Petrov traversa la foule et demanda :
– « Que s’est-il passé ? »
– « Monsieur Hull, ils étaient en train de parler du Seigneur de Border Town », répondit quelqu’un qui avait aperçu le blason au chèvrefeuille sur sa poitrine. « Il a confisqué tous les biens du peuple de la Forteresse de Longsong! »
– « Vous pouvez m’appeler Petrov. Parlez-moi de cette histoire. »
– « Permettez-moi de vous l’expliquer, monsieur Petrov », dit Simon avec un sourire aimable, en écartant la foule. ” Voici ce qu’il en est. Nous avons mis nos vies au service du Duc, aussi ai-je vécu à Border Town où j’étais responsable de la gestion des mines. Chaque hiver, nous ramenions les habitants de la ville à la Forteresse de Longsong pour les protéger contre les attaques des bêtes démoniaques. Mais cette année, après la fin des Mois des Démons, lorsque Cornelius Fletcher, l’un de mes collègues, est revenu à Border Town, le Seigneur lui a dit que sa maison avait été démolie par les citadins et qu’il ne toucherait aucun dédommagement pour cela! »
« Si vous refusez d’admettre que cette maison ne vous appartenait pas, je vous mettrai en prison pour désertion, où vous attendrez le jour de votre pendaison », dit-il en répétant mot pour mot les paroles du 4ème prince. « Monsieur, comprenez que ce qu’il a appelé désertion est une procédure que nous utilisons depuis plus de cent ans. »
Petrov ne put s’empêcher de revoir l’image du jeune homme dans son esprit. Pour le monde extérieur, le Prince était vraiment insupportable, mais d’après son expérience personnelle lors de leurs deux rencontres, Roland Wimbledon était tout simplement quelqu’un qui ne se laissait pas faire. Aussi, sa méthode de lutte contre le crime de désertion enfonçait le clou. L’opposant n’essayait pas de voir plus loin et ne cherchait que la raison, mais le Prince n’avait pas l’intention de se justifier pour convaincre.
« Ça fait longtemps qu’il a rompu avec la Forteresse de Longsong », pensait Petrov. En y réfléchissant, se pourrait-il que le Prince n’ait jamais su que la noblesse cherchait refuge à la Forteresse ? De toute évidence, ce n’est pas possible. Il le savait parfaitement, mais pourtant, Son Altesse avait accusé cet homme d’avoir commis un crime, l’obligeant à faire un choix. Cependant, il lui permettait tout de même de rentrer à la Forteresse pour signaler la barbarie d’un tel acte. Quel pouvait bien être l’objectif du Prince ?
– « Mais il est encore le Seigneur de Border Town », dit l’homme dont Simon venait de se moquer. « En tant que Seigneur, il a le pouvoir de dicter les règles de son propre territoire. »
– « Border Town appartient toujours à la juridiction du territoire de l’Ouest! » répliqua Simon, mécontent, d’une voix froide : « Remettriez-vous en cause l’autorité du Duc Ryan ? En tant que tel, c’était son rôle de superviser la mine et il a nommé des nobles pour le faire en son nom. Mais aujourd’hui, Roland s’est emparé de toutes leurs maisons, ce qui revient à se dresser ouvertement contre six familles. Le duc Ryan ne s’en tiendra pas là et fera comme il l’entend. »
– « Vous parlez de l’homme qui a pendu Dimitry Hill ? » dit Petrov qui ignorait que René était de retour. « Mon père était furieux. »
– « Jeune Seigneur », répondit Simon en l’accueillant avec un salut : « Il s’agit bien de cet homme qui à présent se comporte encore plus sauvagement. Je crains que seul le Duc Ryan puisse arrêter le Prince, aussi j’espère que vous lui ferez part ce problème. »
– « Ne vous inquiétez pas, avec ou sans cela, le duc Ryan est déjà prêt à jouer ses cartes. » René ne semblait pas le moins du monde inquiet pour l’avenir : « C’est précisément pour cela que je suis revenu. Comme en ce moment, mon frère aîné est toujours dans la Cité du Roi, pour négocier un contrat commercial, je suis le seul qui puisse diriger la famille Elk. »
– « Vraiment ? C’est formidable », dit Simon avec joie.
Petrov fronça les sourcils. Dès l’instant où il était venu transmettre au prince cette proposition commerciale et où ce dernier avait choisi de passer l’hiver à Border Town, l’ambassadeur savait que ce jour arriverait tôt ou tard. Mais il ne se serait jamais douté que son ami prendrait part à cette bataille. Bien qu’on le regardât, il tira René près de lui et tenta de le décourager :
– « Vous ne devriez pas aller à la bataille, c’est un Prince que vous allez combattre. »
– « Je sais bien qu’il est Prince, le Prince de la Montagne », répondit René en tapotant sur l’épaule de Petrov, « Rassurez-vous, le Duc Ryan ne fera pas mal au Prince. Peut-être même qu’il se rendra lorsqu’ il rencontrera une résistance. Et même s’il veut résister, lorsque nous attaquerons, les agriculteurs et les mineurs se disperseront. Le 4ème Prince n’a jamais brandi d’épée ou de lance, je pense qu’il ne sera même pas capable de couper un cheveu. »
« Non, je m’inquiétais qu’il puisse vous blesser », pensait Petrov. Mais il ne pouvait pas le dire ouvertement, il savait que les autres ne le croiraient jamais car même pour lui c’était déjà difficile à croire. « Le Prince ne peut compter que sur les agriculteurs et les mineurs, alors que le duc a l’appui de ses chevaliers. Je ne sais pas pourquoi, mais quand j’y pense, cela me rend malade. »
Un domestique aux cheveux blancs se précipita vers Petrov pour lui parler à l’oreille :
– « Maître Petrov, votre père vous a fait demander, il souhaite discuter avec vous. »
– « Entendu », répondit Petrov en acquiesçant d’un signe de tête. Il fit ses adieux précipités à René et prit un carrosse pour la Maison au Chèvrefeuille accompagné de son intendant.
– « Père », dit-il en entrant dans la salle d’étude où son père, Shalafi Hull, était attablé, occupé à écrire.
Quand il entendit la voix de Petrov, le comte n’interrompit pas son écriture :
– « Vous recenserez le nombre de personnes vivant sur notre domaine ainsi que leurs revenus et me remettrez vos conclusions. Je pourrai ainsi préparer l’expédition des soldats pour le printemps. Le duc Ryan a envoyé son appel aux armes. Lorsque la neige fondra, les cinq autres familles et nous-mêmes lui fournirons des chevaliers et des mercenaires pour marcher sur Border Town.
– « Combien doit-on en fournir ? »
Le comte posa sa plume et leva la tête :
– « Que se passe-t-il ? Jusqu’à présent, vous ne vous êtes jamais préoccupé de ce genre de problème. » Il prit une lettre posée sur un coin de la table et l’ouvrit : « Nous devons envoyer au moins vingt-cinq chevaliers, ainsi que leurs écuyers et chevaux. Les mercenaires devront être entièrement équipés, et enfin il nous faudra également envoyer 100 personnes libres ou serfs avec d’armes simples. »
Petrov récapitula les troupes dans sa tête : « si j’ajoute à cela tous ceux qu’apporteront les les cinq familles, nous fournirons plus de 1000 soldats. Avec les troupes du Duc, cela constituera une force capable de balayer n’importe quelle puissance du territoire de l’Ouest. Même si la Forteresse de Longsong n’envoyait pas ses troupes défensives, Border Town ne pourrait résister à une telle force. Après tout, ce n’est qu’une ville de deux mille habitants. »
– « Père, pourriez-vous je vous prie rester loin du champ de bataille ? » Demanda Petrov avec hésitation.
– « Que voulez-vous dire mon fils ? » Demanda étrangement le Comte.
– « Je m’inquiète pour votre sécurité. »
– « Son Altesse Royale n’a que quelques chevaliers et moins de 50 gardes. Notre effectif est 10 fois supérieur! »
Théoriquement, c’était exact, mais son père n’avait jamais vu le prince auparavant, ce qui n’était pas le cas de Petrov.
– « Mais… Père, tout le monde était certain que le mur fait de pâte de boue s’effondrerait très vite, cependant le Prince a supervisé sa construction et il est encore debout. Ils disaient également que Border Town, qui n’avait recours qu’à des mineurs et des agriculteurs en guise de soldats, ne pourrait stopper les bêtes démoniaques. Non seulement Son Altesse l’a fait, mais il a même pu défendre sa ville jusqu’à la fin des Mois des Démons, et durant tout ce temps, personne ne s’est enfui de Border Town. »
Au fur et à mesure qu’il parlait, son cœur s’emballait : « Aujourd’hui, encore une fois, tout le monde pense que le Duc Ryan va vaincre Roland Wimbledon, qu’il écrasera le Prince aussi facilement qu’une fourmi. Père, êtes-vous certain que ce sera aussi simple que vous le pensez ? »
– « C’est assez! » Shalafi frappa du poing sur la table et se leva, puis il se dirigea vers le mur, celui-là même où étaient accrochés les portraits de leurs ancêtres. « Vous avez toujours préféré être un homme d’affaires, acheter et vendre des biens plutôt que de monter à cheval et aller à la guerre, ce qui me convenait. Mais être commerçant ne veut pas dire pour autant être lâche. Les marchands qui traversent l’océan sont menacés de mort tous les jours», cria-t-il en montrant le mur. « Regardez les portraits, votre grand-père, le grand-père de votre grand-père ont utilisé leur arc ou leur épée pour se défendre contre les bêtes démoniaques, les bandits et les brigands. Vous me décevez d’avoir une telle peur de vous battre! »
« Non, père ». Petrov inclina la tête. Il n’avait plus envie de discuter, mais intérieurement il pensait : « Vous parlez de grand-père et du père de grand-père, mais si vous observez de plus près ces visages puissants et que vous regardez votre ventre qui pend et votre double menton qui déborde, Père, croyez-vous vraiment être en condition de manier l’arc ? »