tournant légèrement la tête, il s’aperçut que la moitié des sièges étaient désormais vides. Quant à Sanko, il avait disparu.