– « Quelle présomption! » Dit Rossignol, mécontente, en sortant de sa brume. « Qu’a-t-elle voulu dire ? »
Roland, qui avait, lui aussi, remarqué ce subtil changement d’attitude de la part d’Edith depuis qu’il lui avait raconté la manière dont Hache-De-Fer avait traité les nobles, avait la vague impression qu’elle était beaucoup plus franche, ce qui, en soi, n’était pas une mauvaise chose.
– « Voyons… » Il réfléchit quelques secondes et demanda : « Avez-vous pu savoir si oui ou non, elle disait la vérité ? »
– « Oui », répondit Rossignol en pinçant les lèvres. « Si je m’étais aperçue qu’elle ne pensait pas ce qu’elle disait, je l’aurais empêchée d’aller plus loin. »
– « Dans ce cas, laissez tomber », dit Roland en souriant. « Je n’ai ni l’énergie ni le temps de deviner ce à quoi tout le monde pense. »
À ces mots, Rossignol cessa de se plaindre et détourna la tête, l’air indifférent.
– « Vous avez raison », dit-elle. « Seules une ou deux personnes nécessitent que l’on s’y attentionne. »
Il fallut beaucoup d’efforts à Roland pour réprimer son rire, amusé par le mal que se donnait la sorcière pour dissimuler ce qu’elle pensait, puis il s’éclaircit la voix est dit :
– « Retournons au bureau, j’ai encore beaucoup de travail. »
Il devait, en effet, tester les deux moteurs à combustion interne qu’il venait d’achever, réfléchir au moyen de les produire en masse, concevoir les pièces et autres équipements mécaniques supplémentaires, travailler à la conception et à l’assemblage de trains blindés, à la fabrication du caoutchouc biologique, ainsi qu’à l’expansion des usines et des armées.
Mais quelque chose primait, une chose qui, bien qu’elle ne soit qu’une simple formalité, allait jouer un rôle important quant à l’unité du peuple.
Dès l’arrivée de Livia à la Cité Sans Hiver, il avait compris qu’il était temps pour lui de monter officiellement sur le trône.
Une semaine plus tard, Les Quartiers du Château furent, pour la première fois, ouverts au public. Sous la direction de la Police et des gardes, des milliers de personnes, filtrées à l’entrée, étaient rassemblées dans la cour et attendaient avec impatience le moment du couronnement. Au dehors, les rues décorées de banderoles grouillaient de monde. De toute évidence, ce n’était pas la neige qui allait avoir raison de l’enthousiasme général.
Pour la circonstance, le château seigneurial avait subi quelques modifications.
On avait rasé le mur entourant la cour, remplacé par des clôtures, supprimé les diverses installations et posé des plaques d’herbe. La foule n’avait donc plus qu’à gravir la pente menant aux Quartiers du Château pour avoir une vue complète sur la cérémonie.
De chaque côté du château pendait une bannière rouge ourlée de noir qui tombait du toit jusqu’au sol et s’étendait sur tout le bâtiment. Ces couleurs vives contrastaient avec la blancheur environnante, offrant une touche grandiose et solennelle à cette construction somme toute peu reluisante.
Mais c’était surtout le premier étage qui avait changé : face à la porte de la cour, on apercevait un balcon surplombant la foule. Le Roi allait certainement s’y montrer après le couronnement pour recevoir les bénédictions de ses sujets.
Le ministre Carl, concepteur du balcon, était seul à savoir que celui-ci avait été construit par les sorcières, Soraya ayant appliqué un revêtement de style “brique” sur une dalle de glace conçue par Ayesha de façon à ce qu’il paraisse faire partie du château. Le temps était si froid qu’il pouvait tenir plusieurs jours.
À l’intérieur, tout le monde était affairé aux derniers préparatifs.
– « Majesté, tous les Ministres et invités sont là. Ils vous attendent », dit Wendy derrière la porte de la chambre.
– « Très bien. Donnez-moi juste un instant. » Puis, se tournant vers Anna, vêtue d’une robe blanche, il demanda : « Êtes-vous prête ? »
– « Un instant », répondit-elle en regardant à travers le rideau, visiblement déconcertée par la foule en liesse. « Je suis encore un peu nerveuse. Êtes-vous certain de vouloir que je vous accompagne ? L’officier de cérémonie m’a dit que jamais encore un Roi n’avait agi ainsi. »
Roland réalisa alors qu’Anna n’était pas aussi intrépide qu’il l’aurait cru. Elle avait beau sourire, elle restait inquiète et perdue face à un événement aussi important. Si la sorcière semblait confiante, c’était grâce à son exceptionnelle capacité d’apprentissage et bien que véritable génie dans le cadre de son travail, elle n’en restait pas moins une jeune fille d’une vingtaine d’années qui était née et avait grandi à la campagne.
Elle n’était pas habituée à se présenter ainsi devant des milliers de personnes.
– « Dans ce cas, ce sera une première », répondit doucement Roland en souriant. « À moins que vous ne préfériez que je me couronne seul ? »
– « Bien sûr que non », répondit Anna en secouant la tête. « Je suis seulement… »
Roland s’approcha d’elle et l’enveloppa de ses bras :
– « Dans ce cas, je vais vous le dire autrement. »
– « Autrement ? »
– « Oui. » Prenant une profonde inspiration, il demanda d’un ton solennel : « Mlle Anna, accepteriez-vous que je vous engage pour être mon épouse ? »
La jeune femme éclata de rire :
– « Je ne suis plus une prisonnière, aussi… »
– « Quoi donc ? »
– « Le préavis est trop court », répondit-elle en frappant de son petit poing l’épaule du jeune homme. Puis, lui tendant sa main gantée, elle ajouta : « Merci Roland. À présent, allons-y. »
– « À vos ordres », répondit le Roi.
Le couple poussa la porte, traversa le couloir, descendit les escaliers et pénétra dans la grande salle du rez-de-chaussée.
Aussitôt, le silence se fit et les gens s’écartèrent pour les laisser passer en inclinant la tête.
Roland jeta un coup d’œil aux sorcières de la Cité Sans Hiver qui se tenaient sur sa gauche et aperçut Tilly, Cendres, Rossignol, Wendy, Foudre et Ayesha… Elles avaient bien changé en trois ans et faisaient désormais partie intégrante du royaume.
À sa droite se trouvaient les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville et les notables locaux, dont Barov, Edith, Hache-De-Fer, Carl, Kyle, Théo et Joël, entre autres, représentant l’autorité au sein de Graycastle et qui, au fil des ans, étaient devenus des personnalités politiques de premier plan.
Tous ayant reconnu la souveraineté de Roland, la procédure, d’ordinaire compliquée, fut considérablement simplifiée.
Roland conduisit Anna au centre de la salle où se trouvait une table de pierre surmontée de deux couronnes en or.
Wimbledon III et l’Église d’Hermès n’existant plus, le jeune Roi refusa l’aide de l’officier de cérémonie, exigeant de couronner lui-même Anna et réciproquement.
C’était la première fois dans l’histoire de Graycastle que l’on couronnait simultanément le Roi et la Reine.
L’officier de cérémonie exprima bien sûr sa désapprobation mais en vain car, contre toute attente, Barov se rangea à l’avis du Roi.
Roland se pencha donc pour permettre à Anna de le couronner puis plaça délicatement l’autre couronne sur sa tête. Le couple se retourna et tous s’agenouillèrent :
– « Longue vie à notre Roi! »
Sous les acclamations de la foule, Roland et Anna se dirigèrent vers la plateforme située à l’autre bout de la pièce surmontée d’un dôme et sortirent sur le balcon.
Il n’eut même pas le temps de lever la main pour saluer que déjà, des acclamations assourdissantes retentissaient :
– « Longue vie au Roi Roland! »
– « Vive le Roi! »
– « Longue vie à la Cité Sans Hiver! »
Enfin, lorsque le Roi monta sur le trône, la foule laissa éclater sa joie. Banderoles et pétales jaillirent du balcon, tourbillonnant sous le vent froid. Durant un moment, on aurait dit que plus personne ne se souciait de la neige.
Soudain, la cloche se mit à sonner et du camp de la Première Armée, on entendit tonner les canons. À la frontière des Terres Barbares et de la Région de l’Ouest se dressait le nouveau Roi de Graycastle.