– « Qu’est-ce que c’est ? » Demanda Victor en pointant l’image du doigt. « Une nouvelle pièce ? »
Lila se pencha pour regarder :
– « Non, Monsieur… c’est certainement une image tirée du film magique. »
Un film magique ? Encore une chose dont il n’avait jamais entendu parler. Décidément, c’était merveilleux de vivre l’avenir!
– « Pourriez-vous m’en dire davantage ? » S’empressa de demander le bijoutier ?
– « À vrai dire… je ne sais pas grand-chose à ce sujet. La même photo, mais en couleurs cette fois, a été affichée il y a quelques jours sur la place centrale. J’ai entendu dire que le film magique était un tout nouveau type de spectacle qui nécessitait une scène spéciale. »
« Un art… hors du temps ? Pour le qualifier ainsi, le Roi de Graycastle doit être extrêmement confiant », pensa Victor en frottant le papier légèrement rugueux : « J’ai hâte de voir ça! »
Sous les titres, quelques lignes indiquaient l’heure et le lieu de la représentation ainsi que les moyens d’acheter les billets.
Le cœur de Victor fit un bond : « Une minute! Quarante Royals d’or le billet ? mais c’est impossible! C’est plus cher encore qu’une représentation de la meilleure troupe de la Ville de Lumière! »
Si lui pouvait se le permettre, y avait-il une seule personne dans cette ville ou nul ne se souciait des bijoux pour pouvoir payer un tel prix simplement pour un film magique ?
Mais… Il y avait autre chose. Victor fronça les sourcils et poursuivit sa lecture à mi-voix :
« Les résidents titulaires d’une carte d’identité délivrée par la Cité Sans Hiver bénéficieront d’un tarif spécial de 25 Royals d’argent le billet. Remarque : les billets plein tarif vous offrent une meilleure expérience de visionnement et des places réservées. Commandez-les dès à présent. Par contre, il est à noter que les billets à prix réduit ne comprennent ni nourriture, ni boissons et vous n’êtes pas autorisés à en emporter de l’extérieur. Veuillez donc prendre vos dispositions en conséquence. »
Certes, il avait déjà vu des produits proposés à deux prix différents, mais jamais avec une pareille marge. En outre, la plupart de ces transactions étaient conclues en privé, jamais en public sans quoi les gens qui payaient plus cher se seraient plaints et ç’aurait sans doute été leur dernier achat. Victor en était stupéfait.
Non seulement tout ceci était écrit noir sur blanc dans le journal, mais il y avait également des restrictions. De toute évidence, les gens allaient devoir se dépêcher d’acheter leur billet, y compris ceux, dont il faisait partie, qui étaient disposés à payer le prix fort.
Force lui fut d’admettre que cette tactique de vente était étrangement attractive. En effet, pour pouvoir se permettre un billet à quarante Royals d’or, il fallait être un riche marchand ou un aristocrate. Non seulement son entrée serait remarquée, mais il était très curieux de voir ce qu’était un film magique.
Victor se leva d’un bond et enfila son manteau en peau de loup.
– « Monsieur ? » Murmura Lila.
Elle était d’autant plus surprise qu’allongée sur le lit, uniquement couverte de voile, elle attendait que Victor la rejoigne.
– « Où puis-je acheter des billets pour le film magique ? Conduisez-moi immédiatement! » Dit-il en lui lançant ses vêtements.
Le tournage de “La Princesse Louve” tirait à sa fin.
Roland avait fait vider le rez-de-chaussée du château pour pouvoir tourner la scène de la bataille finale entre la Princesse et le Diable, supposée se passer au Palais.
May, l’Étoile de la Région de l’Ouest, chargée de la réalisation, avait même cessé de jouer pour s’y consacrer entièrement afin de s’assurer que le film soit parfait.
– « Coupez! » Cria-t-elle alors que Loélia ouvrait à coup de pied la porte du château et se précipitait dans le hall. « Très bien! Ce sera tout pour aujourd’hui! Merci à tous, vous avez bien travaillé. »
– « Merci à vous, maître! » Répondirent en cœur les membres de l’équipe.
Elle qui, autrefois, aurait levé les yeux au ciel, hocha la tête avec un sourire.
« Il faut croire que l’on change avec le temps », se dit May, qui, en effet, avait énormément changé depuis son arrivée à la Cité Sans Hiver.
– « Attention aux résidus de bois », intervint aussitôt Carter Lannis. « Puis-je vous aider ? »
– « Tout le monde nous regarde », répondit son épouse, légèrement embarrassée. « J’y arriverai seule. »
Si son mari était attentionné, en revanche, pour un chevalier, il manquait de stoïcisme. Elle se demandait bien pourquoi le Roi l’avait choisi comme Chevalier en Chef.
– « Laissez-moi au moins vous précéder », dit-il en dégageant la voie à l’aide de ses pieds.
En voyant sa haute silhouette dissimuler le soleil qui provenait de la cour, May ne put s’empêcher de sourire.
Cependant, elle ne devait pas le lui laisser voir, sous peine d’attiser sa fierté et son désir.
– « Êtes-vous prêt pour demain ? N’oubliez pas vos répliques lorsque Mlle Loélia vous frappera. »
– « Pourriez-vous, s’il vous plaît, lui demander d’être un peu plus douce ? Une fois transformée en loup elle a une force telle que la dernière fois, lors de la scène dans le champ enneigé, j’ai bien failli vomir. Elle est presque aussi forte que Cendres. »
– « Ignorez-vous que ce sont les acteurs qui doivent s’adapter au scénario et non le contraire ? C’est d’autant plus vrai que ce film magique est bien plus réaliste qu’une pièce de théâtre », répondit May en souriant. « C’est très simple : il vous suffira de moins manger avant le tournage. »
Partagé entre le rire et les larmes, le Chevalier en Chef secoua la tête et changea de sujet :
– « Au fait, devinez qui j’ai rencontré sur le quai aujourd’hui ? »
– « Voyons… votre ancienne amoureuse ? » Fit May en haussant les épaules.
Carter se retourna précipitamment :
– « Vous plaisantez! C’était Carmine Fels. »
– « Vraiment ? »
– « Si je vous le dis! Je suis certain que c’était lui, cet homme est une célébrité à la Cité du Roi. » Remarquant le changement dans le regard de son épouse, il sourit : « Bon nombre de gens sont descendus du navire avec lui, aussi, je suppose qu’il s’agit de sa troupe. Par ailleurs, plusieurs personnes l’ayant reconnu, cela a bien failli causer un embouteillage dans le secteur des quais. Cette information mérite-t-elle un baiser ? »
– « Oh oui! » Répondit sans hésiter May. « Il faut que je lui rende visite! »
Carmine Fels représentait presque à lui seul le théâtre. Depuis la première fois qu’il était monté sur scène, trente ans auparavant, il éblouissait le public au point que du Territoire du Sud à la Région du Nord, tout acteur qui souhaitait atteindre le sommet ne pouvait éviter la comparaison avec lui. À cinquante ans passés, Carmine ne jouait plus mais continuait à travailler en coulisses. Il était devenu un auteur et scénariste magistral et avait toujours une grande influence dans le monde du théâtre.
La première fois que May était montée sur scène à la Cité du Roi, elle jouait dans une pièce qu’il avait lui-même écrite : « Souvenirs d’un Prince à la Recherche de l’Amour. » Sans les conseils et les éloges de Fels, elle ne serait jamais devenue si rapidement célèbre en tant qu’Étoile de la Région de l’Ouest.
– « J’en étais sûr », dit Carter en lui tendant un morceau de papier. « Je me suis renseigné et je sais dans quelle auberge il est descendu. Je ne puis vous y accompagner car je dois surveiller les artisans qui remplacent la porte. »
– « Oh merci! » S’écria May toute joyeuse en s’emparant du billet. « Ce n’est pas grave, j’irai avec quelques membres de la troupe. » Elle regarda ses coéquipiers qui étaient occupés à arranger décors et accessoires et appela : « Irène, Tina, Rosa, Gait, Hirondelle! Venez ici je vous prie. »
Maître Carmine était certainement venu pour le couronnement de Roland. Lors de l’intronisation de Wimbledon III, la cérémonie avait connu son apogée grâce à ses performances. Même s’il ne se produisait plus sur scène, sa troupe restait la plus remarquable de tout Graycastle. Pour exemple Réjane et Amelio, interprètes de génie de styles différents. Si Irène et d’autres pouvaient bénéficier de leçons ou conseils de leur part, cela leur serait certainement d’une grande aide pour leur carrière!
Comme elle s’y attendait, en apprenant qu’ils allaient rendre visite à Carmine Fels, les acteurs ne purent s’empêcher de s’exclamer :
– « Est-il vraiment possible de le rencontrer ? »
– « Cela ne devrait pas poser problème », répondit May en haussant les épaules. « Mais vous devez travailler encore plus à l’avenir si vous ne voulez pas gâcher cette opportunité. »
– « Vous pouvez compter sur moi! » S’écria Tina, les yeux pleins de lumière.
– « Alors allons-y. »
La troupe se rendit d’abord au marché de proximité pour acheter des cadeaux, après quoi elle se dirigea vers Le Sifflet, où logeait Maître Carmine.
Une foule de gens qui avaient appris la nouvelle étaient rassemblés devant l’auberge mais en voyant arriver May, ils s’écartèrent. De toute évidence, tous étaient des admirateurs de la troupe Star Flower.
Certains, sans doute des journalistes du Ministère des Relations Publiques et de la Communication, prirent même du papier et un crayon, prêts à consigner la première entrevue entre les deux troupes.
Mais à la grande surprise de May, le réceptionniste redescendit et se dirigea vers elle, le regard froid.
– « Veuillez m’excusez mais Monsieur Carmine n’a jamais entendu parler de la troupe Star Flower. Il ne souhaite pas vous rencontrer, aussi je vous prierai de partir. »