Il avait raison.
Aux yeux de May, Carmine Fels n’a pas changé. Au moins avait-il gardé sa foi dans le théâtre, même s’il lui demandait son aide, il le faisait avec franchise, sans déroger à ses idées. Selon lui, en effet, il était tout à fait normal qu’un passionné cherche à obtenir la place pour une représentation parfaite.
Cependant, force lui fut de constater qu’il n’était pas si facile de dire oui. On aurait dit que quelque chose l’en empêchait.
May ferma les yeux, et la voix d’une jeune fille lui revint :
« Mme Lannis, attendez-moi, s’il vous plaît… »
« Je vous en prie, acceptez ceci en témoignage de ma gratitude… » avait-elle dit en lui remettant un poisson séché.
Soudain, la comédienne comprit ce qui la retenait.
Elle ouvrit les yeux et soutint le regard du Maître Dramaturge.
Cette fois, elle n’éluderait plus le problème.
May souhaitait tourner sa réponse de manière à ce que son discours soit à la fois poli et plaisant. Elle pourrait commencer par le complimenter et ensuite utiliser le mot “mais” avant de lui expliquer que le film magique n’avait rien à voir avec le théâtre et que, par ailleurs, il avait été réalisé sur ordre du Roi.
Carmine Fels, qui ne savait presque rien de la Cité Sans Hiver et n’avait aucune idée de la particularité de la troupe Star Flower ni de la valeur que Sa Majesté attachait aux pièces dans lesquelles elle jouait, avait commis une erreur dès le départ. Si elle parvenait à lui faire comprendre à quel point il se trompait, ce serait peut-être l’occasion pour elle de dissiper tout malentendu, voire de changer la mauvaise impression que le dramaturge avait d’elle.
Mais au fond d’elle, May savait pertinemment que c’était encore un moyen de fuir.
– « M. Carmine, avez-vous préparé ce spectacle uniquement pour Sa Majesté ? » Demanda-t-elle.
– « Oui, et à l’attention des nobles, ministres et Seigneurs présents à la cérémonie », acquiesça Carmine. « Aussi merveilleux soit-il, un spectacle n’a plus de sens sans le public adéquat. »
Tout comme l’or se marie aux joyaux et le bon vin aux belles coupes, seul un public attentif et averti était en mesure de comprendre le sens même du jeu d’acteurs, de leurs expressions et réellement apprécier l’excellence de la pièce.
– « Dans ce cas, je suis désolée, mais je ne peux rien vous promettre », dit May d’un ton grave. « En aucun cas votre pièce ne saurait atteindre la perfection. »
– « Comment ?! » S’exclama le vieil homme en fronçant les sourcils. « Comment pouvez-vous dire cela alors que vous ne l’avez pas vue ? »
– « Parce qu’aussi extraordinaire puisse être votre pièce, le public appréciera surtout le côté spectacle », répondit la comédienne qui sentait sa force monter du plus profond de son cœur. « Ils applaudiront, vous féliciteront et en parleront peut-être au moment du thé de l’après-midi, mais c’est tout. Une pièce n’est qu’un spectacle parmi tant d’autres et qu’ils y assistent ou non ne changera pas leur vie. Comment pouvez-vous qualifier quelque chose de parfait si cela n’apporte rien aux gens ? »
À ces mots, Carmine Fels se renfrogna. Il n’était pas facile à un créateur d’accepter une telle remarque, dans la mesure où sa pièce était pour lui comme son enfant.
– « Je pensais bien que vous étiez aveuglée par votre quête de gloire, mais jamais je ne me serais attendu à tant d’arrogance de votre part », dit-il. « Êtes-vous en train de me dire que vous avez déjà vu une pièce parfaite ? »
– « Non », répondit franchement May. « Mais je sais à quoi cela doit ressembler. »
Carmine la fixa de son regard perçant. Des années d’expérience lui avaient conféré un air imposant, autoritaire, capable d’intimider tous les jeunes arrivant du monde du théâtre.
De toute évidence, il attendait une explication mais May savait pertinemment qu’aucune réponse ne lui plairait.
Cependant, elle n’avait pas l’intention de reculer.
Nul doute que ce qu’elle s’apprêtait à dire se traduirait par une séparation d’avec la plupart de ses compagnons du monde dramatique. Le fait qu’elle prenne un chemin qu’aucun d’entre eux ne connaissait ni ne pouvait comprendre aurait certainement pour effet de renforcer les critiques à son égard et de briser toute relation entre eux.
Alors que la comédienne se demandait si le prix à payer n’était pas un peu cher, une voix au fond d’elle lui répondit que le jeu en valait la chandelle.
– « Le grand théâtre ne devrait pas être un simple divertissement aux yeux des gens et de l’aristocratie lorsqu’elle n’a rien d’autre à faire. Il mérite plus que cela car parfois, il peut même changer le destin.
« Journal d’une Sorcière, par exemple, a permis aux gens de mieux connaître les sorcières et de cesser de leur affliger une stigmatisation qu’elles ne méritaient pas. L’Aube encourage les gens à travailler pour pouvoir mener une vie meilleure et oublier la pauvreté et la faim. Une Nouvelle Cité montrait de façon intuitive aux nouveaux migrants comment se conformer aux règles de la Cité Sans Hiver et a permis d’en extirper les Rats cachés parmi eux. La Vie d’un Héros… » Elle marqua une courte pause avant de poursuivre d’une voix douce : « …a aidé une jeune fille triste à se relever pour commencer une nouvelle vie. Beaucoup ont perdu des proches durant la guerre, aussi je suis ravie que mes pièces soient utiles à quelques-uns. »
– « Qu’essayez-vous de me dire exactement ? » Demanda Carmine d’un air sinistre.
– « Vous m’avez dit un jour que la meilleure pièce était celle qui permettait aux spectateurs de s’identifier au vécu du personnage, mais moi, je veux plus encore : je voudrais que mes pièces permettent au public de visualiser son avenir », répondit honnêtement May. « Les nobles pourraient toujours trouver des alternatives aux bijoux et aux jolies coupes s’ils venaient à en manquer tandis que mon théâtre est une nourriture pour beaucoup. »
Pour la première fois depuis le début de leur entretien, Carmine ne sut que répondre.
« Je ne doute pas que la pièce que vous avez mis deux ans à préparer soit particulièrement excitante, mais ceci dit, je suis certaine que La Princesse Louve sera tout aussi époustouflante. Même si nous n’avons guère passé plus d’un mois à répéter et si certains d’entre nous n’avaient jamais joué auparavant, ce sera certainement la meilleure pièce que j’aie vue de ma vie. » May fit une révérence et poursuivit : « Si, après l’avoir vue, vous ne changez pas d’avis à notre sujet, je m’engage à recommander votre nouvelle pièce à Sa Majesté. »
La comédienne se sentait tellement mieux après avoir quitté le “Sifflet” qu’elle marchait d’un pas alerte.
Alors qu’elle quittait l’allée, elle aperçut Carter qui l’attendait dans la rue.
– « Que faites-vous ici ? » Demanda-t-elle, surprise.
– « Irène m’a dit que vous étiez partie avec le directeur de troupe de M. Carmine, aussi j’étais un peu inquiet », répondit son époux. « De toute façon, il fallait que je passe au marché de proximité pour acheter de quoi dîner. »
– « Vraiment ? Saviez-vous ce qui s’était passé à l’hôtel ce fameux jour ? »
– « Pour moi, c’était évident, vous n’avez presque rien mangé ce soir-là », répondit fièrement le Chevalier en Chef.
– « Une minute! N’auriez-vous pas, par hasard, demandé à l’Hôtel de Ville de rejeter la demande de prestation de la Troupe Carmine ? »
– « De quoi parlez-vous ? » S’enquit Carter en haussant le sourcil. « De quelle demande s’agit-il ? »
May le fixa un moment et poussa un soupir de soulagement :
– « Laissez tomber. »
– « Me cacheriez-vous encore quelque chose ? »
– « Rien d’important », répondit-elle en riant. « Vous n’avez encore rien acheté pour le dîner, n’est-ce pas ? »
– « Non. Qu’aimeriez-vous manger ? »
– « Que diriez-vous de poisson salé ? »
– « Du poisson salé ? Je crois me souvenir que vous n’aimez guère ce type de nourriture. La dernière fois, vous avez mis plusieurs jours à finir le poisson que cette jeune fille vous avait donné… »
– « Eh bien maintenant, je l’aime. Quoi ? Avez-vous quelque chose à redire ? » Coupa May. Puis, lui tendant la main, elle demanda : « Voulez-vous m’accompagner ou pas ? »
– « Bien sûr », répondit sans hésiter le Chevalier. « Tout ce qu’il vous plaira! »