– « Un conglomérat intégré verticalement… » murmura Roland.
– « Comment ? » S’exclama Victor, abasourdi. « Si vous avez d’autre question, je peux réitérer mes explications… »
– « Non merci », répondit le Roi en agitant la main. « Votre plan m’intéresse et me semble tout à fait réalisable. Je voudrais simplement savoir combien de temps il faudra pour collecter suffisamment de fonds. »
Le regard de Victor s’illumina :
– « Je savais que vous comprendriez! Je vous prie d’excuser ma franchise, Majesté, mais si vous étiez un homme d’affaires, vous seriez certainement propriétaire d’une grande Chambre de Commerce! »
On aurait pu penser qu’en le comparant à un commerçant, Victor rabaissait le Roi mais ce dernier savait parfaitement que pour un homme d’affaires du Royaume de l’Aube, pareil compliment était une flatterie des plus sincères.
Le modèle commercial proposé rappelait à Roland les entreprises modernes dotées d’un système intégré de production, d’approvisionnement et de commercialisation qu’il avait pu voir dans le monde d’où il venait.
Jamais il n’aurait pensé qu’un projet aussi détaillé puisse naître dans l’esprit d’un homme de ce monde qui, visiblement, avait des concepts plus avancés que celui des Chambres de Commerce conventionnelles. Il avait prévu d’inclure à la fois la production et les ventes dans son entreprise, était disposé à fournir les moyens techniques, à employer un grand nombre de personnes et à assumer ses profits et pertes.
Roland était d’avis que cela pourrait aussi être une opportunité pour lui.
Au cours des dernières années, si son domaine connaissait un développement considérable, de nombreux problèmes de gestion avaient également surgi. La plupart des industries et des projets à Graycastle étant directement gérés par le Bureau Administratif, les fonctionnaires passaient énormément de temps à gérer les ressources humaines et financières, ce qui avait entraîné une surcharge de personnel dans les départements concernés et une perte d’efficacité administrative.
Les fonctionnaires n’ayant aucun intérêt personnel dans les profits et pertes de ces organismes, ils ne travaillaient que sur l’ordre du Roi, s’efforçant de maintenir la stabilité de ces “entreprises d’État”. Si, au tout début du développement, celles-ci, placées sous le contrôle total du gouvernement, pouvaient rapidement répondre aux demandes du royaume et mener à bien certains projets à haut risque, elles ne convenaient cependant pas à toutes les activités économiques.
C’était une des raisons pour lesquelles Roland ne s’était concentré que sur le développement des industries lourdes. La Cité Sans Hiver manquait de travailleurs et le Bureau Administratif de fonctionnaires qualifiés pour développer des industries légères.
S’il était facile de donner un ordre, l’exécuter n’était pas toujours simple. Quand bien même il ne s’agirait que d’un projet d’agrandissement, comme, par exemple, la construction d’une autre usine d’assemblage de machines à vapeur, il lui faudrait beaucoup d’argent et de travailleurs qualifiés.
Et voilà qu’une nouvelle option se présentait à lui : encourager l’investissement privé et laisser les hommes d’affaires organiser les choses. Il n’avait donc aucune raison de décliner la proposition de Victor, qui venait à lui avant même qu’il n’ait envisagé pareille politique.
Même s’il s’agissait d’une “société étrangère”, dont les bénéfices reviendraient inévitablement au Royaume de l’Aube, cela ne le dérangeait guère dans la mesure ou son département de production resterait à Graycastle.
Après avoir conclu un accord préalable, Roland accompagna Victor à la porte du château.
– « Lorsque vous serez prêt, je serai en mesure de vous fournir les nouvelles semences de coton. Cependant, je dois vous prévenir : si un jour quelqu’un d’autre, voulant vous imiter, se présente au Bureau Administratif pour demander des graines, nous les leur vendrons au même prix. Je veux voir autant de produits que possible sur le marché car j’entends bien rendre les prix plus abordables pour mon peuple. J’espère que vous le comprenez. »
– « Parfaitement, Votre Majesté », répondit Victor, visiblement confiant. « Les marchands du Royaume de l’aube ne redoutent jamais la concurrence. Mon père m’a toujours dit sitôt que nous naissons, nous sommes déjà en compétition. »
Il était sur le point de prendre congé lorsque Roland l’arrêta.
– « Un instant! J’ai encore quelque chose à vous demander. Mon ministre a constaté que vous aviez payé des impôts à la Forteresse de Longsong il y a six ans. Pourquoi, alors qu’il vous aurait été facile de ne pas le faire ? »
– « C’est exact », acquiesça le commerçant, « mais à l’époque, le Seigneur avait promis de fournir commodités et protection aux marchands qui payaient leurs taxes. Il a honoré son engagement et nous a protégés lors de nos déplacements entre Border Town et la Forteresse. J’ai toujours pensé que ce n’était pas cher payé pour obtenir la sécurité, qui, avec l’ordre, est indispensable à tout commerçant. Mais malheureusement, la plupart de mes pairs préfèrent payer très cher leurs marchandises que d’investir dans la stabilité et la sécurité. »
Roland le regarda s’en aller et se dit :
– « Quel homme intéressant et sérieux dans les affaires! Il servira d’exemple aux entrepreneurs privés de Graycastle et ouvrira la voie au développement des industries légères. »
Il s’apprêtait à retourner à son bureau lorsque tout à coup, il entendit Rossignol, inquiète, lui murmurer à l’oreille :
– « Votre Majesté, Foudre est de retour et j’ai l’impression qu’elle a eu de sérieux ennuis… »
– « Qu’est-il arrivé ? » demanda Roland.
– « Je l’ignore… Je viens de recevoir un appel de Sylvie. Maggie l’a emmenée directement à l’hôpital! »
Le cœur de Roland fit un bond :
– « Est-elle blessée ? Conduisez-moi immédiatement à elle! »
La sorcière lui prit la main et l’entraîna dans la Brume.
Très vite, ils arrivèrent et en ouvrant la porte de la chambre, Roland se soulagé de voir Foudre étendue sur son lit, sans meurtrissures ni taches de sang. Sa respiration paisible et régulière laissait entendre qu’elle était hors de danger.
Mais très vite, il s’aperçut que quelque chose n’allait pas.
Contrairement à d’habitude lorsqu’elle avait terminé de soigner, Naela semblait tendue et regardait ses mains, confuse, en fronçant les sourcils.
Au chevet du lit, Maggie prenait soin de son amie, épongeant la sueur qui perlait sur son front. En apercevant Roland, elle parut nerveuse et tressaillit, comme si elle avait fait quelque chose de mal. Quant à Foudre, elle gémissait légèrement : on aurait dit qu’elle faisait un mauvais rêve.
– « Comment va-t-elle ? » Demanda Roland à Naela. « Où a-t-elle été blessée ? »
La jeune guérisseuse releva la tête et, lentement, désigna sa poitrine.
– « Rossignol ? »
L’interpelée fit un pas en avant, souleva délicatement la jeune blessée, retira son coupe-vent et défit quelques boutons de son chemisier. Une fois la clavicule dénudée, elle s’arrêta net :
– « Votre Majesté, c’est… »
Roland s’approcha et vit, quelques centimètres sous son cou, une blessure de la taille d’un pouce. Quoique très visible sur sa peau blanche, ce n’était pourtant qu’une égratignure qui, chez une sorcière, guérissait très vite et sans nécessité de traitement.
Naela aurait donc dû en venir à bout en un clin d’œil mais à sa grande surprise, celle-ci lui dit :
– « Je ne parviens pas à la soigner… J’ai tout essayé mais cette plaie ne guérit pas. On dirait que ma capacité de guérison a soudain cessé de fonctionner. »