La célébration du couronnement se prolongea jusqu’au soir.
Sur la place centrale, des marmites d’une soupe riche, épicée, odorante mijotaient sur le feu. Tous allaient pouvoir y cuire les aliments qu’ils souhaitaient et comme, à l’époque, les épices étaient considérées comme un luxe, la fête avait attiré beaucoup de monde. Certains avaient même apporté des pots de terre et des fûts dans l’espoir de retourner chez eux avec un peu de soupe de façon à pouvoir la déguster tranquillement par la suite.
L’Hôtel de Ville étant chargé d’ajouter continuellement de l’eau et du bouillon dans les pots, à chaque ajout d’os de bœuf et de saucisses, la foule poussait des acclamations.
Il fut un temps, ç’aurait été un spectacle inimaginable durant les Mois des Démons.
Autrefois, durant les longs hivers, les gens respiraient avec d’autant plus de précautions que le seul fait de prendre froid signifiait pour eux la mort. Mais désormais, débarrassés de cette peur, ils pouvaient admirer les flocons de neige dans le ciel et exprimer leur joie de vivre, sachant qu’ils avaient suffisamment à manger pour se tenir au chaud.
Tous levèrent leur coupe pour célébrer le nouveau Roi et lui offrirent leurs bénédictions.
Sylvie tourna son regard vers la grande salle du château où régnait l’animation.
Là aussi, les gens passaient un bon moment entre les mets délicieux, le vin, la musique et les rires.
Le tumulte monta d’un cran lorsque Roland et Anna se présentèrent en tenues de mariés.
C’était la première fois que Sylvie voyait un costume pareil! Totalement différente de la robe blanche que portait May lors du mariage du Chevalier en Chef, cette nouvelle création de Roland était toute de rouge et d’or, avec une jupe et des manches amples et décorée aux épaules de deux rubans à motifs complexes et élégants.
Peu de gens pouvaient se permettre des couleurs aussi vives, mais Anna, contrôleur de feu de génie et l’une des sorcières les plus remarquables de l’époque, la portait à merveille, le rouge vif soulignant sa beauté et lui conférant un air gracieux et royal.
Tous levèrent leurs verres et le couple répondit par un sourire. Décidément, c’était une merveilleuse réception.
Cependant, Sylvie, qui avait remarqué quelque chose d’étrange lors de la cérémonie, ne parvenait pas à se détendre.
Son Oeil Magique l’obligeait à avertir immédiatement les gardes si jamais elle décelait quoique ce soit d’inhabituel. En ce qui concernait la cérémonie du couronnement, elle était tenue de veiller à la sécurité de Roland, d’une part parce que c’était son devoir de gardienne mais aussi parce qu’il était le frère de la Princesse Tilly. Aussi se montrait-elle extrêmement attentive afin d’être certaine de ne rien laisser passer.
Pris séparément, chaque incident semblait insignifiant mais en les recoupant, quelque chose l’intrigua car cela lui rappelait une chanson que Roland fredonnait souvent et dont les paroles étaient particulièrement intéressantes :
« Une canne noircie, une subtile odeur florale… Nombreuses sont les incohérences qui, en apparence n’ont pas de sens mais qui, pour finir, mènent à la découverte d’une vérité bien cachée ».
À noter que lorsque Lune Mystérieuse avait entendu cette mélodie, elle en avait fait la chanson du Groupe de Détectives.
Or, les choses étaient exactement telles que décrites dans les paroles.
Ne sachant pas quel était le problème, Sylvie, qui en temps normal aurait déjà averti Cendres et Rossignol, préférait garder le silence.
En effet, deux jours plus tôt, Anna lui avait dit : « Pour garder un secret, il faut déjà le connaître. J’ai besoin de votre aide, Sylvie. »
Sur le moment, n’ayant pas compris le sens de ces mots, elle ne s’y était donc pas attardée.
Mais à présent, comme frappée par une soudaine illumination, Sylvie entrevit la situation dans son ensemble, les paroles d’Anna constituant la dernière pièce du puzzle.
Elle venait de découvrir un secret. Mais loin de s’en réjouir, Sylvie sentit un énorme poids peser sur ces épaules car non seulement elle allait devoir garder ce secret mais aussi empêcher les autres de le découvrir.
Or, d’autres personnes avaient sans doute remarqué ces signes subtils!
Sylvie parcourut la salle du regard et s’arrêta sur trois personnes.
– « Atchoum! » Fit Loélia en se frottant le nez, l’air soupçonneux.
– « Que vous arrive-t-il ? » Demanda Andréa. « Les loups sont-ils également susceptibles de s’enrhumer ? »
– « Je ne sais pas s’il s’agit de mon nez, mais depuis ce matin, quelque chose n’est pas normal », répondit Loélia en reniflant. « Les odeurs que je sens semblent incompatibles avec les personnes présentes ici… »
– « Incompatibles ? » Coupa Cendres. « Vous prétendez que vous pouvez reconnaître les gens rien qu’à leur odeur ? »
« Oui, tant qu’ils ne sont pas trop éloignés l’un de l’autre et qu’un puissant parfum n’interfère pas », répondit Loélia avec un signe de tête.
– « Il y a près de cent personnes dans la salle » dit Andréa, le regard incrédule. « Même si vous avez un sens aigu de l’odorat, vous ne pouvez pas vous souvenir de toutes ces odeurs, d’autant que beaucoup se parfument et ont tendance à toucher les autres, comme ceci. » Joignant le geste à la parole, elle posa la main avec laquelle elle venait de grignoter un pilon de poulet dans le dos de la jeune Cendres. « À présent, j’ai certainement aussi son odeur sur moi. Pouvez-vous encore nous distinguer ? »
– « C’est difficile… », répondit Loélia en baissant l’oreille, confuse. « Mais je peux tout de même savoir si tel individu est présent ou non. Alors que les gens ne quittent pas la salle, dites-moi pourquoi je remarque des odeurs qui vont et viennent ? »
– « Eh bien… » intervint Sylvie en rejoignant le groupe, « peut-être êtes-vous malade. »
– « Sylvie ? Que faites-vous ici ? » Demanda Andréa.
– « Je me promenais dans le coin lorsque j’ai entendu votre conversation », répondit la jeune femme. « Le climat ici étant très différent de celui du désert, il est facile de prendre froid. De plus, c’est votre premier hiver ici, aussi est-il normal que vous réagissiez au temps, comme moi lorsque je suis arrivée dans la région. Si votre nez est encombré, buvez donc de l’Eau Purifiante de Lily. »
– « Vous croyez ? » Fit Loélia qui semblait soudain comprendre. « Très bien. »
Sylvie s’éloigna, un peu soulagée d’avoir empêché que le secret ne soit découvert, d’autant que sa capacité conférait à Loélia Cœur de Feu un sens de l’ouïe et de l’odorat bien plus aigus que la normale. Et comme, de plus, la jeune femme-loup possédait l’instinct animal, elle était tenue de la surveiller en permanence.
À présent, sa prochaine cible était…
– « Goo, goo, goo, goo goo goo goo… goo! »
Perchée sur la tête de Foudre, Maggie s’adressait à Joanna avec beaucoup d’enthousiasme.
– « Ya, Ya ya, yaa…. Ya! » Répondit cette dernière.
On aurait dit que toutes deux étaient plongées dans une conversation passionnante.
Sylvie porta la main à son front : « Aucune importance », se dit-elle. « Quand bien même elles s’apercevraient de quelque chose, elles ne comprendraient pas. »
Pas plus, d’ailleurs, que les autres n’entendaient quoi que ce soit à leur conversation…
Sylvie verrouilla donc son Oeil Magique sur Honey, probablement la plus à même de découvrir le fameux secret et la plus difficile à gérer des trois.