Durant un moment, le silence tomba sur la taverne. Les clients assis au comptoir cessèrent de boire et se tournèrent pour les regarder.
May était un assez surprise.
– « Lorsque je me trouvais dans l’ancienne capitale, un jour, j’ai demandé conseil… »
– « À Monsieur Carmine, n’est-ce pas ? C’est justement pour cela qu’il ne veut pas vous voir », dit-il en baissant la voix. « Vous l’avez beaucoup déçu, Mlle May. »
Les jeunes femmes qui l’accompagnaient ayant tout entendu, May sentit soudain Irène lui presser la main.
Venant d’un dramaturge distingué, ces mots cinglaient, pires qu’une accusation. Si c’était une chose que de critiquer ou encourager la jeune génération pour son bien, c’en était une autre de s’entendre dire qu’on était décevant. S’il lui avait parlé ainsi trois ans auparavant, elle aurait été complètement déconcertée. Peut-être même en aurait-elle pleuré.
Mais à présent, elle pensait aux autres avant elle.
Ayant été de nombreuses années l’Étoile de la Région de l’Ouest avant de devenir le pilier de la troupe Star Flower, May avait confiance en son talent d’actrice. Si cette critique l’avait blessée à ce point, que dire d’Irène, de Tina ou encore d’Hirondelle, une jeune fille très talentueuse mais qui manquait cruellement de confiance en elle.
Contre toute attente, May conserva son calme.
Elle laissa échapper un léger soupir, se ressaisit et répondit :
– « Vraiment ? C’est certainement un malentendu. Je préfèrerais m’en expliquer directement avec lui, mais si ce n’est pas possible, vous lui transmettrez simplement mes excuses. »
Le directeur fronça les sourcils, surpris. Jamais il n’aurait pensé qu’elle le prendrait avec tant de douceur.
– « Vous… »
– « Quoi qu’il en soit, je souhaite à Monsieur Carmine de faire encore plus de progrès dans le théâtre et de se faire remarquer au cours de la cérémonie. Je ne vous dérangerai pas plus longtemps. » Elle se retourna et se dirigea vers la sortie en lançant par-dessus son épaule. « À propos, cessez, je vous prie, de m’appeler Mlle May. Désormais, je suis Mme Lannis. »
Sur le chemin du retour, même si le temps n’avait pas changé, May eut l’impression que le ciel s’était assombri. La joie et l’enthousiasme qui les habitait en quittant la maison ayant disparu, personne ne disait mot.
Lorsqu’ils furent sur le point de se séparer pour rejoindre leur domicile respectif, Gait demanda :
– « Êtes-vous vraiment brouillée avec Maître Carmine, Dame May ? »
– « Quelle absurdité! » S’exclama Rosa en lui lançant un regard sévère. « Si tel était le cas, pourquoi se serait-elle donné la peine de lui rendre visite ? Autant aller au-devant de l’humiliation! Il ne saurait être déçu, à mon avis, il est jaloux. »
Tous la regardèrent, le souffle coupé.
– « Hé… Mais vous parlez du plus grand dramaturge de Graycastle! »
– « Ce que je veux dire, c’est que comme la Cité Sans Hiver est désormais la nouvelle capitale du royaume et que Star Flower est à présent la plus populaire des troupes de la Région de l’Ouest, les autres n’étant plus aussi appréciées qu’avant, il est naturel qu’elles ne soient guère amicales vis-à-vis de nous. Pour avoir accompagné May depuis son départ de la Forteresse de Longsong, je puis vous dire que depuis qu’elle est rentrée de la Cité du Roi, elle n’a plus eu de contact avec le Théâtre Carmine. Cette affirmation comme quoi elle aurait déçu le maître ne tient donc pas. Visiblement, s’ils nous méprisent, c’est simplement dû à la brièveté de notre histoire et parce que nous ne sommes que peu connus au sein de l’aristocratie. »
– « Est-ce vrai ? » Demanda Irène.
Peut-être était-ce dû aux arguments audacieux et confiants de Rosa, mais toutes retrouvèrent un peu le moral.
– « Je me demandais pourquoi le directeur craignait de regarder Dame May en face. De toute évidence, il se sentait coupable. »
– « C’est donc pour cela qu’il a refusé de voir Sœur May ? »
– « Bien sûr que non! » Répondit cette dernière en levant les yeux au ciel. « Comment ce maître si célèbre pourrait-il être jaloux de moi qui ne suis connue que dans la Région de l’Ouest alors que sa renommée s’étend dans tout Graycastle, voire même jusqu’au Royaume de l’Aube. Vous vous trompez totalement. »
Cette remarque suscita des grincements de dents.
– « Quoi qu’il en soit, le sujet est clos, c’est compris ? » Dit May en frappant dans ses mains. « À présent, rentrez-chez-vous. Notre plan de tournage pour demain sera serré. »
Ce soir-là, au dîner, alors que Carter l’interrogeait au sujet de sa visite, elle parcourut rapidement le sujet, ne voulant pas impliquer son mari de quelque façon que ce soit dans un différend qui, finalement, ne concernait que le monde du théâtre.
Les jours qui suivirent, les prises se déroulèrent au mieux. Si May craignait que tous ne soient frustrés par leur rencontre manquée avec la Troupe Carmine, les acteurs semblaient, au contraire, avoir fait appel à leur force pour donner le meilleur d’eux-mêmes pour cette scène finale tournée au palais. Tous se montrèrent incroyablement brillants, y compris Gait, meilleur que d’habitude et qui insistait pour ne se reposer qu’une fois la prise terminée. Non seulement la passion motivait l’ensemble de la troupe Star Flower, mais elle s’était également révélée chez les nouveaux membres.
Ceux-ci, qui n’étaient pas là lors de leur visite, s’imaginèrent que si leurs aînés travaillaient si dur, c’était grâce aux conseils de Maître Carmine.
May se sentit soulagée de constater que l’incident, apparemment, n’avait guère eu d’impact sur la troupe. Mais alors qu’elle pensait que le calme était revenu, quelque chose d’inattendu se reproduisit.
La journée de tournage s’achevait lorsque le directeur de la Troupe Carmine lui rendit visite.
– « Mon Seigneur demande à vous voir, Mlle May… pardon : Mme Lannis », dit-il en parlant de Carmine Fels, fondateur de la troupe.
À voir son chapeau couvert de neige, il devait y avoir un bon moment qu’il attendait devant la grille du château.
Confuse, May s’apprêtait à répondre qu’elle refusait de l’accompagner dans la mesure ou Carmine Fels l’avait beaucoup déçue, lorsque soudain, elle se dit qu’il fallait qu’elle le voie pour avoir une explication au sujet des propos qu’il avait tenus.
– « Mes compagnons peuvent-ils m’accompagner ? » Demanda-t-elle.
– « Non, le Seigneur Carmine souhaite vous voir seule », répondit l’homme en secouant la tête.
– « May… » Commença Irène, visiblement inquiète.
L’actrice la rassura du regard, prit une profonde inspiration et répondit :
– « Très bien, je vous suis. »
De retour au “Sifflet”, May suivit le directeur jusqu’à l’étage et pénétra dans un vaste bureau où elle reconnut des visages familiers près de la bibliothèque. Il y avait là Réjane, dite “la Princesse”, Amelio, alias “le Ménestrel” et Bernis, surnommé “Nuage Volant” …tous des artistes de haut niveau en provenance de tout le pays. Sa collaboration avec eux lors de la pièce “Mémoire d’un Prince à la Recherche de l’Amour” ayant été plutôt agréable, elle pensait qu’ils seraient heureux de la revoir après tant d’années. Mais à sa grande surprise, leurs visages froids n’exprimaient que l’hostilité.
Certes, elle n’espérait pas un accueil chaleureux de leur part, mais jamais elle n’aurait pensé qu’ils affichent ouvertement un tel mépris à son égard. À sa connaissance, en effet, jamais les acteurs ne montraient ce qu’ils ressentaient aux gens avec qui ils ne s’entendaient pas. Cacher ce qu’ils pensaient étant un jeu d’enfant pour les acteurs célèbres, aucun d’entre eux ne montrerait son hostilité envers d’autres, même envers des débutants. Contrairement aux fauteurs de troubles du Théâtre de Longsong, plus leur réputation s’élevait, plus les acteurs se montraient prudents. Et voilà que ceux-là ne faisaient même pas l’effort de lui cacher leurs véritables sentiments.
May regarda vers le vieil homme aux cheveux gris assis derrière le bureau. Visiblement, Carmine avait beaucoup vieilli ces dernières années, mais toutes les personnes présentes restaient silencieuses, attendant qu’il prenne la parole.
Comme s’il avait senti son regard, le maître ferma le script qu’il était en train de parcourir et se leva.
– « Mme Lannis, pourriez-vous je vous prie annuler votre prochain spectacle ? » Demanda-t-il, à la grande stupéfaction de May.