L’explorateur portant toujours sa tenue de vagabond, avec ses plumes et son bandeau brodé de pétales de rose, il était impossible de le reconnaitre. Ceci dit, quoique Roland ne puisse comprendre pourquoi, il était très différent de l’homme qui avait assisté au banquet.
– « Lorsqu’on se déguise, il faut se consacrer cœur et votre âme à devenir le personnage que l’on incarne, de sorte que l’on finisse par croire qu’on l’est vraiment. Alors seulement on pourra tromper les autres. C’est la première chose que j’ai apprise lorsque je débutais dans le déguisement », expliqua Tonnerre en tirant sur sa pipe dont la faible lumière rouge, dans ce couloir sombre, évoquait une luciole. « J’ai bien peur, pour le moment, d’être incapable de me concentrer sur Sander Flyingbird, Votre Majesté. Elle risque fort de me reconnaître. »
Voilà donc ce qui expliquait l’étrange sentiment de Roland. Ce dernier réalisa qu’en raison des dangers liés à l’entrée dans l’âge adulte, Tonnerre ne pouvait plus feindre d’être un étranger ni rester indifférent à sa fille.
Et s’il se montrait trop inquiet, il deviendrait alors évident qu’il n’était pas vraiment Sander Flyingbird.
– « Avez-vous vraiment l’intention de continuer à vous cacher ? » Demanda le Roi en levant un sourcil. « Vous auriez dû entendre ce que Foudre a dit tout à l’heure. Elle est vraiment destinée à devenir exploratrice. »
Tonnerre demeura un long moment silencieux.
Mais alors que Roland pensait qu’il ne répondrait pas, l’explorateur demanda brusquement : – « Votre Majesté, croyez-vous au destin ? »
Durant un instant, Roland eut des doutes sur l’identité de Tonnerre, l’Explorateur.
N’est-ce pas là l’entrée en matière d’un prêcheur, même si, bien sûr, des propos similaires se retrouvaient fréquemment dans les lettre d’amour des lycéens ?
Mais de toute évidence, ce n’était pas une réponse que cherchait Tonnerre.
– « Quelqu’un m’a dit un jour que les génies avaient tendance à mourir dans l’exercice de leur spécialité et que c’était pour compenser cela que Dieu leur faisait don d’un talent incomparable. C’est le destin, un chemin bénéfique au départ mais sur lequel celui qui marche succombe à la tentation en raison de son talent extraordinaire et parfois même déchoit. Les gens ordinaires et sans grand talent, pour leur part, auront tendance à vivre plus longtemps. »
– « Qui a dit cela ? » Ne put s’empêcher de demander Roland.
– « Sander, celui qui m’a montré la voie de l’exploration », répondit Tonnerre en tirant une bouffée de fumée.
– « Une minute! Vous dites que cet explorateur existe vraiment ? Ne craignez-vous pas que Foudre ait entendu parler de lui ? »
– « Il est mort depuis longtemps et n’a jamais été connu, ni de son vivant, ni après. Selon les normes des Fjords, il ne pouvait même pas être considéré comme un véritable explorateur. » Dans la fumée tourbillonnante, Tonnerre se confondait presque avec les ombres sur les murs. « Il est mort sans avoir trouvé de nouvelle île ou d’itinéraires non balisés. Sander se moquait bien de sa réputation. Il disait que l’aventure en elle-même était amusante, avec ou sans talent. Au moins n’avait-il pas à s’inquiéter d’avoir une vie courte. »
Une pensée traversa soudain l’esprit de Roland.
– « Comment est-il décédé ? »
– « En essayant de me sauver », répondit doucement Tonnerre. « Le navire ayant été attaqué par les Fantôme Marins, Sander s’est fait griffer en me ramenant dans la cabine. Ce n’était pas une grosse blessure mais les herbes n’y ont rien fait. Très vite, sa chair s’est mise à pourrir et trois jours après, il rendait son dernier souffle en me disant qu’il mourait en faisant ce qu’il savait le mieux faire. En effet, il n’avait aucune qualité exceptionnelle sinon la bonté.
Roland s’aperçut soudain qu’il ne savait pas quoi dire.
« Toute jeune, Foudre manifestait des talents exceptionnels en tant qu’exploratrice. Qu’il s’agisse d’identifier des itinéraires ou de dessiner des cartes, elle apprenait beaucoup plus vite que la moyenne des gens », expliqua Tonnerre, en proie à ses émotions complexes. « Quand j’ai appris qu’elle était devenue sorcière, je me suis fait beaucoup de soucis. Vous savez sans doute ce que cette capacité signifie pour un explorateur. »
En effet, si le courage, la curiosité et le savoir étaient intrinsèques à la nature humaine et si tous, avec du temps, pouvaient les acquérir, le fait de posséder un pouvoir magique en revanche, pouvait être considéré comme un cadeau des dieux.
– « C’est pour cette raison que j’ai pris cette décision », dit le marin en levant la tête. La lumière dans ses yeux semblait refléter la lueur rouge de sa pipe. « S’il est difficile d’échapper au destin, je pourrais peut-être le contourner. Si je pouvais lever le voile sur ces lieux mystérieux avant que Foudre ne s’engage officiellement sur le chemin de l’exploration, il y aurait moins de risques qu’elle ne se mette en danger. Abstraction faite des terres occupées par les Diables, personne ne s’est encore aventuré à l’est de la Crête de Mer et de la falaise que l’on aperçoit des ruines de la Cité Marine des Ombres. Une fois que vous aurez triomphé des Diables, je devrais être en mesure de tracer une carte de ces deux endroits mais tant que ce n’est pas fait, je préfèrerais voyager seul. »
S’il n’y avait plus rien à explorer, il n’y aurait plus aucun risque. C’était tellement logique que Roland en resta un moment stupéfait.
Même si le monde était sans doute beaucoup plus vaste que Tonnerre ne l’imaginait, sa manière de penser était tout de même surprenante. Cela demandait plus que du courage.
Si la gravité maintenait tout le monde sur le sol, elle ne pouvait certainement pas empêcher les gens d’avoir des rêves fous. Et de tous les rêveurs, Tonnerre était sans doute le plus compétent.
Voler n’était pas un privilège réservé aux sorcières.
– « Je comprends », dit Roland, un léger sourire aux lèvres. « Ne vous inquiétez pas, lorsque la Bataille de la Divine Volonté sera terminée, vous retrouverez Foudre en pleine santé. »
– « C’est pourquoi je vous la confie, Votre Majesté », dit Tonnerre en croisant les bras sur sa poitrine.
C’est alors qu’on entendit un grand bruit en provenance de la chambre. Roland hocha la tête à l’adresse de Tonnerre et retourna auprès de Foudre.
Un côté du mur était ouvert mais il n’avait pas entendu activer le Sceau de la Divine Volonté.
– « Votre Majesté! » S’écria Wendy avec enthousiasme. « Le pouvoir magique de Foudre s’est condensé! »
Encore une sorcière qui venait d’évoluer le jour de son entrée dans l’âge adulte. L’émotion qui se reflétait dans les yeux d’Ayesha et de Wendy montrait que leurs recherches étaient vraiment réalisables.
– « Vraiment ? » Roland s’approcha du lit et regarda la jeune fille impatiente. « Avec-vous ressenti un quelconque malaise ? »
– « Pas du tout », répondit Foudre en se tapotant la poitrine. « Je me sens pleine d’énergie! Dommage que je n’aie pas réussi à libérer le Sceau. C’est tout juste si j’ai pu allumer la quatrième pierre. »
– « Ravi de l’entendre », laissa échapper Roland. « Pour aujourd’hui, reposez-vous. Dès demain, vous pourrez… »
– « Votre Majesté, je voudrais essayer tout de suite. Puis-je ?! » Demanda Foudre en sautant du lit. « La foudre a sauté du lit. « J’ai l’impression que quelque chose m’appelle! »
« Veut-elle parler de son pouvoir magique ? » Se demanda Roland en riant.
Elle était certainement le membre le plus énergique de l’Association des Sorcières et il ne voyait aucune raison de refuser.
– « Emmenez Maggie avec vous et surtout, n’allez pas trop loin. »
– « Entendu! »
– « Goo! »
Le pan de mur étant encore à moitié ouvert, Maggie se transforma en pigeon et atterrit sur la tête de Foudre qui prit l’oiseau dans ses mains avant de s’envoler vers le ciel froid et venteux.
– « J’ignore à quoi sa capacité consolidée ressemblera… » Murmura Wendy, les yeux rivés sur le ciel nocturne. « Nous allons avoir du travail demain. »
– « S’il vous plaît, permettez-moi d’assister aux test pour l’observer à l’aide de la Pierre à Cinq Couleurs », demanda Phyllis.
– « Quoi qu’il en soit, ce sera tout pour aujourd’hui. Le reste peut attendre demain… »
Roland n’avait pas terminé sa phrase que soudain, une explosion tonitruante retentit dans le ciel, secouant la neige sur le toit qui se transforma en un brouillard blanc.
La glace tombait comme des gouttes de pluie et les vitres du château se fissurèrent, comme brisées par une main géante et invisible.
Tandis que les sorcières se regardaient, abasourdies, les échos causés par le tonnerre se répercutèrent longtemps dans la Chaîne des Montagnes Infranchissables.