Les images étaient à couper le souffle, si bien que lorsque la caméra descendit du ciel à la terre, le public ne détourna pas son attention.
L’afflux soudain d’images rendant le film encore plus fascinant, Victor se sentit submergé par l’animation qui régnait sur le marché et le splendide intérieur du palais au point qu’il dut réprimer son envie de se lever pour aller toucher le trône, ne voulant pas causer de dommages involontaire.
Dans la salle, le public retenait son souffle. Les gens n’avaient plus de mots et, de temps à autres, ils poussaient de petits cris de surprise, émerveillés par chaque changement de scène.
Ils s’exclamèrent en voyant pour la première fois la Princesse, crièrent lorsqu’âgée de quatorze ans, elle se transforma en loup et plus fort encore en apercevant le Prince étranger en visite dans le pays.
En voyant la Princesse perdre le contrôle de son pouvoir et détruire le palais, l’assistance entière fut en émoi. À la différence d’un théâtre traditionnel où les spectateurs étaient censés se taire et rester calmes, des exclamations retentissaient partout dans la “salle de cinéma”.
Quel que soit le type de public, nul ne pouvait se contenir. En proie à des émotions contradictoires, les spectateurs, quoique ravis de cette expérience théâtrale inédite, étaient effrayés à l’idée de ce qui allait se passer. N’ayant aucun moyen de canaliser leurs émotions, ils produisaient des sons étranges. C’était une façon pour eux de se dire qu’ils ne rêvaient pas et qu’ils n’étaient pas seuls à assister au miracle!
Roland, pour sa part, aurait certainement classé ces réactions comme une sorte d’”écran pare-balles”.
Sous les cris du public, la Princesse prit l’apparence d’un loup géant et partit pour les terres enneigées. Lorsqu’il la vit sauter par-dessus sa tête, Victor sentit ses cheveux se dresser et faillit quitter la salle.
C’est alors que retentit une belle chanson qui l’apaisa. Son malaise céda place à une multitude d’émotions, allant de la tristesse à l’amertume en passant par le soulagement et la détermination. Les larmes aux yeux, il eut le sentiment de comprendre la Princesse et se sentit triste qu’elle ait été lésée et fier de son courage.
Les scènes se succédaient au gré de la douce mélodie et du scénario. Victor fut profondément ému par la chanson dans laquelle, quelque part, il se retrouvait.
Qui n’a pas un jour été lésé ou incompris ?
Pourtant, la plupart des gens restaient silencieux.
Ne craignant plus la jeune femme loup, le bijoutier fut ravi qu’elle ait pris la décision de partir.
Au-delà de la princesse, il se revoyait lui-même, quittant sa ville natale.
Nul doute que cette musique, qui ne l’emportait pas sur les images mais était en parfaite harmonie avec le film, était une idée de génie.
À entendre les applaudissements du public, il comprit que celle-ci avait ému tout le monde. La foule, en effet, était en liesse.
En une fraction de seconde, Victor s’était déjà fait une opinion du film.
Sa Majesté n’exagérait pas : c’était vraiment un chef-d’œuvre en avance sur son temps!
Au moment même où la chanson retentissait, Carmine comprit que May l’emportait. Certes, ce n’était pas un échec personnel mais La Princesse Louve l’emportait sur sa nouvelle pièce, et ce sous tous les aspects.
Les pièces de théâtre étaient essentiellement une forme de divertissement.
Au début, Carmine, sidéré par le film, se demandait comment Roland avait pu accomplir une telle prouesse mais très vite, engourdi par les surprises répétées, il fut époustouflé par le spectacle et toutes ses connaissances accumulées durant des décennies en matière de jeu d’acteur lui parurent soudain désuètes.
Concernant le théâtre, le public attendait beaucoup des nouvelles pièces. Même s’ils n’étaient pas aussi difficiles que les nobles, ces gens savaient faire la différence entre un bon spectacle et un mauvais. Autrement dit, il n’était pas facile de les duper. Pourtant, devant ce film, tous étaient aussi ahuris que des paysans qui n’auraient jamais rien vu du monde.
Carmine ne pouvait les en blâmer, d’autant qu’il lui avait fallu beaucoup de maîtrise pour conserver son calme. Il savait pertinemment que jamais sa nouvelle pièce ne pourrait stimuler le public comme le faisait ce spectacle et les gens la trouveraient certainement moins bonne que La Princesse Louve.
Certes, ils avaient sans doute remarqué de petites erreurs de jeu dans le film, mais celui-ci était si bon qu’ils ne s’y attardaient pas. La quantité d’informations perçues par l’homme dans un délai donné étant limitée, c’est à peine si le public, submergé par l’histoire autant que par les images, avait le temps de remarquer ces petits défauts.
Était-ce à dire qu’il s’agissait d’une concurrence déloyale ?
Carmine, qui connaissait mieux que quiconque l’évolution des pièces de théâtre, n’était pas de cet avis.
Si les acteurs et les actrices célèbres préféraient les grands théâtres, c’est parce que ceux-ci disposaient de moyens financiers suffisants pour proposer de plus beaux costumes, accessoires et décors, éléments indispensables au succès d’une pièce.
Le professeur de Carmine, lui-même réputé pour ses immenses décors, avait atteint le sommet de sa carrière le jour à il avait inventé une maison de bois amovible. Depuis lors, toutes les autres troupes suivaient son exemple et ces maisons de bois étaient devenues un élément incontournable dans toutes les pièces de théâtre. Jamais un acteur, privé d’équipement adéquat, ne pourrait donner le meilleur de lui-même.
Plus le cadre était réaliste et détaillé, meilleur était l’effet théâtral et c’est exactement ce qu’avait perfectionné la troupe Star Flower.
Arrivé à cette conclusion, Carmine se sentit soulagé.
Il s’appuya sur le fauteuil inclinable et poussa un profond soupir : il allait enfin pouvoir se concentrer sur ce film magnifique.
L’histoire s’acheva sans que personne n’ait vu le temps passer.
On ralluma les bougies et les gens purent à nouveau distinguer les sièges et les piliers de pierre.
Cependant, tout le monde restait là, encore plongé dans l’histoire, se remémorant la bataille acharnée entre la Princesse louve et le Seigneur des démons.
Carmine Fels fut le premier à applaudir et très vite, les gens reprirent leurs esprits et se joignirent à lui. Des salves d’applaudissements retentirent dans tout le théâtre.
Voyant leur maître applaudir, Réjane et Amelio faillirent fondre en larmes tandis que les yeux de Bernis brillaient.
– « Ne pleurez pas », dit le vieil acteur qui, lui aussi et sans pouvoir s’expliquer pourquoi, avait les yeux rouges. Il comprenait le ressenti de ces acteurs qui voyaient leurs efforts de tant d’années soudain réduit à néant. En effet, après avoir vu ce film, plus personne ne voudrait voir de pièces de théâtre traditionnelles. Cette défaite était dévastatrice, mais Carmine refusait d’abandonner : « votre travail n’est pas perdu! » Dit-il fermement.
– « Que voulez-vous dire, Maître ? »
– « Quel est le plus gros inconvénient d’une pièce ? La distance, bien sûr, qui ne permet pas au public de capter la subtilité des expressions. Le film magique ayant résolu ce problème, je suis certain qu’à l’avenir, la compétence des acteurs prendra davantage d’importance au point qu’un jour, il se peut qu’un simple sourire retienne toute l’attention de l’auditoire. Notre échec n’est donc que temporaire et cela ne signifie pas que vous ayez travaillé pour rien! »
Carmine marqua une courte pause avant de poursuivre : « Ne vous inquiétez pas, je vous promets qu’une fois que nous aurons découvert le principe du film magique, nous reviendrons concurrencer la troupe à Star Flower. Les gens pourront alors se rendre compte par eux même. À présent, séchez vos larmes et bombez le torse : ce film mérite nos applaudissements. »
Sous les acclamations tumultueuses, La Princesse Louve devint très vite le spectacle le plus renommé de la Cité Sans Hiver.