Le jour se levait à peine qu’Oncle Bucky et Sanko, qui habitaient la maison voisine, vinrent frapper à la porte de la cabane en terre de Good.
– « Alors, debout ? Il faut y aller! »
– « Juste une minute! »
Good engloutit son porridge, s’essuya la bouche et lança à l’adresse d’une jeune fille occupée à faire le lit :
– « Je dois filer! »
– « Pourquoi refusez-vous que je vous accompagne ? » Demanda-t-elle en levant les yeux ?
– « Je ne cesse de vous le répéter : vous êtes trop jeune pour travailler », répondit-il, impatienté. « Et cessez donc de me parler de votre emploi au Royaume de Wolfheart. Voulez-vous vraiment continuer ce genre d’activité ? Attendez-moi ici et je vous rapporterai un excellent déjeuner. »
Les yeux de la jeune fille se mirent à briller :
– « Du maïs soufflé ? »
– « C’est bien trop cher. Une crêpe à l’œuf est tout aussi savoureuse… à moins que vous n’aimiez pas le bon goût d’un œuf frit et coulant ? »
La jeune fille se mit à saliver.
– « Alors restez à la maison, c’est compris ? À propos, quel est votre nom désormais ? » Demanda-t-il avant de quitter la cabane.
– « Rachel. »
– « Et comment devez-vous m’appeler ? »
– « Mon frère », répondit-elle sans hésiter.
– « Très bien, surtout, n’oubliez pas! »
Good enveloppa son cou d’une écharpe et poussa la porte. Le vent glacé le frappa au visage. Malgré le froid, la zone résidentielle temporaire débordait déjà de vitalité.
Telles des vagues, des rangées de huttes de terre dont les cheminées fumaient, s’étendaient dans le champ couvert de neige et les gens s’affairaient à toutes sortes de préparatifs. À travers la fumée, il pouvait distinguer, de l’autre côté de la rivière, la vague silhouette de la ville qui, elle, semblait encore endormie.
– « Que regardez-vous ? » Lui crièrent Oncle Bucky et Sanko, qui marchaient quelques dizaines de pas devant lui. « Venez! »
– « J’arrive! » Répondit-il en fermant la porte de sa cabane.
On avait ouvert récemment un nouveau chemin de pierre le long de la Rivière Écarlate, ce qui fait que les habitants ne mettaient plus qu’un quart d’heure à rejoindre le centre de la Cité Sans Hiver, à deux kilomètres de là. C’était beaucoup plus rassurant que d’emprunter un sentier montagneux couvert de neige où il fallait faire attention à chaque pas. Good et ses voisins voulant absolument se trouver sur la place centrale avant la publication du nouvel avis de recrutement, devaient partir de très bonne heure.
Très vite, ils rencontrèrent bon nombres de compagnons immigrés qui, comme eux, vivaient dans la zone résidentielle temporaire, une zone si vaste que Good n’en voyait pas la fin. Selon son voisin, il fut un temps où ces huttes de terre étaient construites à l’intérieur de la ville, mais au bout d’un moment, les nouveaux arrivants étant beaucoup trop nombreux, on avait décidé de déplacer ces habitations là où elles se trouvaient désormais. Chaque année, le gouvernement en construisait de nouvelles si bien que nul ne savait combien ils étaient de migrants dans ce secteur.
Une seule chose, cependant, était certaine : la plupart des gens qu’ils rencontraient sur cette route se rendaient sur la place centrale dans l’espoir de trouver un emploi.
– « Avez-vous réfléchi au travail que vous souhaiteriez ? » demanda l’oncle Bucky.
– « Je voudrais un emploi facile, comme le déneigement et le déglaçage… » répondit Sanko en se grattant la tête. « Je voudrais me faire rapidement de l’argent de manière à pouvoir subvenir à mes besoins cet hiver, c’est pourquoi je préfère les emplois à temps partiel. Si j’ai la chance d’en obtenir un, l’argent que j’aurai gagné à la journée me permettra d’acheter suffisamment de nourriture pour deux jours. Mais bien sûr, j’étudierai toute proposition s’il se trouve des emplois pouvant répondre à mes attentes dans le cadre de ce programme de recrutement spécial. »
D’une manière générale, les programmes de recrutement offraient un meilleur salaire et des conditions préalables spécifiques. Pour tout dire, la ville fonctionnait selon ces conditions. Tous les avis de recrutement étaient publiés par le Bureau Administratif qui, chaque semaine, mettrait l’avis à jour et proposait des centaines de postes.
Si Good était vraiment impressionné par tant d’efficacité, ces avis opportuns et détaillés n’étaient rien comparés à tout ce que l’on pouvait trouver de fascinant dans cette ville.
Il existait trois types de programmes : le recrutement spécifique, le recrutement à temps partiel et le recrutement à temps plein. Si les emplois à temps plein permettaient de gagner davantage et de s’assurer un avenir prometteur, les immigrés, faute de carte d’identité et de diplôme de l’enseignement primaire, ne pouvaient y prétendre et devaient, pour subvenir à leurs besoins, opter pour des postes à temps partiel.
Ceux-ci étaient moins bien payés cependant, Sanko voulait préserver de son temps pour continuer à suivre ses cours du soir. S’il réussissait l’examen, il pourrait devenir résident officiel et obtenir une carte d’identité.
– « Et vous ? » Demanda-t-il à Good.
– « J’ai besoin d’un travail bien payé », répondit ce dernier qui devait subvenir aux besoins de Rachel, « même si je dois travailler dur. »
Arrivés en ville durant l’hiver, ils s’estimaient heureux de bénéficier d’une cabane de terre et n’osaient rêver de pouvoir, un jour, accéder à une belle résidence et manger de la viande une fois par semaine.
La seule chose que regrettait Good, c’est que l’âge minimal pour travailler ait été fixé à seize ans. Rachel allait encore devoir attendre deux ans mais comme ils avaient déployé beaucoup d’efforts pour se sortir d’une situation difficile, il ne voulait plus qu’elle mène une vie dure.
– « Ne vous fatiguez pas trop », dit Oncle Bucky. « Durant l’hiver, on tombe facilement malade et les traitements coûtent cher! »
– « Rassurez-vous, je suis en bonne santé! » Répondit Good en se tapotant la poitrine. Et ce n’était pas exagéré car sans ses humbles origines, il aurait pu, jadis, devenir l’écuyer d’un Chevalier. « Et vous, Oncle Bucky, qu’allez-vous faire ? »
– « Rien. Je suis juste venu vous accompagner. »
– « Pardon ? » S’exclama Sanko, surpris.
Une pensée traversa aussitôt l’esprit de Good :
– « Auriez-vous déjà… »
– « Tout à fait! » Répondit Oncle Bucky en riant. « Le contremaître de la sixième équipe d’ingénieurs a accepté de m’engager. Je devrais recevoir mon contrat dans deux jours. »
– « Mais… c’est formidable! » S’écria Sanko. « Comme c’est un travail à temps plein, vous allez gagner le double! Bientôt, vous aurez suffisamment d’argent pour payer l’acompte, après quoi vous deviendrez officiellement résident de la Cité Sans Hiver et obtiendrez votre carte d’identité! »
– « Pour moi, c’est le seul moyen car je suis trop âgé pour apprendre à lire et à écrire », répondit Bucky avec un geste de la main. « Voilà presque deux ans que je suis ici et c’est la première opportunité que je saisis. J’ai agi stupidement mais dans cette ville, les gars, vous aurez davantage de chances que moi. »
Certains de ceux qui les accompagnaient, ayant entendu leur conversation, s’empressèrent de féliciter celui qui allait bientôt devenir un sujet du Roi.
Good, de son côté, était un peu confus.
À ses yeux, cette carte d’identité n’était qu’un moyen d’obtenir un meilleur emploi. Or, on aurait dit que ces gens se souciaient davantage de l’honneur que cela pouvait être de devenir sujet de Sa Majesté.
Ils bavardèrent ainsi jusqu’à la place centrale.
À leur arrivée, il y avait déjà du monde mais la plupart étant des habitants de la ville, ils ne faisaient pas concurrence aux migrants au regards des emplois.
Un nouvel avis de recrutement était affiché au Sud de la place et, de temps à autres, un enfant venait les trouver :
– « Voulez-vous que je vous lise l’avis pour seulement dix Royals de bronze ? »
– « Non, merci. Nous savons lire », répondait Bucky avec un sourire. Mais en réalité, des trois, seul Sanko avait appris à lire et à écrire et il avait encore des difficultés.
– « Pourquoi, s’ils savent lire, viennent-ils proposer leurs services ici ? Ils pourraient trouver de vrais emplois et gagner bien davantage », marmonna Good.
– « Ce sont certainement des étudiants qui n’ont pas encore l’âge de travailler », répondit Sanko en regardant autour de lui.
– « Comment cela ? »
– « Durant mes cours du soir, j’ai entendu dire que pour montrer aux élèves l’importance du savoir, les enseignants les encouragent souvent à utiliser ce qu’ils ont appris pour gagner de l’argent. Ce faisant, ils attirent encore plus d’élèves. Lorsque je ne travaillerai pas, j’essayerai moi aussi. »
– « Eh bien, si c’est ainsi, je devrais peut-être laisser Rachel, qui sait lire, venir ici pour gagner de l’argent », pensa Good en regardant les enfants.
Soudain, Oncle Bucky pointa du doigt le Sud de la place :
– « Hey, regardez le monde là-bas! »
Good échangea un regard complice avec Sanko :
– « Serait-ce un programme de recrutement spécial ? »
– « Vite, allons jeter un coup d’œil! »
Les trois hommes se précipitèrent vers le lieu de rassemblement. Devant un chapiteau se trouvait un homme venu donner des explications.
Pour la plus grande joie de Good, il s’agissait effectivement d’un programme de recrutement spécifique qui, pour la première fois, n’exigeait ni diplôme ni carte d’identité. Il fallait seulement être en bonne santé et réussir quelques évaluations aux noms étranges. Bien que Good ne comprît rien à ce dernier aspect, il était certain de satisfaire aux profils requis en matière de conditions physiques.
De plus, chose étrange, il s’agissait d’un recrutement militaire!